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Expertise suisse 

Affaire Grégory: «On cherche à nous éliminer»

Officiellement reconnue depuis le 23 avril comme experte dans l’enquête sur le meurtre du petit Grégory en 1984, la start-up valaisanne OrphAnalytics, dirigée par Claude-Alain Roten, spécialiste de la stylométrie, se voit brocardée à la suite du dépôt de son rapport qui semble désigner Jacqueline Jacob, grand-tante du bambin, comme principal corbeau. Exclusif.

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Jacqueline Jacob

Soupçonnée d’être l’autrice de sept des 24 messages analysés par la start-up valaisanne, Jacqueline Jacob (76 ans) nie être le ou l’un des corbeaux de cette sordide affaire.

Jérôme HUMBRECHT/PHOTOPQR/L'EST REPUBLICAIN/MAXPPP

«Foutaise, charlatanerie, fumisterie, approximations. On compare les lettres du corbeau avec une pauvre carte postale d’une quinzaine de mots envoyée naguère par ma cliente. C’est encore pire que ce que je pensais.» Avocat de Jacqueline Jacob, Me Frédéric Berna n’y est pas allé de main morte dans les médias de l’Hexagone, le 23 avril dernier. Pour lui, le rapport de la société valaisanne OrphAnalytics, experte en stylométrie, qui semble désigner Jacqueline Jacob comme principal corbeau, est «totalement bidon». A voir. Ce qui est sûr, c’est que cette nouvelle poussée de fièvre près de trente-sept ans après le début de cette affaire toujours non résolue démontre que celle-ci continue à agiter le monde judiciaire français et à passionner l’opinion publique.

C’est en effet le 16 octobre 1984 que tout a commencé, par la découverte du cadavre du petit Grégory Villemin (4 ans), retrouvé pieds et mains liés dans les eaux de la Vologne, à Lépanges, dans les Vosges. Depuis, l’enquête a vécu d’innombrables rebondissements. L’avant-dernier en date remonte à la fin de l’année dernière, quand la presse a annoncé que l’entreprise installée à Martigny était en mesure de trouver la ou les personnes se cachant derrière les fameuses lettres du corbeau grâce à un logiciel analysant la structure des textes et les chaînes de caractères. Ce travail, que son CEO, Claude-Alain Roten, qualifie de purement scientifique, est désormais détaillé dans un volumineux rapport de 178 pages truffé de schémas et de raisonnements mathématiques qu’OrphAnalytics a déposé à la fin janvier sur le bureau du juge Dominique Brault, responsable de l’enquête.

Selon les informations que s’est procurées le journal 20 minutes version hexagonale, les conclusions du rapport indiqueraient que sept des 24 courriers anonymes envoyés aux parents Villemin et analysés par l’entreprise valaisanne porteraient la signature de Jacqueline Jacob. Dont la fameuse lettre de revendication du crime, adressée à Jean-Marie, le père de Grégory: «J’espère que tu mourras de chagrin le chef. Ce n’est pas l’argent qui pourra te redonner ton fils. Voilà ma vengeance. Pauvre con.» En 2017 déjà, une expertise graphométrique de comparaison d’écriture manuscrite avait relevé que le mot «chef» revenait régulièrement dans les courriers de menaces attribués à Jacqueline Jacob.

Lettre corbeau Grégory

L'un des 24 messages analysés par la start-up valaisanne, OrphAnalytics, spécialiste de la stylométrie.

DR

Appartenant désormais au cercle restreint des experts agréés par les magistrats, Claude-Alain Roten et sa société sont à ce titre tenus au secret de l’instruction et refusent évidemment de confirmer ou d’infirmer les informations du journal. Le Sédunois s’élève en revanche avec fermeté contre les attaques visant à discréditer sa start-up et surtout sa technique. «Certaines parties prenantes de l’affaire cherchent à nous éliminer. Elles pensent qu’en nous vilipendant publiquement et en dépréciant notre travail nous sortirons de la réserve à laquelle nous sommes soumis et que, ainsi, nous serons disqualifiés. Nous ne tomberons pas dans ce piège», avertit le fondateur de la jeune pousse, créée en 2014.

Sur LinkedIn, il déclare: «La stylométrie n’est pas une technique nouvelle. On en parlait déjà à la fin du XIXe siècle. Ce sont les outils dédiés à son utilisation qui ont évolué de manière fulgurante ces dernières années. Grâce à eux, nous pouvons désormais obtenir des résultats fiables dans certaines enquêtes criminelles à partir de textes ne dépassant pas 50 caractères.» Pour le Valaisan, il y a parmi les avocats une grande confusion entre graphologie, graphométrie et stylométrie. «J’ignore si cet amalgame est délibérément entretenu pour nous dénigrer, mais notre approche par le biais d’analyses de séquences de textes n’a rien à voir avec le profilage graphologique, dont la scientificité n’a jamais été établie.»

Claude-Alain Roten de Orphanalytics

Claude-Alain Roten directeur de la start-up valaisanne OrphAnalytics, spécialiste de la stylométrie. 

