1. Home
  2. Portrait
  3. Claude Lemesle, le grand parolier de la chanson française
Portrait

Claude Lemesle, le faiseur de tubes

On connaît ses chansons bien mieux que son nom. De Joe Dassin à Johnny Hallyday, en passant par Maxime Le Forestier, Nana Mouskouri, Gilbert Bécaud ou Serge Reggiani, de nombreuses légendes de la chanson française lui doivent leurs plus grands succès. Le temps d’un week-end, Claude Lemesle, 78 ans, s’est rendu à Sierre (VS) pour partager un peu de son savoir-faire et de ses souvenirs.

Partager

Conserver

Partager cet article

le parolier Claude Lemesle

Invité par l’association Au Fil de la Chanson, Claude Lemesle a également donné une conférence au sein de la Fondation Opale, à Lens (VS). Un écrin parfait pour tirer le portrait de ce grand timide.

Sedrik Nemeth

«Une fille aux yeux clairs», de Michel Sardou, c’est lui. «Le barbier de Belleville», de Serge Reggiani, c’est encore lui. «Si tu t’appelles mélancolie», de Joe Dassin, toujours lui. Passionné des mots et de la vie, Claude Lemesle, 78 ans, est un des paroliers les plus prolifiques et polyvalents des deux dernières générations. Suivre l’un de ses ateliers, c’est faire revivre un temps que les moins de 40 ans ne peuvent pas connaître. C’est voir défiler Brel, Brassens, Ferrat, Reggiani, Bécaud et tant d’autres, sans même avoir à fermer les yeux. C’est entendre des documents d’archives, des maquettes de travail, et écouter des conseils avisés: «Il ne faut surtout pas être prisonnier de la rime. Une bonne assonance vaut mieux qu’une mauvaise rime.» Ses anecdotes, qu’elles soient cocasses, coquines ou émouvantes, ne laissent personne indifférent. Et après trois heures et demie de cours soutenu, il lâche: «Oh, non! Il est déjà 17 h 55 et j’ai encore tant à vous dire!» Les participants, hommes et femmes âgés de 18 à 81 ans, sont aussi déçus que lui de voir l’expérience s’achever.

Atelier d’écriture bénévole


Le parolier organise ce type d’atelier bénévolement à travers la France, la Belgique et la Suisse depuis plus de trois décennies. Il y a accueilli plus d’un millier de passionnés. «Enseigner, c’est un métier, transmettre est un devoir, martèle-t-il. Lorsque j’ai eu 40 ans, il m’a semblé qu’il était temps de rembourser à la vie la chance qu’elle m’avait donnée.» C’est d’ailleurs à l’occasion d’une session qu’il animait aux Ateliers du Funambule, à Nyon, qu’Alizé Oswald et Xavier Michel, alias le duo Aliose, ont fait sa connaissance en 2004. Très récemment, l’auteur a également écrit «Ainsi va la chanson» pour la Valaisanne Célina Ramsauer, instigatrice de l’atelier qui s’est tenu à Sierre le week-end dernier. Il chantera même quelques-uns des vers qu’il a écrits.

Discret, pudique et très timide, Claude Lemesle aime l’ombre que lui confère son statut d’auteur. Pourtant, lorsqu’il s’agit de partager son expérience, il accepte volontiers de prendre un peu la lumière, même si l’exercice reste compliqué. Si vous l’apercevez en train de se frotter les mains, ce n’est pas qu’il a froid, mais que le trac commence à planter ses crocs dans son âme sensible. Etre l’un des auteurs les plus respectés de la chanson française ne le réconforte pas. «Je doute terriblement de moi, avoue-t-il. Quand j’écris, j’ai du mal, je m’engueule. Et même quand c’est fini, je ne suis jamais totalement rassuré.» Convaincu que la plume doit être confortable dans l’oreiller, mais pas sur le papier, l’homme ne s’épargne rien. «Il faut se mettre en danger, quelquefois se faire mal pour aller chercher le bon mot, la bonne formule, poursuit-il. C’est une souffrance, mais j’aime ce que je fais. Je dois être un peu maso.»

Claude Lemesle sur Europe 1 dans le cadre de son émission «Carré bleu» en mai 1972

En mai 1972, Jacques Paoli donne carte blanche à Claude Lemesle sur Europe 1 dans le cadre de son émission «Carré bleu». L’auteur convie Carlos, Serge Reggiani (dont il sera également le directeur artistique), Serge Lama et Melina Mercouri.

