L’air de Paris et des bords de la Seine ne paraissent même pas l’avoir transformé. Son éternelle écharpe autour du cou, imperméable au temps qu’il fait ou aux saisons, déambulant ses portables en mains – un troisième s’est évidemment ajouté, avec un nouveau numéro français –, on le retrouve dans son nouveau cadre de vie tel qu’on l’avait connu à Genève, une ville qui reste son port d’attache, avec laquelle il va multiplier les allers-retours le plus régulièrement possible pour voir les siens. Pour l’heure, ici à Paris, il a trouvé un appartement provisoire dans le VIIIe arrondissement, qu’il devrait quitter bientôt pour se rapprocher davantage encore de son nouveau lieu de travail où il est déjà comme un poisson dans l’eau.
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En pénétrant désormais chaque matin dans la grande maison d’acier et de verre de TF1 à Boulogne, troquant en quelques semaines à peine son vieux badge d’entrée RTS contre celui flambant neuf de LCI, Darius Rochebin avoue n’avoir été traversé finalement d’aucun frisson particulier. Si ce n’est l’envie de bien faire, prenant sa place parmi les autres dans l’open space du deuxième étage, un petit bureau près de la fenêtre où il mitonne désormais Le 20.00 de Darius Rochebin, émission scrutée, observée, critiquée ces derniers jours, plus que toutes les autres. Et finalement saluée et couverte d’éloges par les professionnels, autant que par les téléspectateurs. Pari gagné du groupe TF1: le style Rochebin fait mouche en France, entre sourire et questions incisives.
Tout le monde souligne l’exigence de l’émission. En plus de la grande interview, ce nouveau rendez-vous d’une heure et quart propose une rubrique historique qui fait un tabac. Une première folle semaine pour Darius – dont la photo s’affiche désormais en grand dans les gares, sur les colonnes Morris – qui a enchaîné aussi les interviews parisiennes comme une espèce d’extraterrestre, fascinant les Français, sur RTL, sur France Inter, à Europe 1, mais aussi dans de nombreux titres de la presse écrite, du Parisien au Journal du dimanche.
A Boulogne, Darius Rochebin n’est pas en terrain inconnu. Il a retrouvé quelques amis de longue date, dont un des principaux visages de TF1, son ami Gilles Bouleau, le présentateur en semaine du 20h. Ils se connaissent depuis plus de sept ans. Et travaillent désormais à la même heure, dans le même groupe, sur deux plateaux distants de quelques dizaines de mètres à peine! On les a réunis à la fin de la semaine dernière, autour de la même table. L’un et l’autre affichent la même conviction: seule la qualité permettra au journalisme, très décrié, de conserver le cœur du public et même de conquérir les sceptiques. Résultat très remarqué jeudi passé, Mathieu Kassovitz, d’habitude si souvent féroce avec les médias et les journalistes, saluait le travail de Rochebin. «On a besoin de journalistes professionnels comme vous», déclarait l’acteur, avant d’ajouter: «Bienvenue en France.» Interview croisée.
- Gilles, quel regard portez-vous sur les premiers pas de Darius?
- Gilles Bouleau (G.B.): J’ai été impressionné par la remarque immédiate d’une personne qui m’est proche: «C’est incroyable, ce Darius, on sent qu’en cinquante minutes, il a une qualité assez rare, une forme de profondeur.» C’est exactement cela. On n’est pas dans le jonglage, les slogans, l’anathème. Au bout de quelques émissions, ta qualité fondamentale est là. La TV, cela ne trompe pas.
Darius Rochebin (D.R.): Si c’est le cas, je suis à bonne école. Tu fais le journal télévisé le plus regardé d’Europe et tu en incarnes la preuve soir après soir: la qualité paie. Pas besoin de facilités ou de cabotinages. Contrairement au cliché, le public est très exigeant.
- Avez-vous eu l’occasion d’en parler déjà ensemble?
- G.B.: Non! C’est notre première discussion tranquille depuis une semaine. Nous n’avons pas beaucoup de moments d’échappée.
- D.R.: Les journées sont longues, de 9 heures à 22 heures, sans interruption…
- G.B.: La pause-café n’est pas une option!
- Darius était dans le secteur public. Est-ce que l’audience n’est pas plus importante dans le privé?
- G. B.: Mon sentiment a priori et en un mot: si.
- D. R.: Bien sûr! Mais elle l’est dans le secteur public aussi et ça n’a rien de honteux. C’est un signe d’adhésion du public. Mais ce que j’aimais à la RTS et que je retrouve dans le groupe TF1, c’est le pari sur la durée et le travail bien fait.
- G. B.: Oui, ça reste artisanal, malgré les enjeux d’audience. Cela se finit avec un clavier, à taper à 2 ou 4 doigts.
- D.R.: Pour moi, un doigt et demi en ce moment, je dois m’habituer au clavier français différent du suisse romand, c’est une torture (rires).
- G.B.: C’est comme dans les commissariats! On tape plus ou moins bien, mais l’important, c’est la bonne ou la mauvaise idée de question qui germe au bon moment, et qui fait la différence.
- D.R.: J’aime ton expression d’artisanat. Le tour de main personnel est capital: l’angle original, même si c’est la 100e interview que donne une personnalité.
- G.B.: Toi aussi, tu te mets la pression, n’est-ce pas? Cette personnalité en face de moi a été interviewée 100 fois, mais là, c’est la 101e, c’est moi, c’est maintenant, ça ne peut pas être tiède. Le matin tu te dis ça, je pense.
- D.R.: Oui, même en me brossant les dents, en écoutant des interviews précédentes de l’invité sur ma tablette, en observant ses tics de langage! C’est décidément de l’artisanat.
