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Afghanistan: les talibans dominent, le pays plonge

Depuis le retrait américain et la prise de pouvoir des nouveaux maîtres de Kaboul en août 2021, l’Afghanistan – déjà fragilisé par quarante ans de conflits – ne cesse de s’enfoncer dans une grave crise économique et humanitaire. La famine guette.

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Moment de détente pour les nouveaux maîtres de Kaboul qui ont repris la ville le 15 août 2021. Ce jour-là, le parc Wazir Akbar Khan, situé sur les hauteurs de la capitale, est réservé exclusivement aux hommes.

Sandra Calligaro
Alessia Barbezat, journaliste de L'illustré
Alessia Barbezat

Aux abords d’une boucherie du quartier de Qala-e-Fatullah, à Kaboul, une foule s’agite sous une chaleur écrasante. Des cris s’échappent de cet essaim désespéré rapidement mis au pas par un taliban armé d’un bâton. Sumaya, femme menue de 40 ans aux traits asiatiques arborant un voile orné de quelques fleurs imprimées et un masque chirurgical sur le visage, s’exécute et se range dans la file indienne. Elle est venue dès les premières lueurs de l’aube. «Je n’ai toujours rien reçu. Hier, je suis restée ici jusqu’à 17 heures pour obtenir un petit morceau de viande, se désole-t-elle. Tout a changé depuis l’arrivée des talibans. Mon mari vendait des fruits et des légumes sur une charrette ambulante, ce qu’il fait toujours, mais plus personne n’a les moyens d’acheter quoi que ce soit. Nous ne survivons que grâce à la charité.» Comme elle, ils sont nombreux à être venus s’agglutiner sur le pas de la porte de l’échoppe, afin de pouvoir emporter un peu de nourriture pour agrémenter la pitance quotidienne, composée essentiellement de pain et de thé. Avec un peu de sucre, des fois. Mais en cette fin d’après-midi, tout a été distribué. La boucherie baisse le rideau. Sumaya partira les mains et le ventre vides, suivie de ses quatre enfants.

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Au lac Qargha, en périphérie de Kaboul, des talibans s’offrent une pause. Originaires de Sarobi, un district rural, ils n'avaient jamais profité des loisirs offerts par la ville.

Sandra Calligaro

A Kaboul, la désolation imprègne chaque coin de rue. Les petits mendiants aux vêtements et visages souillés par la poussière tapotent avec insistance sur les vitres des voitures avec l’espoir de récolter quelques afghanis. Sous leur épaisse burqa, des femmes tendent la main, assises sur les trottoirs défoncés, ou se pressent des heures durant devant les boulangeries pour mendier un peu de pain. Le long des routes, des hommes patientent sur l’asphalte brûlant, installés tant bien que mal sur des brouettes de fortune. «Ils cherchent une activité à la journée. Mais il n’y a plus de travail dans ce pays. C’est une façon de préserver leur dignité et de ne pas ouvertement faire la manche», explique Lutfullah, notre accompagnant, au volant de sa Toyota Corolla, arrêtée à l’un des nombreux check-points gardés par des talibans qui quadrillent désormais la capitale.

Car depuis le retrait des forces américaines et la prise de pouvoir des nouveaux maîtres de Kaboul au mois d’août 2021, le pays – déjà en mauvaise posture – ne cesse de s’enfoncer dans une grave crise économique et humanitaire. Washington a gelé près de 9,5 milliards de dollars d’avoirs – l’équivalent de la moitié du PIB 2020 du pays – de la banque centrale afghane afin d’éviter que l’argent ne tombe entre les mains du régime islamique. Mis au ban par la communauté internationale qui se refuse à le reconnaître, le gouvernement a dû également faire face aux départs précipités des agences de développement, des ambassades et des investisseurs ainsi qu’à l’arrêt brutal de l’aide internationale qui constituait près de 80% du budget public. Paralysie du système bancaire, pénurie de liquidités, dévaluation de la monnaie locale – l’afghani – et flambée des prix, les sanctions internationales ont des effets directs sur le régime mais surtout sur la vie des Afghans restés au pays.

>> Lire aussi: L’Afghanistan, une prison à ciel ouvert (éditorial)

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Devant l’ambassade des Etats-Unis fermée, dont les murs ont été repeints avec un message à la gloire du régime: «Avec l’aide de Dieu, notre nation a vaincu l’Amérique.»

