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Credit Suisse: «L’important est de sauver la filiale helvétique»

La chute des actions de Credit Suisse a provoqué un vent de panique sur les marchés boursiers. Si la banque a annoncé qu'elle allait emprunter jusqu'à 50 milliards de francs à la Banque nationale suisse (BNS), le doute quant à l'avenir de la deuxième banque de Suisse est permis. L'hypothèse d’une faillite est-elle vraisemblable? Comment ce creuset de la prospérité nationale a-t-il pu en arriver là?

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Crédit Suisse

«L’accumulation des affaires démontre que mener à bien une banque globale est devenu impossible», Stéphane Garelli, professeur à l’IMD.

keystone-sda.ch
Christian Rappaz, journaliste
Christian Rappaz

Alfred Escher doit se retourner dans sa tombe. Le fondateur en 1856 de la Schweizerische Kreditanstalt (SKA) (appelée Credit Suisse depuis 1997) avait la réputation d’avoir toujours privilégié les intérêts de son pays aux dépens des siens propres. Il ne se serait à coup sûr pas laissé entraîner dans les dérives qui ont salement entaché la réputation de «sa» banque ces dernières décennies.

Car ce sont bien les scandales et les coups fourrés que l’institution a accumulés depuis la fin des années 1970 qui l’ont amenée au bord du gouffre. Une trentaine sont répertoriés, qui ont causé des pertes cumulées de plusieurs dizaines de milliards de francs, amendes comprises. Pas loin de 20 milliards pour ces dernières depuis 2009. Tout cela a fini par faire chuter l’action du groupe pas même au prix d’un café (3 fr. 65) le 3 octobre dernier. Un tel séisme a forcément mis à mal la confiance du 1,6 million de clients de la banque, fait trembler ses 100 000 actionnaires et semé la panique chez ses 50 000 employés, dont on dit que près d’un tiers d’entre eux pourraient se retrouver dans une méga-charrette si l’affaire tournait vraiment mal.

Le vendredi 30 septembre 2022, tout est parti d’un courriel du CEO de la banque, Ulrich Körner. Un mémo se voulant rassurant adressé au personnel dans lequel le Germano-Suisse, en place depuis le 1er août 2022, affirmait que Credit Suisse était bien positionné en matière de liquidités et de fonds propres. Une déclaration qui a en fait agi comme un boutefeu, les marchés la comparant à celle de Lehman Brothers peu avant l’effondrement de la banque américaine, en 2008. D’ailleurs, même si la banque se targue d’être en règle en matière de réserves et de fonds propres, que représentent ses quelques dizaines de milliards par rapport à des engagements et à des encours estimés à 800 milliards? A cela est venue s’ajouter l’explosion du coût de l’assurance contre une défaillance potentielle de Credit Suisse (swaps), dont le niveau a atteint celui de 2009. Une double alerte qui a laminé le titre de près de 25% en deux séances et propulsé une fois de plus le numéro deux bancaire helvétique à la une de l’actualité internationale, les médias dressant de nouveau la liste de ses casseroles.

>> Lire aussi: Credit Suisse va très bien. Si, si (éditorial)

Parmi les plus récentes, citons des prêts hypothécaires toxiques, des délits d’initiés, un blanchiment d’argent en lien avec un trafic de drogue, la manipulation du taux Libor, le scandale Wirecard, le scandale de corruption dans l’affaire dite des «tuna bonds» au Mozambique et, «last but not least», les débâcles de la fintech anglo-australienne Greensill et du «family office» américain Archegos, qui lui ont coûté 7,5 milliards de francs en 2021.

Alors que les rumeurs de faillite se répandaient comme une traînée de poudre et que les investisseurs étaient en quête d’un message d’apaisement, Ulrich Körner a eu de surcroît la fausse bonne idée de leur demander de patienter une centaine de jours, le temps que son établissement puisse présenter une stratégie de redressement crédible, avant de leur donner rendez-vous le… 27 octobre pour faire un premier point. Une communication catastrophique aux yeux de Beat Kappeler: «C’est inadmissible, tempête l’économiste bernois. Quand éclate une crise de cette ampleur, que les investisseurs et le public doutent, que la confiance s’étiole, la réponse doit être immédiate. Des géants comme Google, Apple, Netflix, Amazon et consorts l’ont bien compris, qui donnent des informations sur la marche de leurs affaires, bonnes ou mauvaises, tous les deux ou trois jours.»

