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Canton par canton, tour d'horizon de la situation de l'école publique en Suisse romande

Dans les trois cantons catholiques (Valais, Fribourg et Jura), l’école publique fonctionne sereinement. Dans les trois cantons protestants (Neuchâtel, Vaud et Genève), l’enseignement, c’est le département qui coûte parfois une réélection à sa cheffe ou son chef. Essayons de comprendre les raisons de cette frontière scolaire qui coupe la Romandie en deux.

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Ecole romande

C’est dans l’enseignement, pourtant privilégié par rapport à d’autres professions publiques comme dans la santé, que le combat syndical est le plus âpre, du moins dans les cantons de Genève et de Vaud.

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Et le courageux héritier du département infernal du canton de Vaud est… Frédéric Borloz! Il en aura fallu du temps au nouveau gouvernement vaudois – un collège intégrant quatre novices et qui entrera en fonction le 1er juillet – pour se mettre d’accord sur la répartition des dicastères et sur leur remodelage. La favorite à ce siège éjectable était pourtant le phénomène Valérie Dittli, qui cumulait les singularités: 29 ans seulement, juriste zougoise venue vivre et travailler à Lausanne en 2015, qui n’avait jamais décroché de mandat politique et, pour couronner le tout, centriste, un parti sans député au Grand Conseil. C’était trop pour oser l’envoyer à ce poste sacrificiel qui vient de coûter sa réélection à la socialiste Cesla Amarelle, un désaveu populaire qui s’était déjà produit deux fois, en 1998 et en 2002. Cette entreprise de 17 000 fonctionnaires revient ainsi à un conseiller national PLR, comptable de formation. Il devra relever le défi d’un retour gagnant de la droite, après vingt-huit ans de direction socialiste, rythmée notamment par des grèves des enseignants et des réformes illisibles.

Le nouveau patron des 13 000 maîtresses et maîtres et des 130 000 élèves vaudois est-il fébrile un mois avant de reprendre ce paquebot en roulis permanent? «Je vais m’appuyer sur les gens, sur les compétences en place», nous répond-il sobrement. Son objectif principal? «Rapprocher la formation de l’économie. Il faut que les écoles facilitent la recherche d’un travail. Je vais donc également mettre l’accent sur la formation professionnelle dans son ensemble», estime-t-il en bon PLR.

Frédéric Borloz

Frédéric Borloz, futur conseiller d’Etat vaudois chargé de la formation: «Il faut que les parents puissent suivre le parcours scolaire de leurs enfants». 

Alessandro della Valle

Très bien. Mais Frédéric Borloz devra aussi calmer les tensions endémiques entre enseignants, directions, parents, élèves, s’il veut réussir son premier mandat. S’inspirera-t-il des cantons du Valais, de Fribourg et du Jura, où le climat scolaire est serein? Le Chablaisien n’a pas eu besoin de nous pour y penser: «J’ai moi-même expérimenté la différence de climat scolaire entre cantons: en 1983, mes parents m’avaient en effet envoyé au collège de l’abbaye de Saint-Maurice (VS), chez les chanoines. A mon arrivée, on m’avait taquiné en disant que je venais du canton des réformes scolaires à répétition. C’était déjà la réputation qu’avait l’école vaudoise à l’époque. A Saint-Maurice, l’enseignement s’appuyait sur la tradition, sur une certaine continuité. Je suppose que c’était une des clés de ce climat de confiance. Il est évident qu’il faut tout faire pour que les parents puissent suivre le parcours scolaire de leurs enfants et ainsi appuyer l’enseignement. Mais mon avis n’est pas définitif sur ce sujet. Il faut me laisser prendre mes marques et définir des objectifs avec les responsables.»

Restons donc en Valais où, hormis la tumultueuse parenthèse Oskar Freysinger (2013-2017), l’école publique fait peu parler d’elle. Jean-Philippe Lonfat, chef du Service de l’enseignement du grand canton catholique et bilingue (un défi supplémentaire pourtant bien géré), confirme: «Oui, en Valais, il nous semble que l’école publique suscite moins de polémiques que sur Vaud et Genève. J’ose même parler de sérénité. Cela est peut-être dû au fait que l’école est peu politisée dans ce canton. Les associations d’enseignants restent des syndicats avec leurs revendications, mais sont aussi des partenaires pédagogiques. La bonne image générale de l’école est renforcée par de bons résultats d’ensemble, comme le prouvent les enquêtes PISA, par exemple. Les parents nous témoignent une grande confiance. On dénombre d’ailleurs moins de 30 enfants scolarisés à domicile et les écoles privées sont très peu nombreuses.»

