«Le prêtre pour lequel je servais la messe chaque semaine était le même qui mettait la main dans mon pantalon la nuit venue. Mais, aujourd’hui, la honte a changé de camp. Je lui ai rendu le sac à dos lourd et puant dont il avait chargé l’enfant que j’étais. Ça fait un bien fou!» François*, père de famille quinquagénaire mesurant près de 2 mètres, confesse en souriant être «un peu grande gueule». Mais, au tournant des années 1980, ce cadre commercial lausannois a pourtant été abusé à plusieurs reprises par un chanoine du Grand-Saint-Bernard à l’internat de l’école privée Champittet. Ce prêtre de trente ans son aîné occupait alors un poste à responsabilités au sein du prestigieux Collège international de Pully (VD). Nous l’appellerons Narcisse. «C’était un petit homme maigre et physiquement assez insignifiant», se souvient François, qui, en mars dernier, a trouvé le courage de dénoncer les faits à la police de sûreté vaudoise.
François avait 12 ans au moment des abus. Sa mère les avait placés, lui et son frère aîné, à l’internat de Champittet en 1979. L’établissement était alors encore sous la responsabilité de la congrégation du Grand-Saint-Bernard. «J’étais à 800 m de la maison et à 300 de la patinoire de Montchoisi, où j’entendais jouer une semaine sur deux le Lausanne Hockey Club, que mon frangin et moi adorions. On rentrait à l’internat le dimanche soir et on en sortait le samedi midi. C’était dur d’être loin de maman.» Le petit Lausannois est un peu complexé aussi, car il fait encore pipi au lit. Il craint que ses camarades ne se moquent de lui s’ils l’apprenaient. Mais comme d’autres, ce secret ne franchira jamais le seuil de la chambre mansardée de l’internat que François occupe sous les toits avec son frère et un camarade discret.
>> Lire aussi: Prévenir les abus sexuels
Seul le Père Narcisse est au courant. La mère de François l’a même chargé de venir réveiller son fils chaque nuit vers 23 heures pour qu’il l’envoie aux toilettes afin d’éviter de mouiller son lit. Le préado n’apprécie guère ce prof mal dans sa peau et qui lui donne un temps des cours de religion. «Il me tutoyait quand le vouvoiement était la norme, tout en étant froid et peu empathique. Il me donnait l’impression d’être coincé dans un rôle pas fait pour lui.» Un soir, une bagarre éclate après une partie de foot. François et son frère mettent au tapis un camarade qui avait insulté leur maman. Le Père Narcisse les punit. Quand François passe devant lui, ce dernier effleure la chemise à carreaux mouillée de sueur du préado et lui ordonne d’aller se changer.
Quelques jours après, au cœur de ce même hiver sombre, les abus commencent. «Une nuit, j’émerge péniblement de mon sommeil et je vois que le Père Narcisse est là, agenouillé devant mon lit, dans une robe de chambre noir et gris dont je pourrais, aujourd’hui encore, dessiner chacun des motifs japonais. Il a relevé ma couverture et joue avec mon sexe avec sa main et sa bouche. La porte est entrouverte. Juste ce qu’il faut de lumière irradie du corridor. Je reste pétrifié. Il finit par me dire, comme si de rien n’était: «Bon maintenant, tu vas au WC!» Sur le chemin des toilettes, j’avais l’impression d’être dans un mauvais rêve.» Au total, les abus se reproduisent quatre ou cinq fois. A chaque fois, François reste tétanisé. Il a envie de crier mais n’y parvient pas. Son frère et son camarade «dorment comme des pierres» à côté de lui. «J’étais dans un tel état second que, avec le recul, je me demande même si le religieux ne m’avait pas drogué.»