Collection personnelle Claude Lemesle

Période de vaches maigres


Même s’il rechigne à les mettre en avant, ses statistiques personnelles ont de quoi donner le tournis: près de cinquante-huit ans d’activité, environ 4000 chansons écrites, un peu plus de 1500 enregistrées et 10 000 pages noircies au travers de 107 cahiers de brouillons, qu’il a tous conservés et qui reviendront en héritage à ses enfants, un fils de 30 ans et une fille de presque 27. «J’écris toujours à la main, parce que j’ai besoin de pouvoir suivre mon cheminement intellectuel, explique-t-il. Sur un ordinateur, on efface, on réécrit, et on perd le fil.»

Une habitude qui date. Le parolier commet son premier poème à 8 ans, parce que sa nounou l’a traité de bon à rien. Il ne s’arrêtera plus jamais d’écrire. Le démon de la chanson le saisit dès l’âge de 15 ans. Une vocation étonnante, lui qui est issu d’une famille de photographes. Il apprend la guitare, le piano et le solfège. «Si un auteur de chanson connaît un peu la musique, et surtout s’il a un sens musical, ça aide. Il faut savoir comment harmoniser les mots avec les notes.» Après son bac, il entame des études littéraires, avec l’intention d’intégrer l’Ecole normale supérieure, une des institutions universitaires les plus prestigieuses et sélectives de France. Il se destine à devenir prof de lettres.

Un cahier et un stylo, les deux compagnons de route de Claude Lemesle

Un cahier et un stylo, deux compagnons de route dont Claude Lemesle ne se sépare jamais. L’auteur a toujours préféré écrire à la main.

Sedrik Nemeth

Parallèlement, il suit le Petit Conservatoire de Mireille, à qui il voue un véritable culte. «C’était une femme adorable, prévenante, bien loin de l’image dure qu’elle donnait à la télévision. Je lui suis très reconnaissant de tout ce qu’elle a fait pour moi.» Dès ses débuts, elle affirme qu’il est un auteur à suivre. Il lui dédiera une chanson hommage, «Chez Mireille», interprétée par Alice Dona.

Au Petit Conservatoire de la chanson, donner de la voix est une obligation. Et comme il faut également gagner sa vie, Claude pousse la chansonnette dans les cabarets parisiens, parce qu’il met un point d’honneur à ne plus dépendre de ses parents. Malgré sa timidité maladive, il monte donc sur scène pour défendre ses textes, plus par manque d’interprètes que par véritable vocation. «Dès que j’en ai trouvé, je me suis hâté de raccrocher ma guitare, s’amuse-t-il. Mais au fond, la timidité n’est pas du tout un obstacle, au contraire. Le meilleur exemple, c’est Johnny. Tout comme Renaud. Beaucoup d’artistes sont de grands timides. Pour certains, la scène est un exutoire.»

Claude Lemesle avec Mireille Mathieu et Alice Dona

Avec Mireille Mathieu, pour qui il a beaucoup d’affection, et Alice Dona, rencontrée sur les bancs du Petit Conservatoire. Une amitié indéfectible de près de soixante ans.

J. C.Woestelandt/Bestimage/Dukas

Il finit par arrêter ses études pour se consacrer à son art, après avoir passé une première fois le concours de Normale Sup’, qu’il n’obtient pas. Ce qui n’est pas du goût de tout le monde. «Comme tous les parents, les miens n’étaient pas contents et très inquiets, rit-il. Ils m’ont dit des choses assez désagréables. Quand ils ont vu que ça commençait à marcher, ils ont quitté les invectives et étaient plutôt heureux. Et puis ils ont fini par être un peu blasés.»

Le succès viendra après quelques années compliquées. Claude vivote dans une chambre de bonne, sans eau, sans gaz, ni chauffage. Il écrit «Dans la ville endormie», adaptation de «My Year is a Day», pour Dalida, la seule de ses interprètes qu’il ne rencontrera jamais. Passée relativement inaperçue à l’époque, la chanson figure dans la bande originale de «Mourir peut attendre», le dernier «James Bond», sorti en 2021. «Je l’ai écrite pendant une période de vaches enragées et, aujourd’hui, elle illustre le plus pur produit capitaliste, relève le parolier. C’est un peu ça, le destin d’une chanson.»

