«Combien de jours de deuil à la mort de Johnny?» chantait Cali. A cette interrogation, son corollaire: y a-t-il une vie après Hallyday pour ses musiciens? Yarol Poupaud, dernier guitariste et directeur musical du Taulier, apporte une réponse magistrale avec un premier album solo qu’il défend sur scène jeudi à Genève en proposant un savant métissage à la croisée entre Prince, Eric Clapton, Talking Heads, Santana époque Jingo ou encore Mink DeVille. Le tout est persillé d’électro. Il écrit le rock du futur, un assemblage capable de réconcilier adeptes du dancefloor et puristes. Poupaud devenu leader chante en français et en anglais. Deux singles sur les 14 titres sont déjà sur orbite: Boogie with You et Girls.
On retrouve le quinqua aux boucles noires à Pigalle. Son quartier est l’épicentre du rock parisien. Ici, tout le monde connaît et salue Yarol. De la terrasse de son bistrot QG à l’atelier du luthier, Guitare Garage, où il fait réviser sa Gibson. Il nous emmène ensuite jusqu’au minuscule studio d’enregistrement tendu de noir au fond de son appartement. Il revisite ses premiers émois musicaux, parle sans nostalgie de l’aventure J. H., du dernier opus, Mon pays, c’est l’amour, dont le secret est gardé comme l’or de Fort Knox, et de sa venue à Vernier sur Rock.
Des jets à la camionnette
«Passer la douane suisse, c’est l’enfer. Comme vous n’êtes pas dans l’Europe, on doit même déclarer le merchandising…» Pour Yarol, fini les tournées en avion de ligne ou jets privés, entre Moscou, Londres, New York et Tel-Aviv, les stades et les méga-shows. «La normalité, c’est le bar en bas de chez toi, le Bus Palladium, une audience de 80 à 200 personnes, pas 80 000.» Il se déplace désormais en camionnette avec instruments et musiciens. De Paris, compter 5 h 12 et 538 km jusqu’à Genève.
Cette vie de rocker, il en a rêvé. La sienne est jalonnée de signes du destin. «Ma mère était attachée de presse dans le milieu du cinéma. Elle nous a élevés, mon frère Melvil (acteur, musicien et réalisateur, ndlr) et moi, en écoutant les Beatles, Dylan ou Neil Young. J’ai connu mon premier grand frisson à 7 ans avec Dr. Feelgood, l’album Down By The Jetty du groupe de pub rock anglais. A chaque fois qu’on passait She Does it Right, je criais et je me roulais par terre.» La seconde révélation tombe le 16 août 1977. «Le jour de la mort d’Elvis. J’étais en vacances chez mes grands-parents. Le film Jailhouse Rock passe à la télé. En six mois, j’ai échangé mon enfance, Playmobil et petites voitures, contre le look banane, perfecto et santiags.» Yarol n’a que 9 ans, mais déjà une dégaine.
«Je me suis fixé sur le King, puis Chuck Berry, Eddie Cochran et Gene Vincent. Etant d’une nature crieuse, j’ai continué avec Carl Perkins, Jerry Lee Lewis et Bo Diddley.» Le cinéma dope sa passion. «Le film American Graffiti et sa B. O. ultime.» Dans la salle obscure, on entend les pionniers du rock’n’roll, de Bill Haley aux Beach Boys. Yarol ne peut pas encore imaginer que ces derniers seront ses voisins de répétition, à Los Angeles, en avril 2012.
«Ensuite, il y a eu The Blues Brothers, un film que j’ai vu quatre fois de suite dans la même salle de 14 h à 22 h.» C’est la découverte de James Brown. «A 12 ans, je savais que je ferais ce métier.»
Eric Lévi, un ami de la famille, guitariste et membre du groupe hard rock français Shakin’ Street – «ils tournaient aux USA en première partie d’AC/DC et Blue Öyster Cult» – lui vend sa première guitare électrique et lui apprend les accords de Carol de Chuck Berry. Yarol ignore alors qu’en 2016 il jouera ce titre avec Johnny. La chanson est gravée sur le live Rester Vivant Tour. L’album devenu disque d’or est désormais encadré chez lui.
Trust en studio, signe du destin
Les portes du paradis s’entrouvrent lorsque Eric Lévi emmène le gamin dans un studio d’enregistrement. Poupaud a 13 ans. Devant ses yeux ébahis, Trust enregistre Marche ou crève. «C’était dingue, le son à fond la caisse!» Un signe encore, car le samedi 9 décembre 2017, sur le parvis de l’église de la Madeleine, Yarol, le visage grave, joue aux côtés de Norbert «Nono» Krief, le guitariste de Trust. Les deux musiciens, six cordes noires en bandoulière, ressemblent à deux frangins en deuil. Devant eux, une foule immense se recueille, orpheline du rocker de 74 ans mort quatre jours plus tôt.