Quoi qu’il en soit, le poison de l’abus que le Père Narcisse a injecté en lui fait son œuvre. Ses notes chutent, lui qui jusque-là était un élève brillant. Chaque nuit, le jeune interne lutte désespérément contre le sommeil. Un jour, il en parle à sa mère et à son beau-père. Le soir même, le couple confronte le Père Narcisse. «En gros, ils lui ont simplement dit de ne plus venir me réveiller et il a obéi. C’était une autre époque. Un temps où les clichés douteux de David Hamilton se vendaient à prix d’or et où un Daniel Cohn-Bendit vantait la pédophilie à la télévision à des heures de grande écoute», recontextualise François. Peu de temps après, le Vaudois est exclu de Champittet. Officiellement, c’est parce que son niveau scolaire n’est plus à la hauteur. «Apparemment, je mettais en danger les statistiques d’excellence du collège! Voilà ce que les chanoines semblent avoir vu plutôt que de détecter l’essentiel: ma détresse d’enfant abusé», commente François, écœuré.
Le Vaudois s’expatrie à La Fouly, en Valais, le canton d’origine de son abuseur. Il obtiendra brillamment sa matu fédérale à seulement 17 ans au prix d’une dérogation au vu de son jeune âge. Si rien ne transparaît au quotidien, sa vie d’adulte reste pourtant conditionnée par ces abus. «Aujourd’hui encore, je dors comme un chien de garde. Le plus petit bruit suffit à me réveiller. Certaines nuits, j’entendais encore les respirations dégoûtantes du Père Narcisse dans mon sommeil. Pendant des années, je me suis enfermé dans un sarcophage.» Ses relations avec les autres en pâtissent parfois. «J’avais tendance à mordre avant qu’on m’aboie dessus. Ça m’a forgé un caractère. Quelque part, plus rien ne peut me faire du mal.» Sauf que François reste enfermé dans le silence.
Lors d’une interview télévisée à la RTS, il découvre que Mgr Jean-Marie Lovey est devenu évêque de Sion. «A Champittet, c’était l’un des rares que mon frère et moi aimions bien. C’était un jeune chanoine souriant, sain, sympathique, humain et à l’écoute. Le seul à ne pas avoir l’air névrosé et rigide dans mes yeux d’enfant.» François décide de vider son sac et d’écrire au prélat. Son e-mail mûrira dans le dossier «brouillons» de sa messagerie trois ans. Fort d’une intense psychothérapie, il trouve finalement le courage de l’envoyer le 15 octobre 2021. Une réponse positive arrive rapidement et une rencontre avec l’évêque a lieu le 6 décembre. François se sent écouté et cru. Il est touché par les larmes de compassion de Mgr Lovey. Et, le 12 janvier 2022, une confrontation est organisée avec son agresseur.
«Alors que je lisais les SMS d’encouragements de mes proches en attendant l’heure du rendez-vous devant l’évêché de Sion, mon agresseur s’est approché de moi, je l’ai reconnu au premier coup d’œil. Lui aussi, et il est venu me demander si j’étais son ancien élève. J’ai répondu que sa présence me salissait et qu’on se verrait à l’heure dite.» Une fois dans le bureau de l’évêque, François a du mal à contenir sa colère. «D’emblée, j’ai dit que j’avais besoin de deux chaises: une pour le François de 12 ans et une autre pour le François adulte qui l’accompagnait.» Et il continue en fixant son ancien professeur: «Ça fait 15 000 nuits que je dors avec l’image de votre kimono en tête, alors je vous souhaite de vivre jusqu’à 120 ans comme le vieux sage japonais que vous n’êtes pas et là, peut-être que le total de nos nuits blanches s’égalisera.»
Le Père Narcisse fait profil bas, admet les faits, mais sans jamais se souvenir des détails. «Il louvoie, minimise, dément avoir fait d’autres victimes et réfute avec terreur être un pédophile.» François exige de recevoir de lui une lettre d’explications avant la mi-février. Dix jours plus tard, une «missive bâclée» arrive dans sa boîte. Le religieux plaide coupable et avoue que ce n’est pas facile. Il demande pardon, dit avoir pris conscience de la blessure profonde que ses actes ont entraînée sur François. Il avoue: «J’ai commis un acte pédophile» et reconnaît l’hypocrisie et l’incohérence de sa part à l’égard de Dieu. Il nie toute préméditation et assure qu’il n’y a pas eu d’autres victimes. Ce mea culpa ne convainc guère François.