Philippe Krauer

Il aura fallu trois ans à OrphAnalytics, mandatée en 2017 par la juge Claire Barbier (chargée du dossier à cette époque), pour établir ce rapport. «L’affaire est si sensible que chaque virgule exige la plus grande attention. Pas moins de 15 experts, parmi lesquels des biologistes, des physiciens, des informaticiens, des avocats, ont participé à nos analyses», détaille Claude-Alain Roten, en soulevant quelques-unes des innombrables questions auxquelles l’étude stylométrique doit répondre. «Les messages ont-ils été écrits par un ou plusieurs individus? Peut-on faire un lien entre des lettres anonymes et des textes divers et variés écrits par des personnes mises en cause? Est-ce la véritable écriture de la personne ou celle-ci a-t-elle utilisé son autre main pour la masquer? Ecrire en majuscules est-il une manière de travestir la réalité? Etc.»

Toujours selon 20 minutes, la start-up aurait identifié cinq corbeaux différents, ce qui accréditerait la thèse du crime commis par une équipe, un scénario privilégié par les enquêteurs aujourd’hui. Le journal indique encore que la mission confiée aux experts suisses consistait à comparer 24 lettres du corbeau avec 11 textes divers et variés attribués à quatre protagonistes du dossier: Bernard Laroche, l’oncle de Grégory, assassiné par Jean-Marie Villemin en mars 1985, Christine Jacquot, la nourrice de l’enfant, ainsi que Marcel et Jacqueline Jacob. «L’idée était de trouver des correspondances entre les courriers anonymes envoyés aux Villemin et les écrits plus personnels et signés des suspects potentiels», explique Thierry Pocquet du Haut-Jussé, le procureur général.

Mandat qu’OrphAnalytics a parfaitement rempli, selon son boss. «Le plus bel avantage donné dans le cadre d’une enquête par une analyse stylométrique par machine learning est l’objectivité apportée par sa reproductibilité. Nos spécialistes n’interviennent que pour le choix et la préparation des textes, car les algorithmes utilisés ont été sélectionnés sur des corpus d’entraînement, sans l’usage des textes en question. Les résultats obtenus sont donc parfaitement reproductibles», explique ce dernier sur le réseau social professionnel, avant de mettre en garde toutes les parties, médias compris, contre l’utilisation de son rapport. «Notre entreprise se réserve le droit de poursuivre en justice tout usage médiatique abusif de nos données, qui ne sont en aucun cas publiques.»

Pour Claude-Alain Roten, il est évident que 20 minutes a eu accès à ce rapport ou qu’il a été informé par ceux qui l’ont eu en leur possession. «Ces fuites incessantes perdurent depuis des décennies et sont très dommageables à l’enquête.» Un constat que les défenseurs des uns et des autres ne partagent visiblement pas, martelant à qui veut l’entendre que la stylométrie est une science nébuleuse et n’hésitant pas à critiquer violemment la plateforme numérique d’OrphAnalytics. «Je vous invite à aller voir le site internet de ce laboratoire suisse. Quand vous voyez les photos de présentation, vous avez presque l’impression qu’on recrute dans une secte», a notamment déclaré l’un des défenseurs des mis en cause.

Maison

A l'instar d'autres personnes mises en cause dans cette affaire, Marcel Jacob, l’oncle maternel du père de Grégory, et son épouse Jacqueline, auraient de nouveau été interpellés à Aumontzey, dans les Vosges, où ils résident.

PATRICK HERTZOG/ AFP/Getty Images

Le dossier est si sensible que même l’encyclopédie en ligne Wikipédia s’y met, accusant à mots à peine voilés la société valaisanne d’avoir elle-même organisé la fuite de l’information sur son mandat, laquelle a provoqué un véritable tsunami médiatique après sa révélation, le 16 décembre dernier. «Nous ne nous y attendions pas, d’autant plus que la veille, le 15, nous avions communiqué à propos de notre expertise sur le dossier QAnon, aux Etats-Unis. Alors que nous répondions aux demandes émanant d’outre-Atlantique, nous nous serions bien passés de ce deuxième rush, venu de France. En cela, le soupçon colporté par Wikipédia est franchement risible», assène Claude-Alain Roten qui, au passage, se défend de l’accusation d’avoir «vendu» le rapport de sa société à prix d’or. «Un budget de moins de 30 000 euros avait été établi pour deux rapports et accepté, et la moitié nous a été versée à la livraison du premier rapport, bien plus important que prévu», confie sobrement l’ancien microbiologiste.

Grégory Villemin

Qui a tué le petit Grégory Villemin (4 ans), retrouvé dans les eaux de la Vologne, dans les Vosges, le 16 octobre 1984?

AFP

Une énième péripétie de cette énigme judiciaire que la petite start-up valaisanne contribue(ra) peut-être à enfin dénouer. Pour mémoire, en juin 2017, le procureur général de Dijon déclarait: «Je ne sais pas qui en est l’auteur, mais nous savons que plusieurs personnes ont participé à la réalisation du crime.» Quatre ans ou plutôt trente-sept ans plus tard, aucun de ces présumés assassins de l’enfant n’a encore été traduit en justice…

Par Christian Rappaz publié le 20 mai 2021 - 08:43