«J’ai compris très jeune que la guitare n’était pas seulement un truc pour emballer les filles, mais un métier. Il fallait travailler dur. J’ai sacrifié toutes mes soirées et mes week-ends. Je me disais: «A 20 ans, j’aurai un bon niveau.»
Il trouve un prof dans une petite annonce de Rock & Folk. «Au bout de quatre mois, il m’invite à rejoindre son groupe. C’étaient des grands de 22 ans. J’en avais 16. Il fallait aller répéter, le soir, à Vitry.»
Lorsqu’il touche son premier cachet, c’est dans une cave des Halles. Yarol hallucine. «On m’a filé 150 balles en liquide pour jouer de la guitare. Le but de ce métier, c’est de ne pas avoir besoin de faire autre chose afin de régler son loyer. Je préfère manger des coquillettes dans 15 m2 et faire de la musique plutôt que de bouffer du caviar dans un 250 m2 en étant financier.»
Rien n’arrête celui qui deviendra le guitariste du groupe funk FFF. «Le soir de notre premier Olympia, en 1994, j’ai 26 ans et je me dis: «Ce dont je rêvais gamin, je l’ai fait. Le reste, ce sera du bonus.» Du super bonus, même.
La chance lui sourit lorsque sort l’album Jamais seul, écrit par Matthieu Chedid pour un Johnny Hallyday sorti du centre médical Cedars-Sinai de Los Angeles. L’album marque un tournant: le rocker a tutoyé la mort. M, trop occupé pour en assurer la promo, refile le bébé à Poupaud. «Je me suis retrouvé dans le minuscule studio de RTL, façon club. On devait jouer un ou deux titres du disque plus Ma jolie Sarah, Toute la musique que j’aime, Gabrielle, dans une optique de combo resserré autour de Johnny.» Rentré chez lui, Yarol se dit: «Putain, j’ai fait un concert avec Hallyday!» Le lendemain, Johnny doit s’envoler pour Los Angeles. «Un autre guitariste était booké et prêt pour la tournée.»
Cette nuit-là, le téléphone sonne. Il est 2 h du matin. Yarol décroche, Johnny, d’une voix fumée, lui demande: «Dis donc, ça te brancherait de venir avec moi en tournée? Parce que c’est vraiment bien, ce qu’on a fait.» Il ajoute: «Tu me rejoins à Los Angeles.» Poupaud écarquille les yeux. «J’ai embarqué ma femme (Caroline de Maigret, mannequin, associée avec lui dans le label Bonus Tracks Records, ndlr), notre fils de 6 ans et nous sommes partis vivre là-bas.»
Dans les immenses locaux de répétition californiens du CenterStaging à Burbank, Johnny et ses musiciens ont pour voisin Paul McCartney. Poupaud est bombardé directeur musical. Il chante en duo avec Johnny Fils de personne. En concert, sur ce titre, il part dérouler un solo de guitare dans la foule. Celle-ci le porte à bout de bras. Lui, à l’aise, continue à jouer à l’horizontale, passant de main en main. «Moi qui ai commencé gamin dans ma chambre, sur une règle en bois, je n’imaginais pas faire ça un jour. J’adore le côté showman. Le premier que j’ai vu grimper sur les enceintes, c’est Angus Young d’AC/DC.»
A la veille de ses 70 ans, avec ce lieutenant énergique à ses côtés, Johnny renaît de ses cendres. Sébastien Farran, rameuté par Poupaud, devient manager. Ils partent en tournée internationale. «Sur scène, au début, il m’est arrivé de me retourner et de me dire: «Merde, mais c’est Johnny!» se souvient Yarol.
Les deux hommes partagent une même passion. D’un côté une encyclopédie vivante, de l’autre un musicien avide de tout. «Johnny avait un sixième sens musical. Il entendait tout, savait exactement ce qu’il voulait. Il connaissait parfaitement le rockabilly et m’a fait connaître le skiffle et Lonnie Donegan, dont se réclamaient les Beatles.»
Hallyday et lui se sont rencontrés la première fois sur le tournage du film Jean-Philippe (sorti en 2006, ndlr). «Johnny me disait: «Toi, tu fais partie d’un groupe, t’as de la chance. Moi, ça me fait chier d’être le chanteur avec les musiciens derrière. Je trouve ça naze. Ce que j’aime, c’est choisir des trucs, discuter, comme le font les Stones.» Six ans plus tard, je l’ai pris au mot.»
