En refermant son autobiographie, «Anatomie d’un cœur sauvage» (Ed. Hors Collection, 2020), on pensait retrouver la sulfureuse Asia Argento en mille morceaux, cabossée après 285 pages de ce qu’elle nomme «une autopsie complète», comme si elle laissait derrière elle la dépouille d’une autre après le récit d’une vie déjantée, accidentée et macabre. De passage à Genève, elle a remisé son image provocante au rayon des souvenirs et marche vers la lumière. A 47 ans, visage juvénile, elle arbore une silhouette de mannequin. Elle pratique le bouddhisme Nichiren Daishonin, discipline d’un moine japonais du XIIIe siècle. «J’ai arrêté de me blesser et j’ai élargi ma conscience.» En s’inscrivant aux Alcooliques anonymes, elle a définitivement rompu avec ses addictions et signe son retour à l’affiche dans «Seule», film d’espionnage et d’auteur du Franco-Suisse Jérôme Dassier. Un long métrage qu’elle porte impeccablement de bout en bout. Elle a tourné à Saint-Moritz dans un chalet grison perdu au milieu d’un décor enneigé. «J’ai beaucoup d’amis en Suisse. Enfant, je me souviens de longues promenades. Votre nature est un trésor. Fulvia, ma grand-mère, habitait Lausanne. Elle est décédée au CHUV.»
La fille du réalisateur et maître de l’horreur italien, le Romain Dario Argento («Suspiria», 1977), et de l’actrice Daria Nicolodi, disparue en 2020, a gagné en sérénité. Sa douloureuse confession fut nécessaire. «En voyant le texte, noir sur blanc, ça ne m’a pas plu. Mais, désormais, il ne m’appartient plus. J’ai retrouvé le désir de vivre et de jouer. La caméra a toujours été mon alliée. Elle m’a donné la force qui m’a toujours manqué. Elle est peut-être la mère que je n’ai jamais eue.» Son déséquilibre intérieur remonte à l’enfance. Asia a été victime de maltraitance maternelle. Son petit corps se figeait sous les coups, victime de cette femme magnifique, tout en violence et en charme, qui la massacrait. «Comme les serpents, je simulais la mort, en attendant que ça passe.»
L’alcool pour combler un vide en soi
Celle qui avoue avoir toujours plié devant ses bourreaux fut ballottée au gré des humeurs de parents artistes, séparés et instables. «J’étais très solitaire, j’avais honte de moi. On m’avait fait comprendre que j’étais nulle, mais j’avais un ego énorme. Lorsqu’on vous flanque à la porte à 9 ans, vous apprenez à survivre. Je suis une survivante.» Au même âge, elle débute dans un téléfilm. D’un tournage à l’autre, le cinéma devient sa famille éphémère. A travers lui, elle se forge un double factice. Une figure adulée, un mensonge rassurant dans un monde d’apparences. Jeune ado, elle explore la sexualité à 14 ans, multiplie les amants, sort la nuit, fume, avale des ecstasys, des acides et boit pour oublier ses chagrins et masquer son anxiété. «L’alcoolisme est aussi une maladie génétique. J’imitais ma mère. C’était ma façon de combler un vide en moi, un trou béant. S’enivrer est un leurre qui vous conduit à la dépression.»
Femme cultivée, elle a baigné dans l’art et la culture, le cinéma, la musique et la littérature. A 10 ans, elle découvre «La promenade» du Biennois Robert Walser. «J’ai tout lu de lui. Il était mon héros.» Petit à petit se dessine un embryon de carrière. Elle côtoie le Tout-cinéma. En 1994, Asia est au casting de «La reine Margot», en 1998, elle éclate dans «New Rose Hotel» d’Abel Ferrara, avec Christopher Walken et Willem Dafoe. Elle vit un rêve. Il deviendra cauchemar. Son livre, comme le clame le bandeau de couverture, est aussi le récit de celle qui fut, avec Rose McGowan, à l’origine du mouvement «#MeToo», le détonateur de la chute de Harvey Weinstein. Producteur omnipotent doublé d’un prédateur, il blacklistait celles qui ne se soumettaient pas à ses pulsions. Il abusera d’Asia Argento comme de tant d’autres. «J’avais 21 ans, l’âge de ma fille aujourd’hui. J’étais une enfant.»
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En l’apercevant à un dîner à Cannes, le corpulent nabab la couvre de compliments. Il l’invite à une fête qu’il donne à l’Eden Roc et promet de lui présenter les gens qui comptent. Ambitieuse, naïve, elle s’y rend seule comme on se jette dans la gueule du loup. Dans le palace au style Napoléon III, elle frappe à la porte et découvre une chambre immense et vide. «Les invités ne sont pas encore arrivés», glisse Weinstein en smoking. Elle boit du champagne pour se donner de la contenance. Il lui déroule le récit de son enfance pauvre. Elle frissonne sur le balcon, il dépose son veston sur ses épaules. Elle baisse la garde. Il disparaît dans la salle de bain et se change. Le piège va se refermer.