Une seconde rencontre aura lieu le 11 avril. François est accompagné des membres de la Commission indépendante d’écoute, de conciliation, d’arbitrage et de réparation (Cecar), mise sur pied pour les victimes d’abus sexuels dans l’Eglise. Ils l’escortent «efficacement et humainement». A l’issue de la rencontre, François tend vigoureusement la main à son abuseur, apeuré, qui la serre mollement. En le fixant dans les yeux, le Lausannois dit à l’octogénaire: «Je vais vous remettre votre sac à dos: il est lourd. Il pue et, maintenant, vous allez le récupérer et le porter pour le reste de vos jours, récupérez votre merde!» Et il s’en va.
Cette affaire remet les chanoines du Grand-Saint-Bernard au cœur de la tourmente. Le 7 avril dernier, «La Liberté» révélait en effet que l’un d’eux avait abusé sexuellement d’une adolescente d’environ 16 ans il y a plus de trente ans. Et le 20 avril, la congrégation publiait un communiqué rendant public le cas du Père Narcisse et «ces faits inqualifiables et d’une intense gravité». Dans les deux affaires, la congrégation avait dénoncé le coupable présumé à la justice, mettant ainsi en application les nouvelles recommandations du Vatican. François s’en félicite. Il a apprécié «la droiture et la grande humanité» de l’évêque Lovey et du prévôt Jean-Michel Girard, le numéro un de la Congrégation des chanoines du Grand-Saint-Bernard, tout au long du processus. Issu d’une famille très catholique, il ne remettra pas les pieds dans une église pour autant. Sa plainte pénale contre le Père Narcisse pour contrainte sexuelle, acte sexuel sur des enfants et acte sexuel sur personne incapable de discernement et de résistance a finalement été classée. Les faits sont prescrits. Lors de son audition devant la police de sûreté en avril dernier, le chanoine Narcisse a avoué les agressions répétées et a même concédé avoir éjaculé à ces occasions.
Contacté, Mgr Lovey souligne que son cas fera l’objet d’un procès canonique dans les mois à venir au sein du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg. Le prélat ne peut pas s’exprimer publiquement tant que la procédure est en cours, mais rappelle que, «de manière générale, j’invite toute personne victime de faits de pédocriminalité à se faire connaître auprès des autorités judiciaires et ecclésiales, notamment par le biais des commissions d’écoute diocésaines». Le cas du Père Narcisse a été signalé au Vatican. François espère qu’il sera exclu de sa congrégation. Il est très peu probable que le quinquagénaire soit exaucé sur ce point. En revanche, il n’est pas totalement impossible que son agresseur, qui n’officie plus depuis des années et consulterait un psychiatre depuis son accusation, finisse par être réduit à l’état laïque.
Quoi qu’il en soit, François ne croit pas une seconde avoir été la seule victime du religieux. Et une certaine culpabilité de ne pas avoir parlé plus tôt le taraude encore. «Si j’avais levé le doigt plus vite, peut-être que j’en aurais sauvé quelques-uns? Mais je n’en avais pas la force.» Le colosse, qui a choisi de garder l’anonymat pour protéger ses proches, souhaite de tout son cœur que son témoignage aidera d’autres victimes, dans cette affaire ou dans d’autres, à briser l’omerta. «Vider son sac libère. Je revis depuis que je l’ai fait et j’aimerais tant que d’autres fassent pareil. C’est tout le sens de ma démarche. Cela donnerait du sens à tout ce sordide qu’a imposé un adulte en position d’autorité à l’enfant que j’étais.»
* Prénom d’emprunt.