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Reportage

Boncourt: «La fin d’une époque»

Depuis que British American Tobacco a annoncé l’ouverture d’une phase de consultation, préalable à un licenciement collectif, la commune retient son souffle. Abattement, incertitude et envie de se battre pour ce qu’il reste à sauver... Reportage en terre jurassienne.

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Boncourt

Dans ce hangar où il fait sécher les 7000 kilos de feuilles de tabac qu’il produit chaque année, Daniel Freléchoux, dernier planteur de tabac à Boncourt, craint que le départ de BAT ne soit annonciateur d’autres mauvaises nouvelles.

GABRIEL MONNET
Alessia Barbezat, journaliste de L'illustré
Alessia Barbezat

Dans la grisaille d’un lundi matin de novembre, Boncourt fait triste mine. De l’histoire d’amour entre la commune ajoulote et ses cigarettes, il ne reste qu’une odeur de tabac qui s’échappe de l’usine de British American Tobacco (BAT). On ne croise que quelques rares passants, une dame promenant un bouledogue français un tantinet hostile, des ouvriers attelés à la réparation d’une route, mais la vie semble s’être évaporée depuis «l’annonce». Quelques semaines auparavant, les 220 collaborateurs du cigarettier – dont une moitié de frontaliers – qui viennent chaque jour fabriquer des Parisiennes, des Kent ou encore des Lucky Strike ont appris la probable délocalisation des activités de leur employeur à l’étranger. Un cataclysme pour ce village jurassien de 1200 habitants si fier de cette usine qui a fait la fortune d’une famille – les Burrus – et de la région.

Boncourt

Le jeudi 27 octobre, BAT a informé ses 220 employés de l’ouverture d’une phase de consultation, préalable à un licenciement collectif. Un transfert de la production dans une autre usine en Europe est envisagé, ce qui pourrait signifier, dans le pire des scénarios, l’arrêt total de la production en Ajoie.

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Plus qu’une manufacture qui ferme ses portes, ce sont les pages d’une histoire de deux siècles qui partent en fumée. L’histoire d’une épopée industrielle commencée en 1814 avec l’arrivée d’un réfugié alsacien, Martin Burrus. Installé au pied de la tour de Milandre, ce paysan se lance avec succès dans la culture du tabac. Son fils François-Joseph fondera seize ans plus tard la manufacture F. J. Burrus Tabacs. La cigarette apparaît en 1886 et la marque Parisienne, vendue en paquets carrés, est créée dans la foulée. Les affaires fleurissent et les quatrième et cinquième générations de la dynastie Burrus commencent à amasser une petite fortune. 

Boncourt

A deux pas de la frontière française, Kamal Ahmed, le patron du Café du Battoir, est abattu. Sans les employés de BAT qui viennent consommer quelques bières après le travail, il perdra 1500 francs par mois.

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Et c’est toute une région qui en profite. Les employés d’abord, avec de nombreuses prestations sociales octroyées: des allocations familiales dès 1916 – trente ans avant qu’elles ne deviennent la norme en Suisse – , des salaires plus élevés que la moyenne, des prêts hypothécaires, une participation aux primes de la caisse maladie, des retraites anticipées, notamment. Les Ajoulots aussi jouissent de ce mécénat exubérant. Les Burrus financent la construction d’un stade, d’une piscine, soutiennent les associations locales, dont le Basket-club Boncourt, qui évolue en Ligue nationale A depuis 1998. L’entreprise est certes vendue à Rothmans en 1996, puis fusionne avec BAT en 1999, mais il suffit de sillonner le village pour se rendre compte de l’omniprésence des Burrus, dont le nom apparaît aux frontispices de la piscine, des parcs, des fontaines, d’une rue et de la mairie, notamment.

