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Société

100 ans de libération des tabous

Entre 1921 et 2021, deux mondes. Celui des conventions et des lois dictant jusqu’aux modes de vie. Il aura fallu cent ans pour que la société se libère de tous les tabous. Ce siècle, «L’illustré» l’a traversé aussi, témoin curieux des changements progressifs des mentalités et des sensibilités. Plongée dans dix décennies qui ont fait sauter les verrous.

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libération des tabous

Longtemps, la Suisse a choyé la reine des petits plats Betty Bossi, douce mère au foyer… Car si les femmes ont toujours travaillé (à l’usine, à la ferme, dans l’horlogerie familiale…), pas question de les inciter à s’épanouir. 

Amina Belkasmi

C’est dans l’euphorie des Années folles que L’illustré paraît. Le monde veut oublier la Grande Guerre et goûter enfin au nouveau siècle. En Suisse, cette frénésie se traduit par une fièvre de modernisation: «On électrifie, on assainit, on construit un nouveau Code pénal. On croit énormément à cette modernité, c’est un pays industriel et industrieux», raconte Thierry Delessert, historien à l’Université de Lausanne et spécialiste de l’histoire des sexualités (dernier ouvrage: Sortons du ghetto. Histoire politique des homosexualités en Suisse, 1950-1990, Ed. Seismo).

Mais la société reste totalement clivée: «Les classes sociales sont hermétiques entre elles et les phénomènes de passerelle et d’ascension possible, notamment par les études, ne se mettront en place qu’à partir des années 1990», poursuit-il. Le pays s’oppose surtout férocement au vote des femmes, et tandis que le suffrage féminin émerge chez certains voisins, les premières votations locales répondent toutes non. Car on a beau entendre du charleston à la radio, le pays traverse une décennie «très conservatrice», précise Anne-Françoise Praz, professeure en histoire contemporaine à l’Université de Fribourg (et notamment autrice de Mémoire du siècle, Ed. Eiselé), «la natalité est en chute libre, et on prône l’ordre patriarcal et les valeurs familiales. La femme valorisée dans les médias est même en costume national, en opposition à la femme hollywoodienne, dont on fustige la frivolité.»

>> Lire également: Radioscopie d’un siècle

Dans L’illustré, on peut néanmoins trouver une photo d’Anglaises en train de dribbler, avec une légende sibylline: «Les femmes jugent bon de jouer aussi au football. Les clubs féminins se multiplient de l’autre côté de la Manche, mais on ne se risque pas encore à les mettre en compétition avec les clubs masculins.»

Dix ans plus tard, le slogan d’une pub pour des cosmétiques rappelle aux dames de ne pas oublier la coquetterie, même dans l’effort: «Le sport ne saurait nuire à votre teint.» Quelques pages plus loin, L’illustré s’intéresse au Paris noctambule, avec une légende qui montre à quel point le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis et la révolte Black Lives Matter sont encore lointains: «Les boîtes de nuit de Montmartre sont le rendez-vous des métèques, depuis le nègre le plus nature, jusqu’au métisse le plus raffiné»…

Dans la série photo également, une femme encadrée par des policiers: «une belle de nuit» qui «va finir la nuit au dépôt, parmi la pègre dont la police fait chaque soir une vaste rafle», écrit le journal. C’est que, en dehors de la conjugalité, point de salut dans ces années 1930 où flambent les nationalismes. En Suisse, on va même jusqu’à enfermer des jeunes filles mineures (la majorité est alors fixée à 20 ans) lorsqu’elles tombent enceintes hors mariage, avant de placer leurs bébés en adoption.

Anne-Françoise Praz, qui a participé à la Commission fédérale d’enquête sur les internements administratifs, précise: «Selon les cantons, ces mineures enceintes risquent encore, jusqu’à la fin des années 1960, un internement de plus d’un an. Les autorités sont particulièrement intolérantes face à la liberté sexuelle des jeunes filles et la sexualité hors mariage est marquée par une grande inégalité. La législation en vigueur et la réprobation sociale pèsent sur les femmes, qui assument à la fois les enfants et le scandale, alors que les hommes peuvent facilement échapper à leurs obligations.»

100 ans

En 1960, un article s’émerveille d’un jeune couple qui se bécote dans une rue de Londres, une scène atypique pour l'époque qui est devenue courante aujourd'hui. 

Amina Belkasmi

Dans ces années de plomb, un premier club lesbien voit néanmoins le jour à Zurich, en 1931, avant le lancement du journal militant Garçonne, puis d’une association ouverte à tous les homosexuels, pour mieux lutter contre la discrimination dans les médias qui parlent alors souvent de «débauche contre nature». «Mais en Romandie, il faudra attendre les années 1980 pour que la visibilité soit vraiment revendiquée, grâce à la formation de petites associations à Lausanne et à Genève. Avant cela, on préfère cultiver la discrétion», raconte Thierry Delessert. Car si les relations entre adultes de même sexe sont dépénalisées dès 1942, la chape de plomb pèse des tonnes. La police tient même des registres des personnes homosexuelles.