Alfred Escher

Alfred Escher est considéré comme le Suisse le plus méritant du XIXe siècle. Cumulant les mandats politiques, le fondateur de Credit Suisse (SKA à l’époque) et de l’Ecole polytechnique fédérale fut aussi un pionnier des chemins de fer nationaux. Ci-dessus: Robert Jeker, à l’époque directeur de Credit Suisse, témoignant lors du procès de Chiasso en 1979. L’affaire Texon, une opération de blanchiment de fonds douteux, avait durablement éreinté l’image de la banque.

Keystone

Essentielle pour un groupe de sa taille, la manière de communiquer de Credit Suisse est en fait critiquée depuis de nombreuses années: «Nous n’obtenons jamais de réponses satisfaisantes à nos questions», affirme, désabusé, Vincent Kaufmann, directeur de la Fondation Ethos, qui regroupe plus de 220 caisses de pension et institutions suisses et gère près 300 milliards de francs pour le compte de ses 900 000 membres. Pire: dans son dernier bulletin d’information, l’organisation Actares, qui incite les sociétés à orienter leurs activités vers le développement durable, va jusqu’à se demander s’il est encore judicieux de continuer à dialoguer avec la banque. «Nous avons posé cette question sous forme de sondage à nos membres», précise Roger Said, directeur d’Actares. Sous le titre «Fin de la discussion?», cette association indépendante a publié un long article sur les affres de Credit Suisse: «S’agit-il seulement de scandales ou d’actes de nature criminelle? De mauvais investissements révoltants, la catastrophe économique au Mozambique, des affaires d’espionnage et un président pas crédible ont nui à la réputation de Credit Suisse. Un dialogue direct avec la banque ne mènerait-il à rien?»

Comment un tel fleuron a-t-il pu perdre le contrôle à ce point? Lorsque le double scandale Greensill et Archegos a éclaté, Stéphane Garelli, professeur émérite à l’International Institute for Management Development (IMD), évoquait de multiples causes dans nos colonnes: «L’accumulation des affaires démontre clairement que mener à bien une banque globale est devenu impossible. Pas seulement à cause du mélange des genres qui rend le modèle ingérable, mais également compte tenu du profil de la nouvelle génération de managers. Autrefois, ces derniers étaient en grande partie issus du sérail. Ils faisaient pratiquement toute leur carrière au sein de l’institution, dont ils se souciaient de la réputation et à laquelle ils imprégnaient une vraie culture d’entreprise. Mais ce temps est révolu. Aujourd’hui, les dirigeants arrivent des quatre coins de la planète, avec des cultures et surtout des plans de carrière très différents, ne restant en place que quatre ou cinq ans avant de changer d’air.»

A ce propos, le jeu d’«ôte-toi de là que je m’y mette» auquel s’est adonnée la banque ces cinq dernières années est éloquent: quatre CEO et trois présidents du conseil d’administration se sont succédé. L’avant-dernier, António Horta-Osório, avait dû démissionner après avoir violé les règles de quarantaine durant la pandémie de covid.

Pour Stéphane Garelli, un autre facteur, plus sournois, brouille les cartes: «Le législateur peut toujours serrer la vis en matière de règles prudentielles, tant qu’il y aura des dirigeants pour les contourner, ses efforts resteront vains.» Et le moins qu’on puisse dire, c’est que ceux-ci ne se sont pas gênés, comme en attestent plusieurs rapports d’enquête. On peut y lire notamment que «les risques étaient identifiés mais systématiquement ignorés».

Alfred Escher

Alfred Escher (1819-1882) et sa fille Lydia en 1867 (photo de gauche).

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Et on ne parle pas des bonus et des rémunérations, qui ont explosé ces vingt dernières années: «J’ai lu que la banque a par exemple recours à plus de 10 000 consultants externes», indique, suffoqué, Beat Kappeler.

En cas de défaillance non ordonnée, les établissements financiers d’importance systémique peuvent mettre en danger des économies nationales entières et sont donc considérés comme «too big to fail» (trop grands pour faire faillite), écrit la Finma, l’autorité de surveillance des marchés financiers suisses. En clair, en cas d’effondrement, la Confédération passerait à la caisse. «Le mécanisme n’est pas automatique. Et heureusement d’ailleurs», explique Olivier Feller, membre de la Commission de l’économie du Conseil national. «Ce dispositif, encadré par des règles prudentielles d’un niveau élevé, a justement été mis en place pour éviter que l’Etat n’intervienne avec l’argent du contribuable. Si on devait néanmoins en arriver là, en plus d’une distorsion de la concurrence, cela signifierait que ce pare-feu mis en place par la Finma et la BNS n’aura servi à rien», analyse le parlementaire PLR vaudois. Un tel mécanisme ne devrait même pas exister, selon Beat Kappeler: «Dans une société capitaliste digne de ce nom, les entreprises doivent se gérer elles-mêmes, avec les risques que cela comporte.»