«Comme dans un couvent»

Ce capitalisme à vocation sociale, voire paternaliste, avec des patrons à l’ancienne, André Goffinet le regrette: «On vivait bien, ça, c’est sûr! Des conditions pareilles, vous ne les retrouvez plus nulle part», se remémore ce retraité de «la Burrus» et ancien maire de la commune. Il nous reçoit dans sa maison, une bâtisse construite par son grand-père en 1932 grâce à, vous l’aurez deviné, un prêt des Burrus. Sur la table du salon, une pile d’archives, des livres à la gloire des illustres mécènes de Boncourt et des coupures de journaux qui parlent de «l’affaire». A l’instar d’une majorité de Boncourtois, son histoire familiale est indissociable de celle de l’usine. Embauché chez le cigarettier en 1972, à la suite de son père et de son grand-père, il y a travaillé jusqu'à la retraite. «On y entrait comme dans un couvent. Quand on disait: «Untel entre à l’usine», on savait qu’il serait bon jusqu’à 65 ans», dit-il, nostalgique, en feuilletant un ouvrage dédicacé par celle qu’il surnomme avec déférence «Madame Charles» – Bernadette Burrus – dernière représentante de la famille encore installée dans le village. 

Lorsqu’il a eu vent d’une probable fermeture, l’octogénaire à la langue bien pendue est resté sans voix. «Une vraie bombe, cette histoire! Dès que je l’ai su, je suis allé rendre visite à un ancien collègue. Il était abattu comme pas deux. On va devenir une région sinistrée», s’inquiète-t-il, avant de se raviser: «Bon, pas comme à Delle (en France voisine,ndlr). Là-bas, c’est le Maroc!» Il le sent, une chape de plomb s’est abattue sur le village. «Plus personne ne sort. C’est une drôle d’ambiance, je peux vous dire. Et on n’y est pour rien. La boîte fait des bénéfices à Boncourt. Par millions!» s’écrie-t-il, agacé.

>> Lire aussi: Tramelan, la «pire» commune de Suisse romande, vraiment?

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André Goffinet n’attend rien de la phase de consultation. «On parle d’une multinationale. La décision est prise depuis longtemps. Le reste, c’est du vent!»

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Plus de 100 millions par an en Suisse selon Lionel Maitre, le maire de la commune ajoulote. De quoi le fâcher tout rouge. Dans la salle de réception de l’imposante et élégante mairie, une ancienne résidence familiale des Burrus offerte aux autorités en 1966, il avoue avoir appris avec stupeur la possible délocalisation des activités de la multinationale britannique à l’étranger. «C’est incompréhensible. Ils fabriquent environ 7 à 8 milliards de cigarettes par an, dont un tiers pour le marché suisse. Et ils comptent produire ce tiers à l’étranger? On entend parler de pays de l’Est ou de la Turquie. Dans le contexte géopolitique actuel, ça ne fait aucun sens», déplore-t-il. Il n’y a qu’une seule explication possible pour cet enfant de Boncourt: «Ils veulent envoyer un message à leurs actionnaires et générer encore plus de profits.»

Il le sait, la fermeture complète ou partielle du site risque d’amputer de plusieurs millions un budget communal estimé à 9 millions de francs. Il va falloir se serrer la ceinture et revoir à la baisse, voire supprimer des prestations auxquelles les habitants se sont habitués. «On ne pourra pas augmenter les impôts de façon à couvrir le départ de BAT. Certains dans le village ne se rendent pas compte des répercussions de cette nouvelle aux niveaux communal et cantonal.» Le trentenaire nourrit encore l’espoir de sauver quelques emplois: «Les syndicats œuvrent en compagnie des employés pour remettre un rapport à la direction avec des propositions concrètes. Mais est-ce que ce rapport sera vraiment lu? Les dirigeants de Londres feront-ils machine arrière?» s’interroge-t-il. Le couperet devrait tomber au mois de décembre.

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Les Parisienne, la fierté de Boncourt. Elles se vendent même chez Roelli, la confiserie du village.