Au nord, dans le canton du Jura, l’école est là encore plus sereine que dans les cantons de l’ouest. La conseillère aux Etats socialiste Elisabeth Baume-Schneider a dirigé ce département de 2003 à 2015. Les scores de ses deux réélections avaient été excellents. Comment a-t-elle réussi là où ses homologues socialistes en terres vaudoises ont souvent échoué? «C’est un département exigeant et passionnant à diriger, se souvient-elle avec enthousiasme. J’étais en contact direct avec le vécu des gens. Mes rapports avec le corps enseignant ont connu des hauts et des bas. Mais le syndicat des enseignants jurassiens est un partenaire intelligent et loyal, ce qui a toujours permis de conserver un dialogue ouvert, parfois un brin rugueux, mais fructueux.»

La personnalité solaire de l’ancienne ministre jurassienne a sans doute compté dans ces douze années. «Diriger ce département demande, je crois, un bon sens de la communication. Le fait d’avoir une formation dans le social m’a aidée à créer le contact. J’aime être en relation avec les autres, j’aime dialoguer, argumenter, expliquer mes décisions. Cela aide peut-être à rendre acceptables des choix très impopulaires comme, dans mon cas, la fermeture de classes ou la réorganisation de transports scolaires.»

L’école publique gagne forcément – même si cela ne suffit pas – à être incarnée par une cheffe ou un chef charismatique. La longue ère des austères juristes socialistes dans le canton de Vaud, l’échec de Philippe Gnaegi en 2015 à Neuchâtel et les turbulences genevoises qu’affronte Anne Emery-Torracinta ont en commun un déficit de sens du contact, toujours utile pour désamorcer les conflits, expliquer des réformes, aller à la rencontre des parents d’élèves et des enseignants. Cesla Amarelle est – tous nos interlocuteurs qui la connaissent l’ont souligné – une politicienne intelligente, motivée par des convictions sincères. Mais sa communication était technocratique. Son discours de rentrée scolaire en 2017, adressé aux directeurs et directrices d’établissement puis à la presse, en est un cruel exemple.

La nouvelle élue voulait partager sa «vision de l’école» et les projets qu’elle allait lancer. Extrait: «Face à l’ensemble des responsabilités et défis que nous partageons, le travail des directions d’établissement, des doyen-ne-s et des enseignant-e-s, ainsi que des autres collaborateur-trice-s du département est aussi passionnant qu’exigeant. Il me tient dès lors à cœur de promouvoir un contexte facilitateur et de confiance réciproque tout en maintenant une dynamique d’évaluation constructive.» Ou comment enfoncer des portes ouvertes dans un style sans âme. Pas un mot d’esprit, pas une citation littéraire ou philosophique, pas de mise en perspective. Et dans ce même discours, Cesla Amarelle s’engageait à multiplier les visites d’établissements scolaires «afin de [se] faire une idée précise des problèmes rencontrés et des réajustements qui s’imposeront le cas échéant». Les enseignants que nous avons contactés estiment que cette promesse d’immersion n’a pas été suffisamment tenue.

A Genève, la libérale Martine Brunschwig Graf avait dirigé durant plus de neuf ans le département et cela ne lui avait pas coûté de réélection. Dans son cas, c’est sans doute son pragmatisme, sa vision acérée des enjeux politiques et de la société qui l’ont aidée dans les périodes de vent contraire. «Diriger ce département, c’est notamment avoir conscience que toute nouveauté cause des problèmes, analyse-t-elle. Pour le dire autrement, aucune réforme n’a que des avantages. Et les bénéfices d’une réforme prennent forcément des années pour se concrétiser. L’instruction publique demande donc à la fois de la patience et de la force de conviction.»​

Société Pédagogique Genevoise - SPG

Société Pédagogique Genevoise - SPG.

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Les syndicats ou associations d’enseignants ont aussi une responsabilité dans cette frontière est-ouest du climat scolaire. Pour dire clairement les choses: dans les cantons de Genève et de Vaud, certains syndicats n’ont pas tourné la page Mai 68. Leurs sites web revendiquent un corporatisme de combat. Il y est principalement question de la défense des droits des enseignants et l’iconographie est nourrie d’images de manifestations, de visages en colère, de mégaphones. Les enjeux purement pédagogiques semblent secondaires. C’est l’inverse sur les sites des associations d’enseignants valaisans et fribourgeois, qui traitent prioritairement des enjeux actuels du métier et des besoins des élèves.