Sandra Calligaro

A commencer par la classe moyenne kaboulie, frappée de plein fouet par la crise depuis l’instauration de l’Emirat islamique d’Afghanistan. Les fonctionnaires qui n’ont pas été renvoyés chez eux par le régime ne perçoivent plus de salaire et viennent dorénavant garnir les files d’attente des distributions d’argent liquide ou de nourriture organisées par les quelques agences onusiennes et ONG encore actives sur place. Les gérants de petits commerces ont vu leur clientèle se tarir, faute de pouvoir d’achat. Dans son imprimerie située à côté de l’université, Najibullah, 40 ans, jette un coup d’œil à son livre de comptes. «J’ai gagné 1000 afghanis (l’équivalent de 10 francs, ndlr) aujourd’hui, indique-t-il, dépité. Une somme ridicule, la boutique me coûte 5000 afghanis par jour (environ 52 francs, ndlr). J’ai dû licencier huit personnes.» Il a bien tenté de reconvertir son activité en imprimant fanions, drapeaux et gadgets aux nouvelles couleurs de l’Emirat islamique, mais les commandes ne suivent pas. «Si ça continue comme ça, je vendrai la boutique à moitié prix et nous partirons pour de bon avec ma femme et mes trois enfants. Si toute l’économie s’est écroulée, comment pourrais-je survivre par mes propres moyens?» s’interroge-t-il, impuissant.

Dans un marché de la capitale, Naqibullah, 43 ans, s’affaire dans le capharnaüm de sa boutique d’articles de seconde main. Il y a investi toutes ses économies après avoir définitivement perdu son emploi deux jours après l’entrée en ville des nouveaux maîtres de Kaboul. L’entreprise privée indienne qui l’employait a plié bagage sans lui verser son dernier salaire. «Et pourtant, la seule chose à laquelle j’ai pensé lorsqu’ils sont arrivés a été de rentrer à la maison. Je portais un jean et un t-shirt ce jour-là et non l’habit traditionnel afghan. Je craignais d’être puni pour ne pas avoir respecté le code vestimentaire.» Les clients ne se pressent hélas pas au portillon de sa boutique, si bien qu’il a été contraint de mettre en vente ses effets personnels. Sans succès. «Je génère un bénéfice de 3000 à 4000 afghanis par mois (entre 30 et 40 francs, ndlr). Je suis inquiet, j’ai six enfants, je ne sais pas comment on va survivre. Je cherche à quitter le pays, mais j’ai peu d’espoir», lâche-t-il, résigné.

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Naqibullah, 43 ans, a investi ses économies dans cette boutique mais il ne gagne que 30 à 40 francs par mois. «J’ai six enfants, je ne sais pas comment on va survivre.»

Sandra Calligaro

Selon l’ONU, plus de la moitié de la population afghane, soit 23 millions de personnes, est aujourd’hui menacée par la famine. Dans les locaux du Programme alimentaire mondial des Nations unies (PAM), situés à deux pas de l’aéroport international Hamid Karzai – ce même aéroport où un attentat suicide a provoqué la mort de près de 200 personnes lors de l’évacuation du pays le 21 août 2021 –, Philippe Kropf, son responsable de la communication, ne cache pas que la situation est catastrophique. «Jusqu’au mois de mai, nous avons pu apporter de l’aide à 18 millions de personnes. Mais il nous a fallu réduire la voilure par manque de moyens. Pour les mois de juin, de juillet et d’août, seulement 10 millions d’Afghans et d’Afghanes recevront une assistance. Nous allons augmenter les opérations dès septembre. L’hiver arrive, il n’y a pas de temps à perdre.»

Du côté du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), présent en Afghanistan depuis 1979, même constat. «La situation économique du pays était bancale après quarante ans de conflits, mais les besoins humanitaires se sont accentués depuis une année. Nous avons presque dû doubler notre budget (200 millions de francs), faisant du pays le terrain de notre deuxième plus grande opération après la Syrie, explique son responsable de la communication, Lucien Christen. Il a été décidé que le CICR s’occuperait du financement du système de santé, dont le salaire du personnel n’était plus versé par le gouvernement en raison des sanctions internationales. «Nous payons – en cash – 10 500 professionnels de la santé, répartis dans 33 hôpitaux et centres de recherche du pays. Nous assurons également les coûts de fonctionnement des établissements (essence, électricité, médicaments, etc.).» Comment opérer malgré les sanctions? «Le CICR ne se prononce pas sur la nature de celles-ci, d’ordre politique, déclare le communicant. En revanche, leurs conséquences humanitaires ne peuvent être négligées. La population civile ne peut en faire les frais.»

