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Rétrospective, l'année 2023...

«Ce qu’il faut, face à la précarité, ce sont des salaires décents»

Un pays riche, la Suisse? Oui, mais... pas quand on est pauvre. Or un habitant sur six est pauvre, ou à la limite de la pauvreté. Et, depuis dix ans, ce phénomène s’accentue, selon Pierre-Alain Praz, directeur de Caritas Vaud, dont les épiceries notamment ne désemplissent pas.

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Pierre-Alain Praz, directeur de Caritas Vaud

Dans les entrepôts de la centrale alimentaire de la région lausannoise, les denrées et produits divers attendent d’être distribués aux trente-quatre associations actives sur le Grand Lausanne.

Blaise Kormann

Cela fait plus de trente ans qu’il travaille pour les organisations Caritas et donc autant d’années qu’il se bat contre l’exclusion sociale. Pierre-Alain Praz dirige aujourd’hui Caritas Vaud, une association qui soutient les personnes pauvres, vulnérables et marginalisées.

- Depuis quand devez-vous faire face à l’augmentation de la précarité et de la pauvreté en Suisse?
- Pierre-Alain Praz: Depuis 2014. Avant, la pauvreté semblait vouloir décliner. Ces données sont en fait issues des relevés de l’Office fédéral de la statistique. Les statistiques récentes indiquent 745 000 personnes, soit 8,7% de la population, vivant en dessous du seuil de pauvreté. Ce seuil est fixé à 2300 francs pour une personne seule et à 4000 francs pour un ménage avec deux enfants. Ce phénomène s’est accentué dès 2019 à cause du covid puis en raison de l’inflation.

- Cette estimation ne prend pas en compte les personnes dites à risque de pauvreté.
- En effet. Les personnes à risque de pauvreté sont celles qui ont à disposition quelques centaines de francs de plus que ces seuils et qui n’ont donc pas droit à des prestations sociales ou à certaines d’entre elles. Si on ajoute cette population à celle reconnue comme pauvre, c’est entre 12 et 14% de la population suisse qui est en difficulté. Le covid a mis en lumière cette catégorie de personnes vulnérables, car de nombreuses familles à risque de pauvreté se sont retrouvées en chômage partiel en 2019 et ne touchaient plus que 80% de leurs revenus. Avec 20% d’argent en moins, elles ne pouvaient plus tourner après avoir payé les frais incompressibles comme le loyer et les primes d’assurances. Elles ont notamment eu recours aux épiceries Caritas. Et si l’on considère le seuil qui donne droit aux prestations complémentaires AVS/AI, un seuil commun pour tous les cantons, ce sont alors 18% de la population que nous pouvons considérer comme en risque de pauvreté, soit près d’un million et demi de personnes.

- Quels sont les groupes les plus vulnérables parmi les gens que vous aidez?
- Trois groupes se distinguent: ceux craignant de demander de l’aide sociale par peur de perdre leur permis de séjour, les personnes sans papiers qui n’ont droit à aucune aide et celles vivant avec des revenus très limités ou fluctuants. Durant le covid, Caritas Vaud a déboursé plus de 3 millions de francs pour les aider à subvenir à leurs besoins élémentaires tels que le loyer.

- Quelles sont les actions concrètes menées par Caritas?
- Caritas Vaud a déployé des efforts conséquents pour les épiceries, dont le chiffre d’affaires annuel atteint désormais 5 millions de francs. Dans chacune d’entre elles, ce sont 100 à 150 personnes qui profitent quotidiennement de cette aide alimentaire. Nous proposons aussi des services de conseil social, de désendettement, de recherche de logement et d’emploi. et de soutien administratif et juridique. Nous assurons également des services d’hébergement d’urgence, avec plus de 12 600 nuitées par an dans le canton. Nous proposons aussi la CarteCulture pour des réductions dont profite 10% de la population vaudoise.

- Face à cette tendance, une association comme Caritas est-elle condamnée à la croissance?
- Nous n’avons pas cette vocation-là. Nous sommes déjà une organisation importante. L’association cantonale compte à elle seule 600 bénévoles et 140 salariés. Elle génère un chiffre d’affaires de 18 millions de francs. La moitié de nos revenus provient de subventions publiques, un quart de dons privés et le dernier quart de nos magasins et épiceries. Bien sûr, toute aide complémentaire serait la bienvenue pour renforcer nos prestations non subventionnées, notamment dans l’aide directe, la distribution de repas dans nos hébergements et l‘aide et le conseil aux personnes sans-papiers.

- Dans le fond, ne devriez-vous pas être étatisé, devenir une unité dynamique du filet social de chaque canton?
- Caritas est une organisation privée et souhaite le rester. Si nous dépendions entièrement du financement public, la question pourrait se poser. Nos relations avec le canton sont bonnes, même si, une fois la période covid passée, certaines tendances bureaucratiques ont repris le dessus et nous contraignent dans notre mission. Devoir se concentrer sur de l’administratif pénalise parfois notre capacité à agir et à réagir rapidement.

- Comment se porte de manière générale la collaboration entre les différentes associations à vocation caritatives?
- De manière générale, c’est une collaboration étroite et efficace. Nos compétences sont complémentaires. La centrale alimentaire, par exemple, mais aussi d’autres projets et actions regroupent parfois plus de 20 associations. Et les synergies fonctionnent.

- La Suisse ne fait pas exception au phénomène de répartition toujours plus inégalitaire des richesses. Comment vivez-vous cela?
- Notre monde globalisé présente des contrastes saisissants. Il marche un peu sur la tête. Certains profitent de cette ouverture générale, d’autres en souffrent. Pour ma part, j’ai choisi d’aider ceux laissés sur le bord du chemin. Je n’éprouve pas de ressentiment contre les grosses fortunes tant qu’elles contribuent à l’impôt et permettent un minimum de redistribution. 

- Avez-vous néanmoins envie, parfois, de renverser la table?
- En Suisse, on ne renverse jamais les tables… Mais il est en effet déplorable que dans ce pays un million et demi de personnes rencontrent de grosses difficultés financières. Le travail devrait être rétribué plus équitablement. Souvent, les personnes fréquentant nos épiceries sont celles qui peinent à joindre les deux bouts avec leur salaire. En Suisse, devoir compter sur Caritas pour subvenir à ses besoins vitaux, c’est scandaleux. Ce qu’il faut, ce sont des salaires décents. C’est un objectif réalisable. Et puis une politique familiale plus développée est également nécessaire. Faciliter la vie des couples actifs qui en sont encore réduits à devoir jongler au quotidien serait dans l’intérêt de notre économie et de tout le pays.

- Quels sont vos plus beaux moments professionnels?
- Chaque année, nous formons entre dix et 12 apprentis parmi de jeunes adultes en difficulté. Ils reprennent confiance et deviennent vendeurs en commerce de détail ou logisticiens. La cérémonie de remise de leur CFC est toujours un moment magnifique. Chacun d’eux a son histoire propre. Il y a une année, nous avons aussi célébré les 20 ans de la centrale alimentaire de la région lausannoise. Nous avions prévu un concert avec l’Orchestre de chambre de Lausanne pour 300 personnes. Nous étions finalement plus de 800 au Théâtre de Beaulieu. Ce fut un grand moment de chaleur humaine entre des personnes aidantes et ayant reçu de l’aide, des gens de tous horizons, des familles ukrainiennes notamment. Ce qui compte, à la fin, ce sont ces moments de fraternité et de partage. 

Par Philippe Clot publié le 27 décembre 2023 - 09:12