Il serait pourtant incorrect de caricaturer à l’excès le syndicalisme enseignant vaudois et genevois. Car le désarroi actuel des profs est bien réel et concerne, plus ou moins intensément, tous les cantons. Le président du Syndicat des enseignant-es romand-es (SER), le Jurassien Samuel Rohrbach, dresse la liste des difficultés actuelles: «Les enseignants sont confrontés à une charge administrative croissante. Leur avis de professionnels est souvent négligé dans les réseaux mis en place pour résoudre des cas d’élèves en difficulté. La charge éducative que les maîtresses et les maîtres doivent assumer est toujours plus lourde. La confiance de la société envers l’école a baissé et les enseignants sont en première ligne pour faire face à cette méfiance. Tout cela accroît la pénibilité du métier et se traduit par un nombre croissant d’enseignants qui quittent le métier précocement.»

Julien Eggenberger, enseignant, député et président du SSP du canton de Vaud, abonde dans ce sens: «La nomination d’un PLR à la tête du département n’est pas le plus important. Ce sera le programme de législature de ce nouveau Conseil d’Etat. Il faudra débloquer des moyens pour faire face déjà à la démographie scolaire dans ce canton. A la rentrée, l’école devra accueillir environ 2000 élèves supplémentaires, notamment en raison des réfugiés d’Ukraine. Il faudra aussi revoir le projet d’éducation numérique et le Concept 360°. Il y a encore la question du gymnase en quatre ans. Et puis nous sortons de deux ans de pandémie qui ont été éprouvants.» Le leader syndical vaudois estime que le dialogue social doit être aussi «réinventé»: «Le nombre croissant de demandes d’adhésion à notre syndicat confirme que le malaise est largement ressenti.»

Au fond, l’école est-elle, ou devrait-elle être, de gauche ou de droite? Ou, dit autrement, la couleur politique de la cheffe ou du chef de département joue-t-elle un rôle dans l’ambiance générale alors que ces mêmes départements romands sont justement en train d’être récupérés par la droite?

Tous nos interlocuteurs bottent en touche. L’école n’a pas et ne doit pas avoir de couleur politique, mais doit assumer deux rôles: celui, traditionnel, de la transmission de savoirs et un rôle éducatif. Quant à l’appartenance politique de la cheffe ou du chef de département, elle ne serait pas non plus décisive. Ce qui l’est plus, ce sont les moyens à disposition pour appliquer des mesures sociales ou des mesures visant une meilleure adéquation avec l’économie. Cesla Amarelle avait ainsi de grandes ambitions avec son projet d’école inclusive baptisé Concept 360°. Si des centaines, voire des milliers d’enseignants ont biffé son nom sur leur bulletin de vote, c’est parce qu’ils estimaient que la conseillère d’Etat ne leur avait pas mis à disposition des moyens suffisants.

Terminons avec l’avis d’un professionnel de l’enseignement privé, Alain Moser, directeur de l’Ecole Moser, active dans les cantons de Genève et de Vaud. Il confirme d’abord un trend vers le privé: «Je fais face en effet à une explosion de demandes.» Le nouveau bâtiment nyonnais permettra d’ailleurs de doubler l’accueil sur sol vaudois en passant à 600 élèves. Son diagnostic sur l’école publique: «L’école doit avoir une mission claire et elle doit se tenir à cette mission. C’est une condition indispensable pour que les parents s’identifient à l’école de leurs enfants. Or, sur Genève et Vaud notamment, l’école s’engage dans des promesses, notamment l’école inclusive, qu’elle ne tient pas. Mme Torracinta à Genève n’a presque que ce mot à la bouche: «inclusif». Et pendant ce temps, sur le plan du numérique notamment, rien n’est fait. En fait, dans l’école publique, on est passé de l’égalité des chances à l’égalité de traitement, ce qui n’est pas la même chose. Et puis, poursuit-il, le monde change, mais l’école publique, au fond, ne change pas: elle fait des réformes sans effet au lieu de faire des progrès.»

Alain Moser

Alain Moser, directeur de l’Ecole Moser: «Une émulation entre écoles publiques et privées serait précieuse».

David Wagniᅢᄄ

Alain Moser estime en outre qu’il faut réagir au mécontentement du corps enseignant «en lançant une concertation avec les syndicats pour comprendre vraiment ce qui ne va pas. Il serait sans doute utile aussi de revisiter la formation des maîtres.» Et Alain Moser d’oser un rappel historique qui devrait faire hurler dans les salles des maîtres de Romandie: «Une émulation entre tous les établissements scolaires, publics et privés, serait précieuse. La Suède avait un système scolaire en faillite dans les années 1980-1990. Ils ont alors mis en place le chèque-éducation, qui consiste en un chèque virtuel annuel de 20 000 francs environ et avec lequel les parents pouvaient mettre leur enfant dans l’école de leur choix, privée ou non. Résultat: vingt ans plus tard, l’école publique suédoise était une des meilleures du monde.»

Par Philippe Clot publié le 25 mai 2022 - 08:52