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Approvisionnement en gaz: «La Suisse s’est comportée comme un enfant gâté»

Isolée sur le plan européen, la Suisse ne dispose d’aucune installation de stockage de gaz sur son territoire. Ses réserves sont donc conservées dans des pays voisins. Mais en cas de pénurie en Europe, ces stocks nous seront-ils vraiment livrés? Pas sûr…

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Un ménage sur cinq se chauffe au gaz en Suisse.

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Alessia Barbezat, journaliste de L'illustré
Alessia Barbezat

«Winter is coming». La Suisse va-t-elle vivre des jours sombres en se chauffant et en s’éclairant à la lueur d’une chandelle? Si les produits pétroliers représentent près de 50% de la consommation d’énergie dans le pays et l’électricité 25%, la part de la consommation de gaz naturel n’est pas négligeable: 15%. C’est-à-dire qu’un ménage sur cinq se chauffe au gaz en Suisse. Au mois d’août, le Conseil fédéral a esquissé une feuille de route et fixé un objectif d’économies volontaires de 15% de gaz pour les prochains mois – suivant ainsi l’exemple de l’Union européenne – en invitant notamment les entreprises et les particuliers à réduire la température de leurs locaux. Pour réaliser des économies supplémentaires, il suggère aussi un passage volontaire des systèmes de production de chaleur à la bicarburation, c’est-à-dire à l’utilisation du pétrole au lieu du gaz naturel. Des mesures suffisantes pour prévenir le risque de pénurie énergétique? Pas certain.

On sait que la Suisse ne produit pas de gaz et dépend entièrement des importations. Ce qu’on sait moins, c’est qu’elle ne dispose pas de capacité de stockage de gaz sur son territoire mais utilise les infrastructures des pays limitrophes. Le Conseil fédéral a annoncé en juin dernier avoir commencé à faire stocker des quantités importantes pour l’hiver à venir. A l’étranger, donc. Il existe bien un projet en Haut-Valais, mais celui-ci ne sera pas effectif avant plusieurs années. Autre caillou dans la chaussure, et non des moindres, la Suisse n’est pas membre de l’Union européenne (UE) et, sans accord-cadre avec Bruxelles, elle est à la merci de la bonne volonté des pays voisins. Si une pénurie venait à frapper l’Europe entière, aurait-elle la garantie d’être livrée? Le conseiller national socialiste Roger Nordmann répond par la négative: «Non, il n’existe pas de garantie, mais nous avons de bonnes relations avec l’UE, avec laquelle nous visons le même objectif de 15% d’économies volontaires sur la consommation de gaz. Nous avons aussi contribué au remplissage des réserves. Nous nous sommes montrés coopératifs, mais nous ne faisons pas partie du marché européen. Sans infrastructures de stockage, il est clair que la Suisse dépend du bon vouloir des pays voisins.»

Ueli Maurer

En mars dernier, le conseiller fédéral Ueli Maurer a rencontré le ministre qatari de l’énergie Saad Sherida al-Kaabi pour discuter de la livraison de gaz liquide. Pour la Suisse, c’est la société d’approvisionnement Gaznat qui mènera les négociations.

Twitter/@efd_dff

René Bautz, directeur général de Gaznat, le groupe vaudois qui transporte le gaz naturel en Suisse occidentale, se veut rassurant: «Nous travaillons sur un projet de stockage en Haut-Valais, mais, à l’heure actuelle, nous stockons le gaz en France. Le Conseil fédéral a signé un contrat inter-Etats entre la Suisse et la France qui nous permet d’assurer une certaine sécurité d’approvisionnement. Nous disposons d’une équivalence de traitement avec les distributions publiques de l’Est de la France. En cas de diminution de l’approvisionnement des sociétés gazières françaises, nous serions proportionnellement diminués à la même hauteur.» Et pour les stocks en Allemagne? «Gaznat n’a des réserves que dans l’Hexagone, répond le directeur général, mais il est vrai que les collègues qui stockent en Allemagne ne disposent pas de la même protection. La Confédération tente de mettre en place des conventions de solidarité, mais, sans accord-cadre, c’est compliqué. Heureusement qu’il y a une bonne entente entre les opérateurs gaziers et les fournisseurs, car, au niveau politique, c’est plus complexe.»