De 2012 à 2017, Yarol Poupaud va vivre au rythme dingue de la plus grande figure que le rock hexagonal ait connue. «C’était intense, avec lui. Une remise en question permanente. On a fait deux tournées, des albums, il a fait deux films. C’était une star depuis l’âge de 16 ans. Il a fait partie du club très serré et très sélect des grands. Johnny a joué avec Jimmy Page (guitariste de studio, puis de Led Zeppelin, ndlr), que l’on a recroisé à New York en 2012. Il a fait connaître Hendrix. On avait le sentiment qu’il y avait plusieurs Johnny. Comme une poupée russe. Il a vécu plusieurs vies.»
Noël à Gstaad en famille
Avec lui, Yarol fait partie de la famille. «Il était plus un oncle qu’un ami. C’était compliqué d’être sur le même niveau. Dans le métier, c’est (il pèse ses mots) Johnny Hallyday.» En décembre 2011, «tonton» Johnny l’invite à fêter Noël à Gstaad. «Je lui avais offert une platine Teppaz couleur python et des vinyles.»
Si Yarol a été un moteur pour Johnny de son vivant, le défunt rocker est aujourd’hui un aiguillon. «Le fait qu’il nous ait quittés m’a mis devant un vide terrible, ça m’a donné envie de saisir les choses à bras-le-corps. Lorsque je repense à lui, je vais de l’avant.»
Impossible de ne pas évoquer l’événement à venir. Le vendredi 19 octobre sort l’album Mon pays, c’est l’amour, 51e opus du phénomène Hallyday. Il laisse dix titres, tous enregistrés alors que le cancer le rongeait. «J’ai coécrit quatre chansons avec Maxim
Nucci (Yodelice, ndlr): Pardonne-moi, Back in L.A., Un enfant du siècle et Tomber encore.» Quelle est la tonalité dominante? «C’est un album avec des morceaux très rock, assez surprenant. Il y a des ballades poignantes. Il va résonner différemment du fait qu’il n’est plus là, mais ce n’est ni nostalgique ni posthume. Au contraire. C’est un album joyeux qui fout la pêche, pas du tout larmoyant: ça envoie, quoi!»
Johnny se savait au crépuscule de sa vie. «Il le niait, mais oui… Cela a peut-être amené quelque chose de plus dans l’interprétation. C’était très important pour lui de finir ce disque. Il a chanté en studio en étant très malade, fatigué, amoindri. Mais une fois qu’il était devant le micro, tu te demandais si c’était le même que celui que tu avais vu une demi-heure auparavant.» Stimulé par une envie de vivre hors norme, Johnny a eu, dès ses débuts, la hantise de finir aux oubliettes. «Il était insatisfait. Dans ce métier où tout peut s’arrêter, la satisfaction et la béatitude, c’est une petite mort. Lui a tenu jusqu’au bout. J’ai fait son dernier concert et le dernier de sa vie avec Les Vieilles Canailles.»
Nouvelle histoire à construire
Lorsqu’on lui montre les photos des obsèques, il se marre à l’évocation des trois présidents de la République. Devant le cercueil blanc, les quatre guitaristes – Robin Le Mesurier, M, Yodelice et Yarol – sont soudés. Comment ne pas être submergé par l’émotion? «J’ai foncé tête baissée dès l’évocation d’un hommage. Là, tout en jouant, je me dis: «Qu’est-ce qui va se passer? J’attends le top, la caméra.» C’était le seul moyen que j’avais de ne pas sombrer. J’ai mis en scène la partie musicale. On est arrivés le matin avec mille questions, comme: «Une église, ça résonne. Où est-ce qu’on va s’installer?»
Après Johnny, il y a une renaissance. «Le but du jeu est que le public vienne me voir pour écouter mes morceaux, pas le guitariste de Johnny ou de FFF. J’ai une nouvelle histoire à construire, à raconter.» Poupaud a pris dans ses bagages deux rescapés de l’aventure Hallyday 2015-2016: le guitariste Phil Almosnino, transfuge des Wampas, accompagnateur de Vanessa Paradis, et le clavier Jean-Max Méry, ex-Cassius. Julien Boyer, batteur, et le bassiste Edouard Polycarpe complètent le tableau. «Sortir mon premier album solo, c’est comme si j’avais 18 ans, que je n’avais rien fait encore, conclut Yarol. J’ai un seul regret, celui de ne pas avoir pu le faire écouter à Johnny. J’aurais adoré connaître son point de vue.»