Depuis que le rapprochement entre Credit Suisse et UBS a raté, en 1996, le fantasme d’une fusion des deux géants helvétiques agite régulièrement les marchés. Une telle fusion serait une autre fausse bonne idée, selon Vincent Kaufmann, qui évalue à zéro ou presque les chances que le gendarme de la concurrence adhère à ce projet, tant la position dominante de la nouvelle entité serait écrasante: «Au contraire, pour le bien de l’économie, la présence des deux groupes est souhaitable.»

Cet avis est partagé par tous nos interlocuteurs, qui voient peu d’interconnexions entre les deux sociétés. «Tout est possible certes, mais, dans la situation actuelle, le plus important à mon avis est de sauver la filiale suisse de Credit Suisse, qui est profitable et œuvre à la satisfaction de ses clients et des entreprises. Dans l’idéal, Credit Suisse Group devrait se séparer de toute ou d’une partie de sa banque d’investissement et faire entrer en bourse sa filiale helvétique», suggère Vincent Kaufmann, qui dirige également la société Ethos Services.

Et quid des risques auxquels sont exposées les caisses de pension? «Les investissements réalisés par les caisses de pension suisses par l’intermédiaire de Credit Suisse ne sont pas mis en péril par des événements qui pourraient toucher la banque», rassure Yves-Marie Hostettler, représentant romand de l’Association suisse des institutions de prévoyance (ASIP), l’association faîtière de plus de 900 caisses de pension gérant une fortune de près de 650 milliards. «Ces placements ne sont pas des créances à l’égard de Credit Suisse mais sont déposés au nom et pour le compte des caisses de pension. Les événements qui touchent la banque n’influencent donc pas ces placements. En revanche, d’autres placements sont réalisés directement auprès de Credit Suisse, notamment si les caisses de pension détiennent (directement ou indirectement) des actions du groupe. Certaines caisses collaborent également avec lui pour leurs comptes de trésorerie et le trafic des paiements. Une évolution défavorable de la situation de l’établissement aurait certainement des incidences pratiques, voire financières. Mais les caisses concernées ont sans aucun doute examiné la situation avec attention, obtenu des renseignements plus détaillés et pris les mesures opportunes», estime le manager.

Evoquer une potentielle faillite de Credit Suisse nous rappelle inévitablement la disparition de Swissair, il y a tout juste vingt ans. Comme la défunte compagnie aérienne, la banque, par son nom, entraîne notre pays et sa réputation dans ses déboires. Pourtant, pour Nicolas Bideau, depuis dix ans à la tête de Présence Suisse, notre unité de promotion à l’étranger, le dégât d’image reste à ce stade limité: «Avec une industrie financière gérant un quart de la fortune mondiale et présentée comme un fleuron de notre économie, il est clair que nous sommes très exposés. Nous avons bien sûr droit à de la presse négative, mais les enquêtes que nous réalisons auprès des pays avec lesquels nous entretenons les relations les plus étroites démontrent que ces épisodes malheureux impactent beaucoup moins notre réputation depuis l’adoption de la stratégie de l’argent propre par la Confédération, rassure le Genevois. Alors qu’on l’a très longtemps sous-estimé, nous avons aujourd’hui tendance à surestimer le dégât d’image lié aux difficultés des établissements helvétiques. La levée du secret bancaire et l’introduction de l’échange automatique de renseignements avec plus de 120 pays ont clairement renforcé la réputation de la place financière suisse. Il n’en reste pas moins que si l’une des deux grosses banques se retrouvait au bord de la faillite, comme avec UBS en 2008, le dégât d’image serait conséquent.»

Allons-nous avoir droit à une deuxième saison du feuilleton financier made in Switzerland, treize ans après le scandale des «subprimes» qui avait failli couler UBS?

Par Christian Rappaz publié le 13 octobre 2022 - 07:54, modifié 16 mars 2023 - 09:14