Au téléphone, Stéphane Genoud, professeur en management de l’énergie à la HES-SO Valais, déplore: «Sans accord-cadre avec l’Europe, nous nous sommes mis dans une position où il faut aller quémander de l’énergie à nos voisins. En cas de pénurie, si eux n’en ont pas, ils ne vont certainement pas nous en donner.» Même en vertu des contrats signés avec des partenaires étrangers? «Un contrat est toujours valable quand il fait beau, assure le professeur valaisan. Il y a des exceptions qui peuvent jouer en cas de pénurie.» Et de pointer du doigt un autre problème, celui de l’approvisionnement: «Il faut savoir que, aujourd’hui, il ne reste presque plus de gaz russe en Europe. Les fournitures sont finies. Alors que, en Suisse, 50% du gaz consommé provient de Russie.»

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Le réseau d'approvisionnement de gaz en Europe.

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Le principal fournisseur de l’Union européenne, le groupe russe Gazprom, a arrêté les livraisons sur fond de guerre en Ukraine. A l’approche de l’hiver, la crainte d’une pénurie est donc réelle et l’UE tente de diversifier ses sources d’approvisionnement en hydrocarbures, plus particulièrement en gaz. Les chefs d’Etat et hauts dignitaires européens se sont succédé à Alger cet été pour lui faire les yeux doux. A l’image du premier ministre démissionnaire italien Mario Draghi, avec à la clé la signature d’un contrat entre le géant transalpin ENI et l’algérien Sonatrach, estimé à 4 milliards de dollars. Ou encore d’Emmanuel Macron, le président français, en déplacement dans la capitale algérienne pour «une visite d’amitié». Et la Suisse, dans tout ça? Ueli Maurer s’est rendu au Qatar en mars dernier. Il était accompagné de René Bautz, directeur général de Gaznat, qui confirme que des discussions sont en cours mais qu’elles ne portent pas sur l’hiver à venir. «Le Qatar est une solution à long terme. Il faut garder en tête qu’un pays comme celui-ci a déjà contracté le gaz sur une longue durée avec d’autres partenaires. De plus, transporter ce gaz, qui est liquide, par méthanier demande toute une logistique. Ce sont des projets de longue haleine.»

Et quid de l’Algérie? «Cela pourrait être une piste à explorer, concède Stéphane Genoud, mais le gaz algérien n’est pas livré directement chez nous, il passe par l’Italie ou l’Allemagne. Soyons clairs, le problème ne vient pas des sources d’approvisionnement mais de l’acheminement. En cas de pénurie, je ne suis pas certain que l’énergie qui transite par les pays européens va nous arriver.» Pour Roger Nordmann, conseiller national socialiste, c’est également dans le circuit de livraison que le bât blesse: «La France ou l’Italie peuvent entreprendre ce genre de négociations avec l’Algérie, car ils disposent de pipelines directs reliant leur pays. L’Allemagne peut le faire avec la Norvège. La Suisse, pas tellement. Sans accord-cadre avec Bruxelles, nous n’avons pas la garantie de pouvoir faire transiter le gaz par le réseau européen.»

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Le réseau d'approvisionnement de gaz en Suisse.

gazenergie.ch

Qu’est-ce qui explique que la Suisse n’a pas construit d’installations de stockage? «Il faudrait poser la question à la Confédération, répond le directeur général de Gaznat. Nous avions développé des projets de stockage et, jusqu’à aujourd’hui, nous n’avons pas reçu de soutien politique.» Pour le spécialiste en management de l’énergie Stéphane Genoud, la Suisse s’est comportée comme un enfant gâté: «Il est plus facile pour un pays riche de ne pas engendrer des demandes pour construire. On paie les autres pour supporter les désagréments de ce genre d’activités. Et désormais, on se rend compte que payer ne résout pas le problème.» Un spécialiste en énergie qui tient à garder son anonymat avance une autre théorie: «La réalité est que l’industrie gazière n’a rien vu venir. Elle s’est fait de l’argent de manière monstrueuse avec des marges prodigieuses. Elle l’a redistribué pour agrandir le réseau, pour leurs actionnaires et elle n’a pas fait son devoir.»

Par Alessia Barbezat publié le 5 octobre 2022 - 08:57