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Les confinés ont du génie

Le Musée Getty de Los Angeles a lancé un défi planétaire visant à reproduire, chez soi, les œuvres célèbres de sa collection. L’épidémie artistique touche la Suisse romande. A La Chaux-de-Fonds, le Musée des beaux-arts a saisi la balle au bond.

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Pour «La vague» de Hokusai, j’utilise des gants et des masques anticipant l’hypothétique deuxième vague de l’épidémie», dit Joëlle Bertoncini, manager des projets digitaux au Musée olympique de Lausanne. Divers

L’art est-il à la portée de tous? La réponse, massive, est venue spontanément du monde entier à l’appel du Getty Museum de Los Angeles. En lançant sur Twitter un défi consistant à reproduire, chez soi et avec les moyens du bord, une œuvre d’art de sa célèbre collection privée, l’institution a révélé le talent de milliers d’internautes. L’épidémie artistique frappe aussi la Suisse romande. La démarche ludique soulève également une véritable réflexion. Quel est notre rapport à la peinture et plus largement à la culture, secteur mis à mal en période de confinement?

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«Ma fille reproduit un Hodler. Pour le costume, elle a enfilé celui de Spider-Man», s'amuse David Lemaire, directeur du Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds. AKG-Images /DR

A La Chaux-de-Fonds, David Lemaire, le directeur du Musée des beaux-arts (MBA), a lancé le Challenge Confinement à partir des œuvres de son établissement. Et, avec sa fille de 5 ans, il s’est piqué au jeu. «Philomène et moi avons choisi et reproduit un Hodler. Pour le costume, elle a enfilé celui de Spider-Man. Le tout a pris quelques minutes et c’est devenu son tableau immortalisé à l’iPhone.»

La fillette, armée d’un balai en guise de hallebarde, le regard déterminé et sévère, campe un guerrier de Marignan. Comme dans la plupart de ces défis habilement relevés, l’intention dépasse souvent la copie pure et simple et restitue l’essentiel: l’esprit du tableau. «La reproduction devient une réappropriation et donc un acte créatif à part entière», souligne David Lemaire. Une façon de déconstruire la démarche de l’artiste et de percer une part du mystère de son œuvre.

Se pencher sur elle, c’est découvrir, par strates, son histoire, son contexte, sa signification passée et présente et sa technique. Et pourquoi pas, dans un deuxième temps, se demander qui nous sommes face à elle? «On peut se rendre dans un musée pour n’admirer qu’un seul tableau. Jouer à le reproduire permettra de le «digérer» pour mieux le (re)voir par la suite.»

Pour le MBA, actuellement fermé, c’est aussi l’occasion de prolonger son lien avec le public. «Je n’aime pas l’idée de musée virtuel, les œuvres n’y sont souvent que des ersatz. N’oublions pas que les citoyens sont les vrais propriétaires des tableaux, c’est un bien commun. Je ne suis qu’un concierge de luxe.» Rendre accessibles des chefs-d’œuvre pour les copier, voire les détourner, n’est pas du goût de tous. «Nous avons reçu une réaction négative nous disant «Vous manquez de respect aux œuvres». Pas si sûr.

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«Le personnage de Marat est mort pour avoir défendu les valeurs de la liberté. J’ai remplacé la lettre du tableau original par un MacBook. Si le digital libère, il asservit aussi les confinés», indique Joëlle Bertoncini. akg-images

La démarche est porteuse d’un message. Chez elle, en Lavaux, Joëlle Bertoncini, manager des projets digitaux au Musée olympique de Lausanne, s’est adonnée à l’exercice en se demandant: «Que vit-on face au Covid-19?» Elle a notamment choisi «La mort de Marat» pour y répondre. «Il a été tué pour défendre les valeurs de la liberté.» Au bord de la baignoire, le MacBook a pris la place de la lettre, élément clé de la célèbre scène peinte par Jacques-Louis David. «Nous sommes reconnaissants et dépendants envers le digital. La technologie nous libère mais elle nous asservit.» L’état de demi-sommeil du sujet – ici, pas de trace de sang – pourrait aussi suggérer la torpeur qui s’empare des employés en mode télétravail, prisonniers de leurs quatre murs, à la fois chez eux et au bureau. Le moment, d’un mortel ennui, semble se figer indéfiniment.

