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Berlusconi: le drôle d’héritage du Cavaliere

L’ex-premier ministre italien disparu lègue au monde des émules, Trump au premier rang, et à l’Italie le retour au pouvoir des sympathisants de Mussolini. Décryptage d’un parcours hors normes.

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Les funérailles d’Etat de Berlusconi au Duomo de Milan

Une journée de deuil national et des funérailles d’Etat au Duomo de Milan en présence de hauts responsables politiques ont eu lieu le 14 juin 2023 pour rendre hommage à Silvio Berlusconi, décédé d’une leucémie à l’âge de 86 ans.

Ernesto Ruscio/Getty Images

Qui était dans le cercueil, mercredi, sous le Duomo de Milan? Un homme d’Etat hors catégorie? Le prince des menteurs? Un patriote sentimental? Un bateleur sur écran scintillant? Un marchand roué du football? Un don juan vorace aux poches trop pleines? Un complice de la mafia? Un clown? 

Silvio Berlusconi était tout cela. Il est parti dans la solennité et les larmes, mais, en écoutant bien, on aurait pu entendre sous les voûtes de la Natività della Beata Vergine Maria des sarcasmes et des gloussements étouffés. Le pape, lui-même en petite forme, avait prudemment dit de loin qu’il s’agissait là d’un homme «au tempérament énergique»; sauf à avouer sa répulsion, c’est tout ce que François pouvait dire. Ses lointains prédécesseurs, les deux papes Pie, avaient pratiqué le même mutisme embarrassé devant l’autre «imperator»: car le siècle d’histoire politique italienne retiendra d’abord ces deux noms, Mussolini et Berlusconi. Et au moment où le second s’en va, par une provocante malice du temps, les sympathisants du fascisme sont de retour au pouvoir à Rome. L’histoire est tragique, et c’est une plaisanterie.

Des adolescents, devant le miroir, se rêvent roi, chef d’Etat. Silvio Berlusconi, lui, voulait faire fortune. Et il est devenu très tôt très riche, au moment où le pays en plein essor avait besoin de logements en masse. Il a bâti des cités entières autour de Milan, ce qui lui a valu le titre officiel de chevalier d’industrie: Cavaliere. Mais d’où ce fils de petit banquier tirait-il les fonds investis dans ses entreprises, puis dans l’empire médiatique qu’il a réuni, puis dans l’achat de l’AC Milan (du pain et des jeux), ce formidable marchepied populaire? Quand, au début des années 1990, il a décidé de s’emparer, aussi, du pouvoir politique, deux de ses lieutenants, Marcello Dell’Utri et Vittorio Mangano, étaient acoquinés à la mafia, et ils ont fait de la prison pour cela. Depuis le début, un doute a rôdé autour du trésor de Berlusconi. 

Le pays était à terre, à ramasser, pourri par la corruption. L’appareil d’Etat avait fini par ressembler à un grand distributeur de pots-de-vin, de passe-droits et d’avantages de toutes sortes. Les juges ont entrepris de faire le ménage (Mani pulite) dans cette poubelle mortifère (Tangentopoli). Les ministres tombaient les uns après les autres, y compris le premier d’entre eux, après une farouche résistance, le socialiste Bettino Craxi, qui a quand même pu échapper aux «carabinieri» en trouvant asile en Tunisie.

Défier les «juges rouges»


Silvio Berlusconi arrivait-il comme le chevalier blanc (Cavaliere bianco) dans cette fange? Pas exactement. Craxi était un ami, et ses premiers réseaux d’influence furent dans le milieu socialiste, étendu à la France, puisque c’est grâce à la protection de François Mitterrand, qui n’en ratait pas une, que l’Italien a pu un temps planter sa tente dans la télévision française (La Cinq). Mais son discours, quand il a créé Forza Italia, cette formidable machine publi-politique à conquérir le pouvoir, était celui du sauveur «du pays que j’aime», comme disait sa profession de foi. Etait-il sincère? Bien sûr, même les comédiens le sont. Mais s’il a voulu devenir premier ministre (vrai cœur du pouvoir), c’était aussi pour défier les juges et les empêcher de franchir sa porte. Il a mené contre eux une guerre incessante, les traitant tous les deux jours de «juges rouges» acharnés à détruire l’Etat, et à l’abattre, lui, le sauveur.