Au Ministère des affaires étrangères, gardé mollement par deux talibans armés jusqu’aux dents assis sur des chaises en plastique, nous sommes reçues par son porte-parole, le très en vue Abdul Qahar Balkhi, 34 ans. Ce diplomate enturbanné à la barbe longue incarne le nouveau visage des fondamentalistes, surnommés les talibans 2.0 – prétendument plus souples que ceux du précédent régime qui a semé la terreur de 1996 à 2001. Eduqué à l’étranger, il se prête à l’exercice des relations publiques dans un anglais impeccable, s’efforçant de cultiver une image aussi lisse que l’imposant bureau en bois qu’il s’empresse de débarrasser à notre arrivée. «Il faut que ce soit rangé si vous prenez une photographie», se justifie-t-il en dissimulant un paquet de biscuits et une tasse de café dans son tiroir.

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Dans son bureau du Ministère des affaires étrangères, Abdul Qahar Balkhi s’emploie à lisser l’image du régime auprès des médias internationaux.

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Quel est le bilan, une année après la prise de pouvoir des talibans? «Vous, Occidentaux, considérez qu’il s’agit d’une prise de pouvoir. J’y vois une libération du peuple afghan de l’oppression étrangère», corrige-t-il d’un ton docte, un brin cassant, avant de poursuivre: «Nous nous efforçons de combler le fossé créé par un manque de confiance réciproque entre le gouvernement et la communauté internationale. Des étapes ont été franchies, des représentations étrangères sont revenues à Kaboul.» Mais aucun pays n’a reconnu officiellement le régime, même les nations alliées comme la Russie ou le Pakistan? «Nous maintenons le dialogue», répond-il… diplomate. Pour le porte-parole, il ne fait aucun doute que les sanctions internationales sont à l’origine de la débâcle du pays. «C’est une punition collective prise à l’encontre du peuple afghan, coupable de ne pas avoir accepté les valeurs morales des nations venues pour transformer le pays à leur image», assure-t-il. Les responsables? «Les Etats-Unis, avec la complicité des pays occidentaux, qui adoptent une attitude particulièrement cruelle à l’égard de notre population.» Son sourire s’efface et le langage se durcit: «Cela jette par la fenêtre toutes leurs déclarations de bonnes intentions. Ils sont venus ici avec un agenda caché pour tenter de faire de l’Afghanistan la prochaine Suisse.»

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Un marché à bestiaux à l’ouest de Kaboul en plein effervescence, à la veille de l’Aïd al-Adha, la «fête du sacrifice».

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Pour Michael Barry, professeur émérite à l’Université américaine de Kaboul, désormais installé à Venise, «il est certain que, avec ces sanctions, les Américains se vengent de l’échec des négociations de Doha. Les talibans n’ont tenu aucune de leurs promesses. Cela étant dit, en rejetant la faute uniquement sur l’attitude des pays occidentaux, le régime me fait penser aux bolcheviques des années 1920. Alors que la Russie et l’Ukraine sombraient dans la famine sous la domination de la Russie soviétique et que Lénine consolidait son pouvoir, ils ont procédé à une sorte de chantage humanitaire auprès des Occidentaux: «Nourrissez notre pays ou, sinon, vous serez moralement coupables de l’avoir laissé mourir de faim.»

L’auteur du livre «Le cri afghan» regrette: «Pourtant, ils devinent – même à travers leur épais brouillard religieux – qu’un gouvernement et une société réellement inclusifs et respectueux du droit des femmes entraîneraient la levée des sanctions. Or, par jusqu’au-boutisme religieux, ils se refusent à changer d’idéologie et blâment les autres pour la situation du peuple.» Il poursuit, pessimiste: «Les talibans étaient organisés pour prendre le pouvoir mais non pour l’exercer. Dans un régime théocratique, le gouvernement n’est pas vu comme un moyen d’améliorer la condition matérielle du peuple. Le but de l’être humain sur terre est de préparer sa place au paradis à travers la discipline de la religion. La déclaration du premier ministre Hassan Akhund lancée à des manifestants à Herat, une ville de l’ouest de l’Afghanistan, au printemps dernier, résume à elle seule cette vision: «Notre tâche était de mener le djihad contre les mécréants. Pour ce qui est de la nourriture, vous n’avez qu’à prier Dieu.»

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Par Alessia Barbezat publié le 18 août 2022 - 07:58