C’est un grand seigneur comme on en fait peu. Rencontrer Alain Morisod, si tant est que vous soyez un peu sensible, c’est prendre un shoot d’humanité en pleine figure. L’artiste à la carrière qui s’étale sur plus de cinquante ans avait une petite rancœur vis-à-vis de «L’illustré». Comme malheureusement cela arrive, nous avons beaucoup parlé du personnage quand tout allait bien pour lui. Et un peu moins quand il avait le plus besoin de nous. Le coup de mou dans sa carrière, c’est en 2019 quand «Les coups de cœur», son émission culte, est stoppée brutalement. La RTS veut alors rajeunir son audience et met au placard le vétéran des variétés. Un coup dur pour le M. Loyal des téléspectateurs qui avait pourtant mis en scène de très bons coups, comme Micheline Calmy-Rey chantant «Les trois cloches», et offert une grande brassée de découvertes musicales.
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«Si j’ai un seul talent, c’est mon pif.» Le Genevois est bien modeste – il a d’autres cordes à son arc – mais c’est vrai qu’il sent particulièrement les doués loin à la ronde. C’est bien sûr une question de générosité. Lors d’une discussion, Alain Morisod se tourne vers vous, vous demande ce que vous écoutez comme musique, d’où vous venez, si vous avez une famille dont vous êtes proche, etc. Faites le test si vous avez l’occasion de croiser quelqu’un d’«important» ces prochains temps: on expérimente rarement le courant continu, n’est-ce pas? C’est souvent dans un seul sens, pas besoin de vous dire lequel. La faute sûrement à la frénésie de nos vies qui nous éloigne de l’essentiel. Pourtant, certains comme lui ont cette capacité d’arrêter la grande horloge et de prendre le temps de se poser en simples observateurs des gens.
Deux millions!
Nous nous retrouvons en août à la Nautique à Genève, dont il est membre, section aviron. Un gag? «Ils m’ont mis dans la discipline où il y avait de la place», ronronne-t-il comme un gros chat en train de jouer avec ses filets de perche. On s’est pris une assiette, on a refait le monde, réglé quelques grands dilemmes existentiels, bref, on s’est aimés. Et on a rembobiné la cassette de sa vie à ce moment où, dit-il avec malice, «le magasin reste ouvert mais pas tous les jours».
Alain Morisod débute sur «Le podium de la bonne humeur», type radio-crochet, en 1971 dans sa Genève natale. Lui, le fils d’un boucher de Saint-Gervais décédé alors que son rejeton n’avait que 9 ans, veut faire de la musique. Sa mère ne trouve pas l’idée formidable mais elle ne s’y oppose pas. Alain Morisod, tout juste 22 ans, fait presser 400 disques qu’il espère écouler dans quelques concerts prévus cet été-là. Il vendra 2 millions de son «Concerto pour un été». Avec ce coup du destin, toute une carrière s’ouvre devant lui. Il n’a jamais rien calculé, tout s’enchaîne comme une belle mécanique du bonheur. Un de ses disques fait un tabac au Brésil. «Je me suis retrouvé numéro un pendant neuf semaines, devant les Bee Gees, Michael Jackson, Elton John et, excusez du peu, le King Elvis Presley!» Alain se transforme en phénomène. Sa maman est fière. Quand ils mangent ensemble dans un restaurant de la Servette, elle profite du fait qu’il soit aux toilettes pour lancer son dernier tube dans le juke-box. Il râle, tout gêné comme un gamin. Elle lui rappelle qu’il ne peut pas l’empêcher de l’aimer.
Sa première couverture de «L’illustré», c’est en 1974 qu’il peut l’afficher à la maison. Lui n’en revient toujours pas. «Je suis pianiste, j’étais destiné à être derrière un chanteur, pas plus.» Il a des sollicitations pour se rapprocher des plus grands à Paris, New York ou Rio. Mais il reste à Genève et ne fait une infidélité qu’à son port d’ancrage: il passe de la rive droite à la rive gauche, avec des bureaux face au Jet d’eau et une demeure à Anières. Dans la Cité de Calvin, ce genre de migration signifie beaucoup.
