Dans cette jolie auberge de la campagne fribourgeoise, on dirait que la vie reprend. On dirait que les conversations s’allègent et que le cours des existences se poursuit là où elles s’étaient interrompues, il y a un peu plus d’une année, avec l’irruption de la pandémie.
Cette renaissance n’est pas la même pour tous, hélas. Bibliothécaire à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Fribourg, Dorothée Crettaz, 41 ans, est venue à vélo électrique, prudemment, en prenant garde à ne pas s’essouffler. Sportive et indépendante, elle a pourtant autrefois disputé le Grand Raid à VTT et grimpé jusque dans presque toutes les cabanes du Valais. Elle lâche un petit sourire triste en nous retrouvant. «Je ne pensais pas vous revoir un jour pour reparler de tout cela…»
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Nous l’avions rencontrée en juin 2020, pour un article. Sujet: son test négatif au covid, malgré la cohorte de symptômes caractéristiques dont elle souffrait. Dans son cas, surtout une fatigue extrême – «J’ai 97 ans», avait-elle imagé, car elle a de l’humour –, mais aussi des pertes de concentration, des maux de tête et de ventre, des vertiges.
Aujourd’hui, un an plus tard? La jeune femme ne va pas beaucoup mieux, même si, mince consolation, ses troubles ont un nom, dont quelques médecins se préoccupent. Il y a de quoi: le «covid long» touche environ un tiers des malades du virus; la même proportion retourne à l’hôpital après quatre mois. Dorothée reprend son souffle et se raconte: «Je suis toujours très fatiguée, je ne peux pas faire d’effort, je dois souvent me coucher, je me sens vieille et lourde. C’est plus dur aujourd’hui car je sens l’été venir, j’ai envie de faire des randonnées. Au niveau psychologique, il y a l’angoisse de se demander jusqu’à quand tout cela va durer, si ce sera éternellement… Au début, je comptais les jours, puis ce furent les semaines, les mois.»
Dès septembre dernier, pourtant, elle a commencé à aller mieux. Elle a certes dû renoncer à terminer son brevet d’accompagnatrice en montagne, mais elle s’est remise à marcher, à pointer le nez dehors. Elle a même osé s’acheter l’abonnement Magic Pass, elle qui d’habitude skie une vingtaine de jours par hiver. Elle s’interrompt: «Mais mes skis sont restés à la cave.»
Pourquoi? «A cause d’un événement. Le premier week-end de décembre, il faisait beau, il avait neigé, je me sentais en forme. J’ai marché trois heures en forêt, dans les Préalpes, sans forcer. Le soir, et surtout le lendemain, beaucoup de symptômes sont revenus d’un coup. Essoufflement, mal dans la poitrine et dans les jambes, épuisement total. Le jour de Noël, j’ai dû me coucher trois fois. A mon travail, notamment en janvier et février, je ne pouvais pas rester debout plus d’un quart d’heure. Là je vais un tout petit mieux, mais je suis toujours en train de me remettre de cet effort de décembre.» Au début de l’année, entre deux arrêts professionnels, la situation était si extrême qu’elle a été jusqu’à se demander si on pouvait mourir de fatigue.
D’un caractère têtu, elle s’est, entre autres recherches, adressée à l’unité des HUG, à Genève. On l’a testée et retestée, elle est restée négative. «J’aurais préféré être positive, cela aurait été plus clair. Ce n’est pas scientifique, mais on m’a dit que la moitié des covid longs étaient négatifs. Notre corps se défendrait d’une autre manière, pas avec des anticorps, mais de manière cellulaire.»
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En face d’elle, Magali Jenny a écouté attentivement, incliné la tête quand les propos la touchaient. Les deux femmes ne se sont jamais rencontrées, se sont parfois écrit sur le groupe Facebook que l’ethnologue fribourgeoise de 49 ans, connue pour ses livres sur les guérisseurs qui sont autant de best-sellers, a créé.
En juin dernier, elle non plus n’allait pas bien et avait témoigné. Ses troubles étaient apparus en mars et en avril, «des jambes comme des poteaux», «l’impression de faire une crise cardiaque», disait-elle. Sur son groupe, les témoignages, surtout de la part de femmes sans problèmes de santé particuliers, s’accumulaient de manière inquiétante. Elle aussi avait été testée négative, alors que, à l’évidence, tout indiquait qu’elle était frappée par le virus. Charge virale faible dans le nez et la gorge mais forte dans les poumons, dépistage trop rapide, geste médical complexe, personne n’avait de vraie explication pour elle.
Aujourd’hui, elle apparaît soulagée. «J’ai mis des mois mais je me considère comme guérie.» Mais elle dit à Dorothée: «Attention, si j’étais active comme toi, cela ne me suffirait pas. A la moindre petite déclivité, mon pouls monte à 160. Je manque de souffle, j’ai un peu mal partout. Seulement, si ma vie devait être ainsi pour toujours, je l’accepterais.» Bon petit soldat, comme elle se qualifie, elle vient de se faire vacciner. «Après, j’ai eu l’impression d’avoir un peu plus d’énergie. Je ne lâche pas le groupe pour autant. Je sais combien de gens ont besoin de soutien.»
Chez elle, le traumatisme se situe ailleurs. «J’ai été très mal reçue aux urgences. Mon médecin m’y avait pourtant envoyée: je ne pouvais plus marcher dix pas. Ce jour-là, on m’a renvoyée à la maison avec un comprimé de Temesta, en me disant que tout se passait dans ma tête. Ce que j’ai vécu là, c’était clairement de la violence. J’en suis sortie dix fois pire qu’en entrant.»