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La piscine des Hémionées, offerte par Gérard Burrus à la commune en 1993, pourrait être l’une des victimes collatérales du départ de BAT. Financée jusqu’en 2017 par la Fondation Gérard Burrus, elle est désormais soutenue par la commune… Pourtant, l’anxiété ne semble pas gagner les dames qui pédalent en cadence lors du premier cours d’aquabike de la journée. Ni Yolande et Jean-Marie, barbotant dans le jacuzzi. «C’est sûr que la nouvelle m’a remuée, commente cette frontalière en tentant de régler les jets capricieux de la vasque. Je connais du monde chez BAT. J’y ai travaillé quatre ans avant de me marier.» Que répond-elle aux malheureux qui prétendent qu’une piscine pour 1200 habitants, c’est du luxe? «La critique est facile mais l’art est difficile. Et puis ici, c’est propre et respectueux. Pas comme là-bas, à Delle.» Entre deux longueurs, Thierry Maitre, le père du maire, se montre moins confiant: «C’est le choc pour toute une région. On ne sait pas ce que la piscine va devenir. Ce serait quand même bête de la raser et de boucher le trou.»

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«Avec le secret fiscal, certains ne se rendent pas compte de la masse d’impôts que paie BAT. Si la multinationale part, les impôts augmenteront, certaines prestations gratuites deviendront payantes, voire inexistantes», explique Lionel Maitre.

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Au centre du village, l’avenir de Daniel Freléchoux, 62 ans, le dernier planteur de tabac de Boncourt, est incertain. «Le tabac représente 70% de mes gains. Comme tous les cultivateurs de la région, je le vends à la SOTA (Société coopérative pour l’achat du tabac indigène,ndlr), qui le revend aux trois cigarettiers en Suisse, BAT, Japan Tobacco International et Philip Morris. Si BAT ferme, la part pourrait être redistribuée aux deux autres. Mais on n’en sait rien. J’ai peur que ça fasse boule de neige et que Philip Morris s’en aille aussi», dit-il en «déficelant» les feuilles de tabac qu’il a fait sécher durant deux mois.

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Yolande et Jean-Marie profitent des installations de la piscine des Hémoniées. Une infrastructure financée par Gérard Burrus en 1993.

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«Toute la région a pris une claque»

Au Centre sportif de l’Oiselier, à Porrentruy, les joueurs du Basket-club Boncourt (BCB) s’entraînent sous l'œil de Grégory Franc, le président du club. Au pied des gradins, il peine à masquer son inquiétude. «Le BCB pourrait être le grand perdant de l’histoire. La commune nous donne 50 000 francs par année. Elle est l’un de nos trois plus grands sponsors.» Un malheur n’arrivant jamais seul, le meneur de jeu de l’équipe, l’Américain Josh Brown, s’est blessé et a dû être opéré la veille. «Il va falloir trouver un remplaçant, un pigiste médical comme on dit dans le jargon. Et dans notre situation financière, ce n’est pas évident.» Le quadragénaire se veut malgré tout rassurant: «Aucune décision n’a encore été prise. On doit continuer à offrir du plaisir aux gens de Boncourt et de la région et montrer que ça bouge ici.»

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Le Basket-club Boncourt pourrait être l’une des nombreuses victimes collatérales de la délocalisation des activités de BAT à l’étranger.

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De retour à Boncourt – où ça ne bouge pas vraiment –, on passe au Café du Battoir. Il n’y a pas un chat. Enfin si, un félidé nommé Pépé, installé sur l’un des tabourets accolés au bar. Derrière le comptoir se tient Kamal Ahmed, un paquet de Parisienne à la main. Depuis l’annonce, ce Zurichois d’origine syrienne, installé dans le village depuis vingt ans, tente de faire bonne figure mais le cœur n’y est plus. «Toute la région a pris une claque, les gens sont tristes. J’ai fait mes calculs, je vais perdre 1500 francs par mois.» S’il confie ne pas être surpris par l’attitude «des grands patrons de Londres qui veulent faire de l’argent», le futur est nuageux. Une seule certitude: «J’arrêterai de fumer des Parisienne. Ça ne sert à rien mais il faut leur montrer qu’on ne capitule pas.» 

Par Alessia Barbezat publié le 30 novembre 2022 - 08:57