«Dans les archives, on constate que, après chaque arrestation, elle interroge et veut absolument savoir qui est partenaire de qui, donnant l’impression de démanteler un réseau mafieux, poursuit l’historien. Parfois, une simple présomption peut même faire atterrir le quidam dans ces registres. Il y a aussi une surveillance de tous les lieux de socialisation, qui peuvent se voir retirer la patente quand ils sont suspectés d’accueillir un public homosexuel.»

C’est seulement à l’arrivée des années 1950, au sortir d’une nouvelle guerre traumatisante, que frémit enfin une soif inédite d’émancipation. Mais tandis que L’illustré fait alors l’éloge d’une équipe de femmes prêtes à en découdre sur le ring, les Boxing Girls, il faudra encore un peu de temps pour faire sauter tous les tabous.

Certains cantons font néanmoins preuve d’ouverture vis-à-vis de l’avortement. Autorisé sur le sol helvète dès 1942, «lorsque la vie et la santé de la mère sont en danger, il est très diversement appliqué, explique Anne-Françoise Praz. Genève et Vaud décident d’élargir la notion de santé selon la définition de l’OMS de 1953, incluant la santé psychique et la situation sociale de la femme.» On voit ainsi «affluer aussi bien des Françaises que des Valaisannes ou des Fribourgeoises, venues se faire avorter à Genève», note Thierry Delessert.

En 1961, la pilule contraceptive est autorisée à la vente. Mais pas question qu’elle profite au plaisir de chacun. «Dans les cantons catholiques, son accès reste limité aux femmes mariées, précise Anne-Françoise Praz, et les gynécologues la refusent souvent aux célibataires. Ce n’est qu’en 1981 qu’une ordonnance fédérale impose à tous les cantons un centre d’information et de prescription contraceptive.»

L’ultime tabou dans cette Suisse des années 1960? La sexualité juvénile. «Lorsque le premier centre du planning familial ouvre à Lausanne, il ne vise que les couples fiancés ou mariés, ajoute l’historienne. Et quand des jeunes filles de 16 ou 18 ans débarquent, les responsables s’interrogent: faut-il leur accorder la pilule? Doit-on avertir les parents? On préfère souvent tenter de les dissuader, comme on l’a toujours fait jusque-là dans l’histoire de l’éducation sexuelle des jeunes, avec un discours sur les dangers sanitaires ou psychiques. Finalement, c’est la pression des adolescentes elles-mêmes qui, à force d’insistance, change les pratiques du centre. L’idée qu’il faut accompagner la sexualité juvénile se fait progressivement, entre 1965 et 1975.»

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Dans les magazines, les publicités pour des cosmétiques rappelle aux dames de ne pas oublier la coquetterie. 

Amina Belkasmi

Dans cette période, les reportages de L’illustré font aussi un bond, miroir de l’époque. En 1960, un article s’émerveille ainsi d’un jeune couple qui se bécote dans une rue de Londres: «Il fut un temps où les amoureux devaient aller à la gare ou attendre l’obscurité propice de la nuit pour s’embrasser. Aujourd’hui, la tradition puritaine est moribonde, et personne ne semble faire attention au jeune couple.»

En 1970, Régine Deforges est en couverture pour défendre la littérature érotique, avec le titre «A bas la censure!». Le plaisir? Un droit. Plus loin, un article interpelle: «Prenez-vous le temps de vivre?» Pouvoir dénoncer l’idéologie industrieuse? Un droit aussi, merci l’essor de la culture hippie… En 1980, c’est un article sur la possibilité de choisir sa mort qui montre que la société devient celle des droits individuels. Un an plus tard a lieu la première Homo-Manif à Lausanne. «Mais on lui refuse le droit d’avoir un grand cortège à travers la ville», souligne Thierry Delessert. Parmi les revendications? La suppression des fichiers d’homosexuels, qui perdurent.

Il faut attendre 1997 pour que Genève accueille sa première Gay Pride, cette fois sans embûches administratives. Le drame du sida a fait naître beaucoup d’empathie. Les bouillonnantes années 1990 sont également passées par là: les clubs gays ne sont plus fermés, les mères célibataires ne sont plus déchues, le dernier canton interdisant la vie en concubinage a abandonné cette loi absurde (le Valais, en 1995) et le certificat de bonnes mœurs, sésame pour obtenir un travail et un logement, est oublié.