Ecœurée, elle a décidé de tourner le dos à la médecine traditionnelle. Outre le recours à des huiles essentielles, elle a été prise en charge par un naturopathe, qui a travaillé avec des compléments alimentaires: «Au maximum, j’en ai eu jusqu’à 30 par jour, pour essayer d’enrayer le syndrome inflammatoire, tenter de me rééquilibrer.» Du genre paisible, elle s’est découvert dans l’aventure une facette hargneuse qu’elle ne se connaissait pas. «J’ai détesté ne pas être prise au sérieux, juste parce qu’on ne pouvait pas me mettre dans une case. Encore aujourd’hui, dès que l’on prononce les mots «covid long», le réflexe de certains médecins est de lever les yeux au ciel.»
En voyant Dorothée, les maux dont elle a longtemps pâti lui reviennent, tel le souffle court après une phrase trop longue. «Le covid long change notre rapport aux autres. Et il y a ceux qui n’y croient pas, qui sous-entendent que nous n’avons qu’à faire un effort.»
Avec Magali, Dorothée est contente de voir quelqu’un qui va mieux. De son côté, elle a trouvé du soutien dans l’acupuncture, les herbes chinoises. Elle s’interroge: «Cela pose beaucoup de questions sur notre fonctionnement et celui de la médecine. Celle-ci marche par élimination. Or, des gens comme moi, il y en aura beaucoup, nous ne sommes qu’au début. Même le syndrome de fatigue chronique n’est pas reconnu par la médecine. Ma doctoresse m’a dit qu’elle ne pouvait pas faire d’arrêt maladie pour moi, malgré mes symptômes.»
Magali acquiesce: «Oui, il y aura de plus en plus de cas. On va sans aucun doute vers un problème de santé publique. Des malades commencent à se retrouver au chômage, à cause de leurs absences. Moi, j’ai eu de la chance. J’ai pu aménager mes horaires, passer de huit à trois heures par jour, en travaillant quotidiennement, avec la compréhension de mon employeur, le Tibet Museum.»
Pour atteindre son bureau, elle est de nouveau capable de gravir à pied l’abrupt rocher de Gruyères. Sa troupe de guérisseurs, qu’elle connaît si bien, ne l’a pas lâchée. «Ils proposent de l’aide, tout en restant prudents. Ils sont assez clairs avec cela.» Dorothée, elle, se souhaite toute la patience du monde. Elle se voit partir en vacances en Bretagne en août, s’accrocher contre l’ennemi invisible qui partage sa vie: «L’endurance ne me fait pas peur. Là, c’est juste une autre sorte.»
Dans la jolie auberge fribourgeoise, l’atmosphère est toujours aussi douce. Les deux femmes se glissent quelques adresses de soignants, quelques encouragements, puis se disent au revoir. Elles ont pris un peu de force en se parlant, alors que le monde n’a pas encore trouvé de place pour elles.
«Nous craignons un problème de santé publique»
Cheffe de clinique au service de médecine de premier recours des HUG, la Dre Mayssam Nehme observe cet afflux de symptômes persistants avec une certaine inquiétude. Pour elle, il est «important d’en parler».
- Existe-t-il un profil type des malades du covid long?
- Docteure Mayssam Nehme: Pas nécessairement. Mais il est vrai que, à l’encontre des hospitalisations, où il s’agit plutôt d’hommes de 60 ans et plus, nous voyons plutôt arriver des femmes de 40 à 50 ans qui n’ont pas été hospitalisées auparavant.
- Que disent vos statistiques?
- Il ressort de l’étude de recherche clinique qu’un tiers des patients gardent des symptômes après six semaines et beaucoup encore après sept mois. Mais j’aimerais dire que la majorité finit par se porter mieux, selon une amélioration progressive, très lente.
- Que se passe-t-il dans le corps?
- Trois hypothèses sont à l’étude. Une réaction immunitaire dérégulée, incorrecte. La présence de particules du virus dans le corps. Ou celle de «réservoirs» où le virus dort et réapparaît, à l’exemple de l’herpès. On ne peut pas en confirmer une.
- Va-t-on vers un problème de santé publique?
- Absolument, c’est notre crainte. Car ces symptômes ont un impact sur la vie sociale ou professionnelle des personnes. Le gros souci du covid, ce sont ses millions d’infections. Du point de vue de la santé publique, si 10% de la population garde des symptômes persistants, cette large échelle cause un réel problème.
- Le monde médical a-t-il pris conscience du phénomène?
- Il y a plus de reconnaissance aujourd’hui, dans la société aussi, rien qu’autour de l’existence des symptômes persistants. Il est important d’en parler et que personne ne se sente discriminé, même par les proches.
- La vaccination a-t-elle un effet positif?
- Cette hypothèse provient d’une petite étude sur 44 personnes. Chez un bon pourcentage, les symptômes se sont en effet améliorés. Le message, c’est qu’il faut absolument se faire vacciner, ne serait-ce que pour éviter une réinfection.
- Beaucoup de cas demeurent négatifs. Comment est-ce possible?
- Dans notre classification, on dit qu’il est improbable de demeurer négatif. C’est une vraie question sur laquelle nous nous penchons. Cette maladie reste très particulière, on n’arrête pas d’apprendre. Un jour peut-être, un autre test, plus performant, donnera la réponse. A l’heure actuelle, ce n’est pas le cas.