- L’un et l’autre, vous avez interviewé deux des chefs d’Etat les plus en vue depuis des années, Macron et Poutine. Quelles sont vos impressions?
- G.B.: Emmanuel Macron fait partie d’une catégorie particulière d’hommes politiques: il est difficile à interrompre quoiqu’il l’accepte intellectuellement, il n’est pas du tout hostile à ce qu’on lui oppose des arguments. Mais, techniquement, ce n’est pas facile parce qu’il a un raisonnement qui se construit avec des méandres.
- D.R.: C’était exactement mon sentiment. Il éprouve même une certaine gourmandise intellectuelle à entrer dans la discussion, avec une grande liberté d’esprit, c’est assez rare à ce point. D’où le paradoxe: une personne compliquée à interviewer mais parmi les plus intéressantes.
- Vladimir Poutine est-il très différent?
- D.R.: Très! Je garde l’impression d’un policier de haut vol, très intelligent mais très ironique, méfiant avec le sourire, qui vous regarde l’air de dire: «Toi, je te vois venir.»
- G.B.: Si la question est de savoir si c’est un animal politique intéressant à interviewer, la réponse est oui. J’ai interrogé des présidents plus démocrates mais dont l’interview était moins intéressante. Il avait instauré le rapport de force en nous faisant attendre dix, onze, douze heures dans un petit cagibi. Tout faisait sens dans cette interview. Je lui ai posé, par exemple, la question sur les Pussy Riot qu’il envoyait dans des geôles. Il a dit: «Celle-là, les journalistes russes n’osent pas me la poser…»
- D.R.: Je me rappelle très précisément ta question. Moi, je lui avais parlé de la thèse que les services américains tentaient alors d’accréditer: était-il devenu fou? Il m’a répondu: «Est-ce que, dans cette interview, je vous ai paru fou?»
- G.B.: Excellente réponse.
- D.R.: J’ai été obligé de dire: «Non, d’ailleurs vous souriez, contrairement au préjugé commun sur le Poutine glacial.»
- Dans ces moments, est-ce qu’on se sent témoin de l’histoire?
- D.R.: Ce serait prétentieux. D’ailleurs, les livres de souvenirs de journalistes qui se prennent pour des acteurs de l’actualité sont souvent d’un ennui mortel: 300 pages pour dire «j’ai vu un tel et un tel», ça ne pèse pas grand-chose. Mais ça n’enlève rien à la passion du métier, qui est d’observer, et aux souvenirs que ça laisse.
- Et quels sont donc ces souvenirs?
- D.R.: Pour moi, le moment le plus vertigineux était à Khao Lak en Thaïlande après le tsunami de 2004, dans une morgue à ciel ouvert, où les familles venaient reconnaître leurs morts. Des marchands ambulants grillaient du poulet à quelques mètres des cadavres, pour restaurer les gens endeuillés. J’ai pleuré avec la famille que je faisais témoigner, puis ça s’est prolongé en pique-nique improbable, avec cette façon très orientale d’affronter la mort qu’ont les Thaïs. J’ai admiré infiniment le courage de ces gens.
- G.B.: Oui, c’est le genre de souvenir qui ne vous quitte plus. Mon plus fort, il y a quinze ans presque jour pour jour, c’était l’ouragan Katrina, je venais tout juste d’arriver aux Etats-Unis comme correspondant. C’était apocalyptique. C’est ça qui me revient là, à l’instant, et puis le tremblement de terre en Haïti. C’est ineffaçable. Jamais de ma vie, je n’avais vu autant de morts, jamais de ma vie je n’avais vu autant de désolation, et en même temps d’humanité et de fraternité, de dénuement absolu. Je me rappelle aussi en 2009, à Washington, avoir été à nonante mètres (il dit bien «nonante», avec un petit sourire, à la Suisse, ndlr) de Barack Obama qui prête serment. Moins 12 degrés, soleil éclatant, un million et demi de personnes. Et je suis là! Ce n’est pas du tout de la gloriole. Personne ne se souvient que c’était moi, plus de 2547 journalistes étaient là. On se souvient de Barack Obama qui prête serment. Mais, à ce moment, on sait qu’on a voulu faire ce métier pour être dans l’histoire, accompagner l’histoire, et en être un témoin.
- Curieusement, vous me racontez des souvenirs de terrain, et pas de journaux télévisés…
- D.R.: Un grand moment pour moi fut mon interview d’une survivante des camps, Ginette Kolinka, qui vit toujours et qui est d’ailleurs la maman de Richard, le batteur de Téléphone. Elle a 95 ans. Je suis très sensible au temps qui passe, j’ai souvent le sentiment d’avoir raté des gens que j’aurais voulu interviewer, comme Primo Levi, par exemple, qui s’est suicidé en 1987.
- G.B.: J’ai du mal à répondre à cette question-là, parce que je mélange le plaisir, la satisfaction, la joie que j’ai de rencontrer et de poser des questions, qu’elles soient bonnes ou pas. Un de mes grands souvenirs, c’est Jean Rochefort, parce que j’idolâtre ce comédien, je pourrais en parler pendant des heures. Le fait qu’il vienne en baskets blanches dans le 20h de TF1 pour parler d’un petit film en noir et blanc, qui est d’ailleurs son dernier film, même s’il ne va faire que 2000 entrées, heureusement je n’ai pas été assez bête pour ne pas l’inviter! Et il est là, et pour moi, ce sont les films d’Yves Robert qui me reviennent en tête et tout le charme de ces années-là. Je me souviens juste qu’il était resté après le journal et qu’il avait assisté à la conférence critique qu’on fait ensuite, le débrief entre journalistes. Et il y avait Jean Rochefort et sa moustache parmi nous, quel pied!
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