Joëlle Bertoncini opère seule. Elle nous livre un de ses secrets de fabrication: «Je filme avec mon téléphone au ralenti et sélectionne ensuite la meilleure image.» Bien vu. «La créativité des gens me touche: regardez sur Instagram Tussen Kunst & Quarantaine. Ce compte a inspiré le Getty Museum. On y découvre un autoportrait de Rembrandt fait de chaussettes et de linge.» Le respect chromatique exact illustre aussi notre vie de tous les jours. Le raccourci entre l’œuvre et l’actualité est saisissant.

En s’attaquant à «L’origine du monde», ce nu célèbre de Courbet, objet de scandale pour avoir osé figurer le sexe d’une femme, Joëlle Bertoncini a utilisé des coquilles d’œufs pour les cuisses et les seins et une branche de romarin pour la toison. «L’idée m’est venue en faisant une omelette», s’amuse-t-elle. Et de se demander si à l’arrivée la pandémie va «déboucher sur un autre monde».

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«Le «Sisyphe» du Titien dit l’absurdité du monde. J’ai remplacé le rocher par un sac Migros», précise Joëlle Bertoncini. Divers

Son «Sisyphe» inspiré du Titien – ou comment faire face à l’absurdité de l’existence? – est un modèle du genre. Le lourd sac de la Migros pesant sur ses épaules remplace le rocher, et la pente à gravir est constituée de rouleaux de papier-toilette, produit star des grandes surfaces.

Que l’on soit seul ou à plusieurs, il n’est pas interdit de se travestir. Ainsi, le journaliste de la RTS Michel Di Tria est devenu «La femme à la cigarette» d’Otto Dix. «Nous avons joué entre amis. Cette figure m’a été imposée par ma compagne. J’ai emprunté la robe à une voisine, réalisé le monocle avec un fond de bouteille en PET et retrouvé les cigares à la cave. Ma fille, 18 ans, m’a prêté un chemisier et a réalisé l’image. Nous avons rajouté un fond uni à l’ordinateur.» Lui aussi est bluffé: «Certaines reproductions valent l’original et fascinent presque autant», dit-il en citant «Guernica», ce Picasso a priori impossible à copier chez soi qu’a réalisé une famille sur le web.

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«Je campe "La femme à la cigarette" d’Otto Dix. La robe est à ma voisine, le monocle vient d’un fond de bouteille en PET», détaille Michel Di Tria, journaliste à la RTS. AKG-Images /DR

Huit mois avant la pandémie, Michel Di Tria avait eu l’idée d’inonder les réseaux sociaux d’œuvres d’art. «Une façon de faire circuler le beau en lieu et place d’échanges sans nuances qui se terminent trop souvent en invectives.»

L’exercice d’auto-mise en scène prend même le contre-pied d’une manie contemporaine: le selfie. «Au musée, le visiteur s’immortalise devant un tableau parfois sans y prêter attention», remarque David Lemaire. Ce défi a pour vertu d’apprendre à regarder une œuvre afin d’en comprendre le sens. «Le XXIe siècle a engendré une génération d’illettrés, incapables de lire une image et donc d’en saisir la signification. Elle prête parfois le flanc à la manipulation», insiste-t-il.

L’intelligence et l’imagination font aussi bon ménage. D’aucuns mettent en scène des poupées, des objets ou donnent le premier rôle à leur chien. Un carlin fera une «Jeune fille à la perle» très convaincante. Mais rien ne vaut l’authenticité d’un regard, comme celui de cette soignante – pastichant le même Vermeer – dont les yeux, entre la capuche et le masque baissé, disent le désarroi dans le combat épuisant mené par le personnel hospitalier. Ce défi aura eu le mérite de rappeler qu’en chacun de nous sommeille un artiste qui ne demande qu’à s’exprimer.


Par Dana Didier publié le 7 mai 2020 - 09:25, modifié 18 janvier 2021 - 21:10