Une vingtaine de procès l’ont visé. Il a chaque fois pu, entouré d’avocats, dévier les coups, sauf à la fin, pour fraude fiscale: en 2014, le tribunal l’a envoyé travailler pendant un an dans un EMS pour lui épargner, vu son âge, la prison. Mais même cette infamie ne l’a pas arrêté. Dans les dernières années de sa vie, Silvio Berlusconi se rêvait encore, et il y travaillait, président de la République. L’homme se relevait toujours: dans l’histoire, on a rarement vu pareil culbuto. 

Et quel voyage! Trois mille trois cent quarante jours, en plusieurs tranches, comme premier ministre, et trente années d’omniprésence dans la vie politique italienne. Une marque ineffaçable faite d’exaltation nationale optimiste, même quand l’Italie stagnait aux yeux de tous, ou était menacée d’un destin grec au moment de la crise des dettes européennes. Il y ajoutait des fanfaronnades au retentissement mondial, des incongruités incompréhensibles, comme le jour où, parlementaire européen (une autre de ses transfigurations), il a traité Martin Schulz, futur chancelier allemand, de kapo de camp de concentration. Il avait aussi une étonnante tendresse pour les tyrans les plus bizarres, le Libyen Mouammar Kadhafi, le Turc Recep Tayyip Erdoğan, et bien sûr Vladimir Poutine – comme un désir de pouvoir absolu. 

Berlusconi et Vladimir Poutine en 2003

Berlusconi vouait une étonnante tendresse aux tyrans, comme ici avec Vladimir Poutine, en 2003.

Viktor Korotayev/AFP

Et bien sûr – est-ce la même chose? – un désir de femmes, un hédonisme à la fois affiché et dissimulé. Affiché quand il passait d’une épouse à l’autre, jusqu’à la blonde Marta Fascina, dernière compagne à la veille de sa mort. Dissimulé (c’est le côté «bunga-bunga»), quand les accompagnatrices étaient payées, rabattues par des assistants-proxénètes vers sa villa de la banlieue de Milan pour – comme il l’a dit ensuite – des «nuits élégantes»; elles étaient longues et éprouvantes parfois: recevant un matin en audience un nouvel ambassadeur des Etats-Unis, le Cavaliere fourbu s’était endormi devant le diplomate étonné. 

Quand ces frasques monnayées ont été révélées, il y eut bien sûr des protestations, des haut-le-cœur, des manifestations même. Mais Silvio Berlusconi n’a pas perdu toute faveur auprès des Italiennes, en particulier auprès de celles «de plus de 50 ans», comme on dit dans les études d’opinion, et même des autres. Une amie romaine explique cette ambivalence: il a d’un côté fait des femmes des objets en les déshabillant à moitié pour ses télévisions, mais en même temps il a reconnu leur pouvoir et les a associées au sien. 

Berlusconi avec sa dernière compagne Marta Fascina

Berlusconi était un homme à femmes, un hédonisme à la fois affiché et dissimulé. Deux mariages, cinq enfants, et ici avec sa dernière compagne, Marta Fascina, de plus de cinquante ans sa cadette.

Matteo Bazzi/ANSA/AFP/Getty Images

«Il becte la vie, et il paie bien»


Bernard Tapie, un de ses admirateurs, résumait assez bien l’extravagant fanfaron: «Il becte la vie, et il paie bien» (en l’occurrence les stars de football, pas les femmes). Le Français jactant fut un émule, il y en eut d’autres, Boris Johnson, le Philippin Duterte d’une autre manière, et bien sûr Donald Trump (mensonges, tonitruances, femmes humiliées) qui a, lui, dépassé le modèle: tous des boutures tordues par le temps de la communication omnipotente.

L’époque l’a fait, il a fait l’époque. Maintenant, après les funérailles, Silvio Berlusconi repose dans sa boîte scellée, pour un moment encore avec son large sourire figé par les soins esthétiques. En attendant la décrépitude. 

Par Alain Campiotti publié le 21 juin 2023 - 09:24