Ce sont les prostituées, sur les traces des homosexuels, qui ont milité pour son abolition, car il leur faisait, à elles aussi, vivre un enfer. «Pour avoir le droit d’exercer un autre métier, la police devait pouvoir attester qu’elles avaient arrêté de se prostituer depuis deux ans. Une archive des années 1980 de la TSR présente ainsi le témoignage terrible d’une chauffeuse de taxi, reconnue par un ex-client, dénoncée et virée», raconte Thierry Delessert.

Mais la Suisse aborde le XXIe siècle tendue vers l’avant. A l’aube des années 2000, elle renvoie même une image progressiste dans sa lutte contre la drogue, grâce à sa politique d’accompagnement des héroïnomanes à la suite du drame du Needle Park de Zurich, au début des années 1990. Le cannabis thérapeutique est également autorisé depuis les années 1980.

Sans oublier le LSD, créé à Bâle par Albert Hofmann, dans les années 1940, à vocation thérapeutique. Le 2 juin 1966, la veille de son interdiction, l’émission Continents sans visa de la TSR présente un médecin en train d’administrer le produit à trois volontaires et filme leurs réactions extatiques. Et depuis? «En Suisse, nous revenons dans un nouveau paradigme, et cela fait deux ans qu’est discutée à Berne l’idée d’une consommation contrôlée, où chacun prend ce qu’il veut du moment que cela ne pose pas de problème au travail, dans la famille, etc.», raconte Thierry Delessert.

Il ajoute que «le changement de sexe à l’état civil sera aussi possible, certainement d’ici à 2022, sur simple déclaration de la personne». Le monde reste imparfait, des résistances persistent, mais tous les sujets peuvent être portés au débat public. Et permettre d’avancer. Des tabous? Quels tabous?


Cinq décennies de censure au cinéma?
 

Si, en 2000, les frontaliers filent à Genève pour voir Baise-moi, de Virginie Despentes, frappé d’interdit sur leur sol, ce sont les Genevois qui ont longtemps filé à Annemasse pour voir des films comme Salò ou les 120 journées de Sodome, de Pier Paolo Pasolini… Car la Commission de contrôle des films de Genève, en vigueur entre 1934 et 1980, a eu la main lourde, comme le raconte l’historien et journaliste Henri Roth dans Censuré! (Ed. Slatkine).

A l’origine, pourtant, cette commission est née pour «protéger la liberté des films: le Conseil d’Etat, alors socialiste, est choqué que le gouvernement précédent ait interdit des œuvres soviétiques telles que Le cuirassé Potemkine. Et l’initiative a effectivement permis de libérer des films, mais très vite aussi, d’en interdire d’autres», raconte-t-il. Les deux poussées de fièvre ont lieu dans les années 1930-1940, «pour raisons politiques», puis dans les années 1970-1980, contre des films à caractère sexuel, «même ceux reconnus par les cinéphiles».

L’empire des sens, de Nagisa Oshima, est d’ailleurs la censure de trop. L’avocat Charles Poncet lance un recours, et gagne. Entre-temps, la liste des interdits, plus stricts que dans bien d’autres cantons, est un joli florilège: Mon curé chez les riches, Laurel et Hardy conscrits, L’île aux femmes nues, Le long voyage, La corde, Répulsion, L’âge d’or… Le dernier canton à abolir la censure cinématographique sera le Valais, en 1996.


Le travail, ce long tabou imposé aux Suissesses
 

Longtemps, la Suisse a choyé la reine des petits plats Betty Bossi, douce mère au foyer… Car si les femmes ont toujours travaillé (à l’usine, à la ferme, dans l’horlogerie familiale…), pas question de les inciter à s’épanouir. Et pourtant, «les universités suisses s’ouvrent à elles dès les années 1870 et sont parmi les premières d’Europe à le faire», souligne Sarah Scholl, historienne à l’Université de Genève. Mais il faudra «cinquante ans pour que les Suissesses puissent vraiment faire des études».L’une des raisons? Une législation qui boude le congé maternité, jusqu’aux années 2000.

«Avant cela, les femmes doivent prendre des congés non payés. En refusant d’encadrer, la législation a une dimension culturelle qui dit bien que la présence des femmes n’est pas légitime sur le marché du travail», poursuit Sarah Scholl. La faible offre de crèches et cantines scolaires n’aide pas non plus. Ces structures existent également dès la fin du XIXe siècle, mais pour les plus désœuvrées. «Il faut attendre les années 2000 pour que ces lieux soient valorisés», précise-t-elle.

Désormais, le congé paternité est passé à 14 jours. On progresse sur l’égalité parentale… et professionnelle. Des freins persistent pourtant, selon Sarah Scholl: «Les pères veulent s’investir, et le font souvent, mais ils le payent parfois en se voyant refuser une promotion. Le monde du travail doit encore changer. Mais là, on en a sans doute pour les cent prochaines années de L’illustré.»

Par Julie Rambal publié le 1 octobre 2021 - 19:27