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«LES VERBES»

Yann Marguet: «S’en foutre»

Cette semaine, Yann Marguet feint de s'intéresser aux votations fédérales. Mais la vérité c'est qu'il s'en cogne. Et ça, c'est son avis.

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YANN MARGUET ENFANCE

Yann Marguet.

Valentin Flauraud

En me documentant sur les trois objets de la votation fédérale du 7 mars, je me suis surpris à lutter contre une tentation maintes fois connue mais peut-être jamais avec autant de force: celle de m’en foutre. «Oh là là, qu’est-ce que je m’en fous, c’est impressionnant!» me stupéfiais-je de penser en parcourant le fascicule rouge m’expliquant les tenants et aboutissants de mon devoir citoyen. Entre une énième initiative islamophobe déguisée en lutte pour l’égalité et un accord commercial entre la Suisse et (ni plus ni moins que) l’Indonésie, je me suis dit qu’il ne manquait plus qu’on me demande mon avis sur l’indépendance catalane – dont je me fous plus que toute autre chose – pour que mon «m’en-foutage» soit purement et strictement complet. Un peu comme si une lune d’indifférence recouvrait totalement le soleil de mon intérêt et qu’il me fallût des lunettes spéciales pour contempler cette pénible éclipse sans être aveuglé à jamais par l’ennui.

Je plaçais un peu plus d’espoir dans le thème de l’e-ID. Déjà parce qu’il y a «e» dedans, donc c’est «juste trop cool» et puis parce qu’internet, la sécurité, la protection des données, tout ça, c’est «juste trop passionnant», a priori. Las! En regardant la petite vidéo explicative sur le site internet de la Confédération, à nouveau je laissais mon esprit vagabonder vers des interrogations bien plus fondamentales. «Ok, dans la tête de Tata Yoyo, y’a des tas d’oiseaux… N’empêche qu’elle a jamais vraiment dit ce qu’il y avait sous son grand chapeau… Et maintenant, la voilà morte avec son secret.» Voici en substance le genre de réflexions qui me traversaient en regardant par la fenêtre du bureau après seulement quelques secondes de visionnage civique. Pas de doute, je m’en foutais à nouveau de manière remarquablement intégrale.

>> Lire aussi la chronique de Yann Marguet: «Voter»

Cela m’a fait réfléchir à toutes les autres fois où j’ai donné mon avis. A toutes les fois où tout le monde donne son avis tout le temps partout. La démarche est-elle sincère ou relève-t-elle plutôt de l’injonction sociale? J’imagine que ça varie en fonction des sujets et des personnes. N’empêche que, à chaque fois que quelqu’un dont le lien avec le Proche-Orient ne me paraît pas évident (appelons pour l’exemple ce quelqu’un «Steve Mottet» et plaçons son domicile à Oron-la-Ville) me confie un avis très péremptoire sur le conflit israélo-palestinien, la première question qui me vient en tête est la suivante: «Comment ça se fait qu’il s’en foute pas, à la place?» Ça me fascine.

En parlant un peu de ça avec mon confrère humoriste Frédéric Recrosio il y a peu, ce dernier me confiait avec une fascination toute comparable: «Ce qui est fou, c’est que quand tu poses des questions aux gens… Ils répondent! Systématiquement!» C’est vrai. Venez à ma rencontre dans la rue avec un micro et une question, je répondrai. Le silence n’est pas une option. Glissez dans ma boîte aux lettres une enveloppe de vote et demandez-moi mon avis sur les femmes en burka, dussé-je n’en avoir croisé que trois dans ma vie (à Ouchy), je le donnerai. S’en foutre n’est pas permis. Pourtant, si je suis parfaitement honnête, je m’en frictionne le coquillard comme Ponce Pilate en vacances à Rimini.

Excusez ma transparence. Venant d’un donneur d’avis professionnel et tarifé, j’imagine que ça peut faire bizarre. Moi qui, de surcroît, célébrais dans cette même tribune il y a de ça deux semaines la magnificence du suffrage universel, je ne voudrais pas avoir l’air de retourner ma veste. Voter, c’est important. La tendance à «l’humour engagé» voudrait d’ailleurs que je vous exhorte à accomplir votre devoir, que j’aille flatter en vous les Périclès et autre Robespierre qui roupillent, que je vous rappelle les années de lutte menées pour en arriver à la si poétique question «Acceptez-vous l’arrêté fédéral du 20 décembre 2019 portant sur l’approbation de l’accord de partenariat économique de large portée entre les Etats de l’AELE et l’Indonésie?». Mais tout ça, vous le savez déjà, vous êtes malin·e·s. Ce que vous et moi oublions peut-être, en revanche – et sans tomber dans le nihilisme –, c’est qu’on a aussi le droit de s’en foutre. Des fois. De ne pas savoir et de ne pas se sentir nul·l·es d’oser le dire. Ça fait aussi du bien. Je lancerais bien une initiative pour demander que ces droits-ci soient également reconnus, mais me connaissant, il n’est pas exclu que je me foute de la signer.

>> Lire la précédente chronique de Yann Marguet: «Etudier»

 

Par Yann Marguet publié le 24 février 2021 - 05:34