«Il était méthodique et agissait comme un «serial killer». Il savait repérer ses victimes, détectait vos faiblesses, vos failles. Il avait toujours le même stratagème: le peignoir de bain et la crème.» Fatigué par le décalage horaire, il quémande un massage. Interdite, Asia refuse; il insiste, se fait autoritaire. Comment se fâcher avec ce colosse tout-puissant? Lorsqu’elle cède, il la bascule sur le lit avec la force d’une bête. Elle se fige. Son esprit se dissocie de son corps.
Une fois qu’il a accompli son forfait, elle lui hurle son dégoût: «Je ne suis pas une pute!» Il éclate de rire et promet de faire inscrire la phrase sur un t-shirt. Puis il lui ordonne de le suivre, il doit rejoindre ses hôtes. Salie, humiliée, quelque chose s’est brisé en elle ce soir-là. En bas, Demi Moore est superbe, Woody Harrelson se roule un joint. Christina Ricci grimpe sur les genoux de l’ogre adipeux aux petits yeux cruels. Asia Argento n’a pas encore conscience d’avoir été violée. «Personne n’a envie d’être une victime, j’ai toujours détesté ce mot. Je n’en ai jamais parlé à personne, pas même à mon psy.»
Harvey Weinstein ne la lâchera plus. Manipulateur, il se fait photographier à ses côtés en souriant. Il tient l’axe principal de sa future défense: c’est une amie, elle était donc consentante. Il abusera d’elle une seconde fois. Elle le précise dans l’ouvrage, Asia consentira à un seul rapport avec lui. «Il pesait sur la vie des femmes, mais aussi sur celle des hommes, exerçant sur eux une violence mentale et psychologique en les exploitant.»
A l’appel de Ronan Farrow, enquêteur au «New Yorker», elle acceptera de témoigner à visage découvert. Elle a écrit et réalisé «Scarlet Diva». Son film, largement autobiographique, a éveillé les soupçons. On y reconnaît la figure de son agresseur. Réalisé en 2000, ce long métrage va sortir au Etats-Unis en même temps que «XxX» (2002), un blockbuster produit par Weinstein dans lequel elle partage la vedette avec Vin Diesel. Le monstre a flairé le danger. Il essaie de l’amadouer et de la corrompre.
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Discours accusateur à Cannes, accueil glacial
En 2018, au Festival de Cannes, avant de remettre le prix d’interprétation féminine, Asia Argento, tendue, prend la parole. «En 1997, j’ai été violée par Harvey Weinstein, ici même à Cannes. […] Nous savons qui vous êtes et nous n’allons pas vous permettre de vivre dans l’impunité.» L’accueil après son speech d’une minute est glacial. Spike Lee mis à part, personne ne la soutient. En dénonçant les méfaits du monstre – plus de 84 femmes harcelées, agressées ou violées –, elle a enfreint la loi du silence. «Les gens avaient peur de perdre leur place, de compromettre leur carrière.» Harvey Weinstein totalisait 330 nominations aux Oscars et 81 statuettes. Il va tomber après avoir tenté de salir ses accusatrices, engageant des détectives privés afin de rassembler contre elles des preuves, cherchant à les discréditer et à les détruire. A New York, le 11 mars 2020, il écopera de 23 ans de prison, auxquels s’ajouteront 16 ans supplémentaires, le 23 février dernier à Los Angeles.
Qu’est-ce qui a changé depuis? «La génération de ma fille profitera de «#MeToo», pas la mienne, souligne Asia Argento. Son irruption violente a généré de la confusion entre les sexes. La misogynie est intériorisée depuis des siècles. C’est à nous tous de faire bouger les choses, hommes et femmes. En Amérique, dans un mouvement de balancier contraire, cela a eu comme conséquence la suppression du droit à l’avortement.» Pourtant, sur les tournages, des protocoles ont été mis en place. «J’ai joué dans une série pour Amazon. On m’a demandé si j’étais à l’aise. Je n’étais même pas nue, mais en pyjama. Autrefois, dans une scène de sexe, votre partenaire pouvait vous faire mal. Comme j’avais honte de me plaindre, je me taisais. J’étais une femme libérée mais je pleurais une fois rentrée chez moi.»
Pour elle, désormais, comme le clip de la chanson d’Indochine dans lequel elle apparaît, «La vie est belle». «Et cruelle à la fois», ajoute celle qui a, un temps, songé à mettre fin à ses jours. «C’est quelque chose d’égoïste. Mais lorsque vous avez trop mal, vous n’imaginez pas que demain puisse être un autre jour. Vous voulez faire cesser la douleur.» Elle a traversé d’autres drames, comme le suicide du chef français Anthony Bourdain, animateur star sur CNN, dont elle a partagé la vie. «Il était dépressif et m’avait confié: «J’ai des pensées sombres.» Son médecin lui prescrivait des médicaments qu’il refusait de prendre. Nous étions deux adultes dans un couple ouvert. Chacun vivait de son côté, à l’autre bout du monde. On se voyait deux ou trois jours tous les trois mois.» De tout cela, elle n’a rien caché à ses enfants, Anna-Lou, 21 ans, et Nicola, 14 ans. «J’ai toujours été honnête avec eux. Ils me voient comme leur maman. Quelqu’un que tu peux appeler à 4 heures du matin, à qui tu peux tout raconter. Ils me font confiance. Ils me voient comme quelqu’un de stable. Et ça, c’est le plus grand succès de ma vie.»