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Précarité

«Parfois, il n’y a pas assez de nourriture pour tous»

Alors que la Suisse figure parmi les pays les plus riches du monde, une partie de la population s’appauvrit durement en 2023. La classe moyenne bascule silencieusement dans la précarité. Les épiceries caritatives et les distributions alimentaires sont débordées. Reportage dans cette Suisse invisibilisée.

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distribution organisée par l’association Point d’Appui à l’église Saint-Jacques à Pully

La file attend le début de la distribution organisée les mercredis après-midi par l’association Point d’Appui à l’église Saint-Jacques à Pully.

Blaise Kormann

A 8 heures du matin dans cette Epicerie Caritas sous-gare à Lausanne, les employés s’activent, concentrés, dans une chorégraphie journalière qu’ils connaissent par cœur avant l’ouverture de ce magasin solidaire. L’équipe de Ricardo Rocha, le gérant, s’affaire à remplir les rayons de fruits et légumes livrés à l’aube par un fournisseur fribourgeois. De la pomme locale à l’ananas sucré, les étiquettes affichent des prix de 30 à 50% moins élevés que dans d’autres surfaces. «Nous ne réalisons qu’une très petite marge qui ne permet pas de couvrir entièrement les frais d’exploitation de l’épicerie», explique le responsable. Des aliments aux coûts avantageux sont disponibles ici mais aussi des produits d’hygiène de première nécessité et même quelques jouets. Déposés dans un bac vers la caisse, ils attirent systématiquement l’œil des enfants qui accompagnent leurs parents faire les courses. Avec l’inflation de ces derniers mois, ces épiceries sont devenues le rendez-vous d’un nombre croissant de familles suisses.

Chaque jour, plus de 200 personnes se pressent ainsi dans ce magasin de la capitale vaudoise. Vous allez rencontrer un voisin pressé, un retraité qui connaît toutes les bonnes astuces, une maman scrutant les prix des couches ou encore une étudiante qui vérifie sur son téléphone l’état de son compte en banque avant de passer à la caisse.

Des épiceries à (trop) plein régime
 

Pour eux, aller en 2023 dans un supermarché comme la Migros ou la Coop est devenu un luxe. «Des clients fidèles viennent même de Moudon car c’est plus avantageux pour eux de faire leurs achats ici que d’aller chez un «hard discounter» à côté de chez eux», explique encore Ricardo Rocha, qui a rejoint l’organisation à but non lucratif il y a cinq ans. En 2022, il a calculé une augmentation de plus de 30% de sa clientèle. «C’est affolant, s’inquiète-t-il. Et en ce moment, c’est pire encore, on bat des records de fréquentation. La nouvelle Epicerie Caritas que l’on a ouverte à Renens est prise d’assaut. On espère que c’est passager, mais les signaux ne sont vraiment pas très positifs.»

>> Lire aussi: Sous le vernis, la précarité (l'édito)

Au fil de la journée, des familles issues de l’immigration côtoient des clients qui souhaitent être discrets devant les frigos. «Des gens nous avouent avoir un peu honte de faire leurs courses chez nous», confirme le gérant, qui constate toutefois que, pour un grand nombre, franchir les portes est devenu un acte qui s’est banalisé depuis la crise du covid. Un monsieur d’âge mûr, élégant avec son béret et sa canne, paie son panier grâce à des bons d’achat d’une valeur totale de 90 francs. «Les gens observent les prix de manière pointilleuse et comparent l’inflation d’un jour à l’autre», remarque Dounia, qui travaille pour ce commerce dans le cadre d’une mesure de réinsertion professionnelle dans la vente.

Ce jour-là, le magasin ne désemplit pas. Et la situation serait similaire dans les 21 autres enseignes réparties sur l’ensemble du pays. Les caddies se remplissent à ras bord. «J’ai la CarteCulture qui donne accès aux Epiceries Caritas depuis plusieurs années, mais je ne l’utilise que depuis quelque temps, confie Manuela, bénévole mais aussi cliente. Les produits frais sont bons et c’est bien meilleur marché. Cela compte sur un budget à la fin du mois… surtout ces temps!» Tout en gardant un œil inquiet sur le montant qui s’affiche sur l’écran, les clients qui déchargent leur panier changent de sujet. Ils parlent météo, évoquent les infos entendues à la radio et restent bien souvent silencieux lorsqu’ils doivent payer leurs achats. Quand on leur demande comment ils joignent les deux bouts, certains répondent pudiquement que «c’est difficile pour tout le monde».

Les bénéficiaires passent tôt le matin afin d’être sûrs d’avoir un ticket pour recevoir leurs sacs contenant quelques produits frais et secs.

Les bénéficiaires passent tôt le matin afin d’être sûrs d’avoir un ticket pour recevoir leurs sacs contenant quelques produits frais et secs (estimation du panier: entre 40 et 50 francs).

Julie de Tribolet

Distribution de cabas en hausse
 

Et c’est encore plus dur pour ceux qu’on appelle les grands précarisés, soit les personnes qui survivent avec le minimum vital, fixé à 2279 francs pour une personne seule en Suisse. Devant des garde-mangers qui se vident, ces citoyens recourent désormais souvent à l’aide alimentaire. Rien qu’à Lausanne et ses environs, une quinzaine de centres de distribution se coordonnent pour proposer, une fois par semaine, des cabas gratuits. «On est à flux tendu devant une demande de plus en plus importante», relève Martine Floret, chargée de la gestion de la distribution par l’association Point d’Appui à l’église Saint-Jacques à Pully, organisée les mercredis après-midi.

