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Zep: «Doit-on vraiment tous aller dans le mur tête baissée?»

Cocréée il y a cinq ans par le sociologue et député vert Jean Rossiaud, la monnaie locale le léman trouve un second souffle grâce à Zep, le papa de Titeuf. Pour le duo, ce système a le pouvoir de contribuer à sortir de la crise du Covid-19 sans s’endetter et d’amortir les crises futures.

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Le sociologue écologiste Jean Rossiaud et le dessinateur Zep, sous les toits (et le contrôle de Titeuf). Blaise Kormann

- Si on comprend bien, Titeuf reçoit désormais son argent de poche en lémans. Votre «fils» est parfait dans le rôle d’ambassadeur militant pour un autre monde…
- Zep: (Rire.) Exact. Depuis qu’il est né, Titeuf a toujours questionné le monde des adultes. Autour de la sexualité, du sida ou encore du chômage à l’époque où son papa passait par cette case. Alors aujourd’hui, quand il entend que tout le monde doit s’endetter pour le bien de l’économie, ça le perturbe et il pose des questions.

- Qu’est-ce qui vous incite à soutenir l’initiative de votre ami Jean Rossiaud et de l’équipe de bénévoles qui se battent pour faire exister cette monnaie autour du Léman?
- Le mot d’ordre qui est martelé depuis le début du déconfinement: il faut tout faire pour relancer au plus vite la machine économique et la croissance. Ce discours me consterne et me fait froid dans le dos. Oubliés, les grands débats autour du climat, de l’épuisement des ressources, du développement durable. Il faut coûte que coûte revenir au modèle d’avant la crise du Covid. C’est une question de survie, dit-on. Quitte à aller dans le mur. Doit-on vraiment tous y aller tête baissée?

- Vous adoptez donc une posture résolument militante?
- Si s’interroger sur le bien-fondé d’un système qui a montré ses limites est militant, pourquoi pas. Je constate simplement que des fonctionnements qu’on présentait comme des dogmes inébranlables il y a encore trois mois ont volé en éclats avec la crise. On disait que rien ne pouvait arrêter la machine économique, que le télétravail à grande échelle ne marcherait jamais, etc. Et désormais, on dit que les Etats, les entreprises et les gens doivent s’endetter pour sauver l’économie, sauver les banques avant tout. En quoi sortirons-nous gagnants de ce scénario qui poussera des millions d’entreprises et de personnes à la faillite et dans la pauvreté?

- Et en quoi une monnaie locale comme le léman peut changer le système?

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Coupure de 1 léman. Blaise Kormann

- Jean Rossiaud (J. R.): La crise a par exemple démontré que nous étions très dépendants du commerce extérieur. Dans le domaine alimentaire, pour n’en citer qu’un. Une monnaie dont le circuit se limite à la région, en l’occurrence autour du Léman, contribue à relocaliser l’économie et donc à revaloriser certains secteurs, comme l’agriculture. Avant d’aller plus loin, il faut savoir que 3% seulement de l’argent mondial se trouve dans l’économie réelle et 97% dans l’économie financière. Le léman échappe à ce modèle puisqu’il ne peut en aucun cas servir à acheter des actions ou à spéculer, ni être reconverti en monnaie officielle (1 léman est égal à 1 franc). Vous devez donc le dépenser dans la région.

- Vu comme ça, le concept paraît simple et séduisant, mais sa concrétisation reste néanmoins compliquée, non?
- J. R.: Le dessin animé créé par Zep l’explique très clairement sur le site*. Plutôt que s’endetter auprès d’une banque, une entreprise en panne de liquidités paie ses fournisseurs en lémans et passe en négatif, ce qu’un privé ne peut pas faire, soit dit en passant. Mais dès que ses clients le règlent, son compte redevient positif. C’est ce qu’on appelle un crédit mutualisé. Il n’y a pas de dettes, pas de taux d’intérêt, pas de terme, ni d’échéance à remonter en positif, donc pas de pression. Le système reste constamment en équilibre, la somme de tous les comptes, positifs et négatifs, étant toujours égale à zéro.

- Il faut tout de même pas mal de conditions pour que ça marche…
- J. R.: L’élément clé est de faire circuler la monnaie. Pour que le système fonctionne et ait un intérêt, il est dès lors nécessaire qu’un grand nombre d’entreprises et de personnes y adhèrent. Pour l’instant, alors que le projet n’en est qu’au stade de prototype, 550 entreprises, quatre communes (Carouge, Le Grand-Saconnex, Plan-les-Ouates et Onex), 10 000 utilisateurs privés, dont 1600 sont affiliés à l’association, soutiennent la démarche et environ 180 000 lémans sont en circulation.

- C’est très peu…
- Zep: Le signal fort viendra des collectivités publiques ou ne viendra pas. Le jour où le canton et les communes accepteront d’entrer dans le circuit en proposant le paiement d’une partie des impôts et des taxes en lémans, le système prendra son envol et tout son sens. On peut même imaginer, pourquoi pas, que les collectivités réinjectent les lémans qu’elles encaissent sous forme d’aide ou de revenu universel pour relancer l’économie locale.

- Où en est le dossier?
- Zep: Il n’est pas encore sur le bureau du Conseil d’Etat. Avec Jean, nous avons lancé un appel intitulé «Ne recommençons pas comme avant», que des députés de presque tous les partis ont signé. Désormais, nous démarrons la quête de signatures individuelles (350 à ce jour).

- D’autres régions ont tenté l’expérience. Le Valais notamment, qui a enterré le farinet avec pertes et fracas il y a quelques mois…

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Coupure de 10 lémans. Blaise Kormann

- J. R.: C’est vrai. Mais le farinet n’avait pas pris l’option d’être aussi une monnaie numérique, contrairement au léman, émis de pair à pair (blockchain), qui peut être conservé dans un wallet, un porte-monnaie électronique, que nous avons baptisé biletujo, qui signifie portefeuille en espéranto. Non seulement le système est extrêmement sécurisé mais notre application permet aussi les paiements électroniques, y compris celui que l’on peut comparer à Twint. Une somme d’atouts dont nous croyons qu’elle finira par convaincre les entreprises et les collectivités. A propos du farinet, nous sommes prêts à offrir notre application à prix d’ami aux Valaisans s’ils se décidaient à réactiver leur projet.

- Le léman est également une monnaie physique…
- J. R.: Oui. Il y a des billets de 5, 10 et 20 lémans, ainsi qu’un billet de 1 léman dont l’originalité est de pouvoir être coupé par la moitié pour créer deux billets de 50 centimes. Chaque billet, y compris les deux parties du 1, contient un QR code qu’on peut scanner pour en contrôler la validité.

- Votre optimisme semble au moins égal à votre enthousiasme…
- Les deux: L’équipe de bénévoles a réalisé un travail gigantesque et le concept global que nous présentons se révèle parfaitement crédible. Comme toutes les monnaies locales, le léman est une monnaie complémentaire, à but non lucratif, et un instrument au service des valeurs sociales, environnementales, économiques et démocratiques. C’est un outil rassembleur et pédagogique qui permettra la résilience face aux prochaines crises. Nous sommes convaincus qu’il trouvera sa place. Des villes comme Lausanne et Vevey ont déjà fait part de leur intérêt.

>> *Infos sur le léman: voir le site www.monnaie-leman.org


Par Rappaz Christian publié le 18 juin 2020 - 09:48, modifié 18 janvier 2021 - 21:11