Joe Dassin, son artiste de cœur


Le 5 juillet 1966, au Centre américain de Paris, une bonne étoile met sur sa route un certain Joe Dassin, qui commence à jouir d’une petite notoriété. «Une rencontre qui a changé ma vie, s’exclame Claude. Il me disait que j’aurais fini auteur de toute façon, j’en suis moins sûr que lui.» Le parolier lui écrit trois titres, qui passent à la radio sans pourtant rencontrer de grand succès. C’est alors qu’il doit partir effectuer quinze mois de service militaire obligatoire. Un coup de frein catastrophique à sa carrière naissante. Claude écrit peu pendant cette période, tandis que Joe devient superstar. «Il était numéro un, il a donc fait appel à l’auteur numéro un, c’est-à-dire à Pierre Delanoë, se souvient l’auteur. Lorsque je suis rentré, il a fallu que je reconquière ma place auprès de lui. Entre-temps, je m’étais marié et j’avais la responsabilité d’un foyer, ce n’était pas facile.» L’heureuse élue s’appelle Vava. Elle deviendra chanteuse au sein du Big Bazar de Michel Fugain. Le mariage ne durera guère, mais son naufrage sera à l’origine d’un des titres les plus emblématiques que Claude a écrits pour Joe: «Salut les amoureux».

Claude Lemesle avec Joe Dassin à Tahiti

Le parolier avec Joe Dassin à Tahiti, quelques mois avant sa mort.

Collection personnelle Claude Lemesle

Avant cela, le parolier propose «La fleur aux dents» et «L’équipe à Jojo», que le chanteur commence par refuser. Il faudra l’intervention de Jacques Plait, son directeur artistique, pour qu’il change d’avis. «Non sans m’avoir fait travailler d’arrache-pied pendant un bon mois sur chacune, précise Claude. C’était un bourreau de travail.» Joe part enregistrer à Londres, avec l’intention de placer «L’équipe à Jojo» en dernière position et de garder «La fleur aux dents» comme chanson de secours. A son retour, cette dernière a donné son nom à l’album. Une belle revanche. «J’avais 25 ans et le téléphone a commencé à sonner. Heureusement, parce que je suis beaucoup trop timide pour solliciter un interprète. Je suis d’ailleurs passé à côté de deux ou trois personnes avec lesquelles j’aurais beaucoup aimé travailler à cause de ça. Comme Julien Clerc, par exemple.»

En 1975, il réalise l’un des plus grands rêves de Dassin en lui offrant le tube de l’été qu’il espérait tant. Coécrite avec Pierre Delanoë, «L’été indien» est une chanson purement fictionnelle, à laquelle Claude ne croit pas. «On n’était pas sûr du tout de la musique, se rappelle-t-il. Nous avons écrit le texte à Deauville et, avant de prendre l’autoroute, Pierre devait s’arrêter chez Jacques Revaux pour récupérer une cassette. Nous la lui avons fait écouter, parce qu’il a une très bonne oreille, et il l’a trouvée formidable. Ce qui nous a un peu rassurés. Il a fallu attendre l’enregistrement final avec la voix de Joe et l’orchestration pour se dire que ça pouvait donner quelque chose.»

Claude Lemesle avec Gilbert Montagné

Que ce soit avec Joe Dassin, Nana Mouskouri, Gilbert Montagné ou Michel Fugain, Claude Lemesle a toujours tenu à entretenir des liens personnels avec ses interprètes, pour que ses textes leur correspondent au plus près. Seule exception à la règle: Dalida, connue uniquement à travers son frère Orlando. Et lorsqu’on lui demande s’il apprécie les artistes torturés, le parolier éclate de rire: « Je crois que ce sont plutôt eux qui m’aiment!»

Collection personnelle Claude Lemesle

Fan des Beatles


Au total, Claude Lemesle écrira 130 chansons pour Joe Dassin, parfois dans des conditions rocambolesques. «J’ai une faculté de concentration terrible, promet-il. Je peux m’abstraire totalement du bruit ambiant, de la lumière, de la chaleur, de tout ce que vous voulez. Ce qui m’a permis d’écrire «Ton côté du lit» au bar d’une boîte de nuit, assis entre deux enceintes qui hurlaient de la musique disco.» 

Et lorsqu’on lui demande si, malgré ce parcours de vie pratiquement sans faute, il subsiste un ou deux regrets, le parolier assure que tout est pour le mieux. Avant de consentir, l’œil malicieux: «Franchement, j’aurais bien aimé être un Beatles. Leur aventure est extraordinaire! D’ailleurs, quand McCartney passe en France, je ne rate aucun de ses concerts.»

Par Katja Baud-Lavigne publié le 28 novembre 2023 - 09:02