Sur place, des bénévoles récupèrent les premiers colis au petit matin. Des bénéficiaires arrivent bien avant l’ouverture pour s’assurer d’avoir un ticket afin de recevoir les sacs contenant quelques produits frais et secs. La valeur du panier? De 40 à 50 francs. Chaque centre de distribution a ses critères: ici, seuls ceux qui ont des rentrées d’argent inférieures au revenu d’insertion (1138 francs par mois pour une personne dans le canton de Vaud) obtiennent une carte. Ils sont plus de 300 par semaine, dont beaucoup berçant un bébé dans une poussette, et 40% sont des réfugiés qui ont fui la guerre en Ukraine. «Ils ont certes un logement et les assurances payées, mais ils ne touchent ensuite que l’aide d’urgence de 250 francs par mois et ce n’est pas assez pour faire les courses», explique Martine Floret. Thérèse, bénévole depuis dix-sept ans, a vu la situation se dégrader. «Parfois, il n’y a pas assez de nourriture pour tout le monde. Et c’est dur de voir réclamer des familles avec des enfants. Qu’est-ce que je peux faire? La ville et le canton doivent agir et augmenter les aides!»

Même constat à Renens, à la Pastorale social et de rue organisée par Jean de Dieu Rudacogora: «On devait refuser des centaines de gens et finalement on a dû se résoudre à limiter la distribution aux habitants de l’Ouest lausannois, en guidant les autres dans des endroits différents. Vous savez, je vois des retraités qui ont du mal à finir le mois et des étudiants qui ne peuvent parfois pas venir à la distribution car ils ont des cours. Je garde exceptionnellement quelques réserves pour eux», confie-t-il.

Devant cet afflux, une plateforme qui relie tous les acteurs de la distribution alimentaire lausannoise a été créée en octobre 2022. Le constat? Alors que les structures offrent plus de 1200 colis par semaine touchant déjà 4000 personnes avec les denrées récoltées par dons – au bon vouloir des grandes sociétés de l’agroalimentaire et de plus petites structures comme les maraîchers –, ce n’est pas suffisant. Malgré plus de 750 tonnes de marchandises récoltées annuellement par la CA-RL, la Centrale alimentaire de la région lausannoise gérée par Caritas Vaud, des gens ne mangent pas à leur faim aujourd’hui. «Les structures auraient besoin en tout cas de plus de 900 tonnes pour répondre à la demande», confirme Joëlle Jungo, responsable communication et recherche de fonds de l’association caritative.

La pointe de l’iceberg
 

Face à cette situation de plus en plus préoccupante, la ville de Lausanne a augmenté son budget de subventions pour le fonctionnement de la CA-RL, passant de 580 000 francs en 2022 à 753 800 francs en 2023. «Le canton, via la Direction générale de la cohésion sociale, a aussi donné un coup de pouce supplémentaire exceptionnel de 100 000 francs», précise Eliane Belser, responsable de l’aide sociale d’urgence pour la ville de Lausanne. Pour renforcer également le soutien dans d’autres régions, une nouvelle centrale alimentaire, la CA-NOV, va ouvrir dans la région du Nord vaudois cet automne. «La pauvreté ne se trouve pas qu’en ville mais aussi dans les zones semi-urbaines et les campagnes, ajoute la responsable. Il faut pouvoir répartir l’aide alimentaire hors des grandes agglomérations, car certaines personnes font des dizaines et des dizaines de kilomètres pour avoir un cabas. On ne va pas s’en sortir, sinon!»

Malgré une certaine prise de conscience des pouvoirs publics, les personnes sur le terrain sont persuadées que les files vont continuer à s’allonger. Eliane Belser lance un cri d’alarme: «Le dispositif est sous pression. On constate clairement un nouvel afflux de personnes qui fréquentent les distributions alimentaires, notamment en lien avec l’inflation.» Pour elle, il s’agit aussi de lutter contre le non-recours aux prestations sociales, de mieux informer les ménages de leurs droits en la matière et de développer encore davantage les antennes de banques de nourriture hors des grandes agglomérations. Genève vient d’ailleurs de voter l’introduction du droit à l’alimentation dans sa Constitution. «Dans le canton de Vaud, les professionnels de terrain et les spécialistes se mobilisent, car les distributions alimentaires ne sont qu’un aperçu de la précarité en Suisse, conclut Eliane Belser. Beaucoup de monde n’ose pas venir demander des vivres.»

La flambée en chiffres - dossier précarité

La flambée en chiffres

+4,3%
en moyenne sur les prix des billets de transports publics en 2023.

+3%
sur les loyers de nombreux ménages avec l’augmentation du taux d’intérêt de référence.

+11,1%
en juillet 2023 sur l’énergie et le carburant par rapport à juillet 2022, selon la FRC.

+6,6%
en moyenne sur les tarifs des assurances maladie en 2023, avec une forte hausse attendue pour 2024.

+5,3%
en juillet 2023 sur l’alimentation par rapport à juillet 2022, selon la FRC.

+2,8%
de renchérissement annuel moyen en 2022.

Par Jade Albasini publié le 11 septembre 2023 - 09:16