Il fait la «Revue genevoise» pendant onze ans, devient président du club de foot UGS – qu’il fera monter en ligue nationale – et entame sa grande histoire d’amour avec la télé. «Les coups de cœur», ce sera entre 1980 et 1985, puis entre 1998 et ce jour funeste de l’infarctus télévisuel en novembre 2019. Un véritable crève-cœur. «Les gens aimaient cette émission, ils voyaient leurs vedettes mélangées avec des artistes français, ça plaisait!» Le grand reproche du taulier de la musique romande à la chaîne publique tient au fond de l’affaire. «Où est la grande émission de variétés qui a succédé aux «Coups de cœur»? J’ai été «flushé» mais pas remplacé. On me dit que ce n’est plus à la mode alors qu’il n’y a que ça sur les télés françaises!» Pour ce dernier, le diffuseur ne respecte pas son mandat de service public en se fermant aux artistes et en oubliant un public – certes âgé – mais qui reste le premier consommateur de TV traditionnelle. «Je fais de la musique pour les gens simples, ceux que l’on a tendance à oublier.»
«Il ne m’a même pas salué…»
Le soir de la dernière émission, le directeur de la RTS, Pascal Crittin, se trouve à quelques mètres d’Alain Morisod. «Il ne m’a même pas salué, après pourtant vingt et un ans d’émissions à succès. C’est ainsi, désormais, dans cette grande maison.» Depuis, le mythique studio 4 – un temps le plus grand d’Europe – se morfond. «Ils vont en faire un dépôt. Plus personne ne comprend ce qui se passe entre une Tour qui a été restaurée à grands frais à Genève, un chantier qui coûte plus cher que prévu à l’EPFL et des locaux de la radio à la Sallaz pour lesquels il faut désormais payer au vu des retards de livraison du nouveau siège! Quand tu penses que la ligue nationale de hockey passe désormais sur Léman Bleu, ça te fait tomber les shorts.»
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«Un peu chochotte en vieillissant»
Mais le coup de gueule laisse vite place à la nature profonde du bonhomme, qui préfère parler de ce qui le touche au plus profond, sa relation avec les artistes. Mentor, Alain Morisod l’est sans aucun doute. «Michel Drucker ou Jean-Pierre Foucault n’ont jamais découvert personne, ils invitaient un chanteur quand il avait déjà vendu 30 000 disques. Moi, j’aime repérer les talents.» Que ce soit Jean-Baptiste Guégan, le sosie vocal de Johnny, Natasha St-Pier ou Christian Morin, dont les albums de clarinette produits par le Suisse ont connu des ventes phénoménales. Ses modèles en TV: les Carpentier ou Patrick Sébastien, «des gens qui ont inventé des choses».
Plus récemment, il a mis en avant des chanteurs en tout début de carrière comme Kendji Girac, Fréro Delavega, Vianney ou Louane. C’était mieux avant? «Je dirais plutôt que c’était pas mal non plus.» Alain Morisod – 73 ans – repart en tournée avec les Sweet People en décembre, après un tour au Québec le printemps dernier. Mady Rudaz, sa compagne, sera bien sûr de la partie. «Je lui ai proposé de partager ma cabine il y a cinquante-deux ans, depuis, elle me squatte toujours! Je sors un disque aussi, j’aime bien partir sur la route avec quelque chose sous le bras, et je continue les croisières.» Les concerts, ce sera les derniers, promis. Ou pas, tant on sent que la porte reste ouverte.
Un soir de novembre à la rédaction de «L’illustré», nous organisons une discussion entre le chanteur et nos lecteurs. Une trentaine de fans ont répondu présent. Avant de se lancer dans l’arène, Alain fait vite, à notre demande, une vidéo pour Didi. Elle fête ce jour-là ses 75 ans mais ne peut pas se déplacer. Un autre clip pour Martha, une dame de 101 ans qui se réjouissait tellement de quitter son EMS avec son accompagnante pour voir son idole. Elle a finalement dû renoncer, ne se sentant pas assez bien le jour J.
Pendant la rencontre avec le public, mille anecdotes fusent, comme celle-ci: qui savait que le tube mondial «Bamboleo» des Gipsy Kings avait été enregistré dans sa cave à Genève? A la fin de l’échange, une élégante quadragénaire l’interpelle: «Qui nous enverra toute cette tendresse après vous?» Une larme s’écrase sur la main du vieux musicien. Il s’excuse dans un souffle: «Momo devient un peu chochotte en vieillissant.»
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