C’est une plongée dans le monde du silence, sans le défunt commandant Cousteau. Un monde parallèle au nôtre. Celui des sourds. Minorité invisible. Des personnes «en situation de handicap», dit-on en les plaignant. Jugement condescendant. Excluant. David Raboud, 38 ans, l’un des animateurs de l’émission «Signes» sur la RTS, préfère en sourire. Un type bien. Et beau gosse. Né sourd profond, ce Fribourgeois d’adoption croque la vie et revendique sa différence. Il gagne sa vie comme automaticien. Un temps partiel (80%) qui lui offre du temps avec Gabin, son fils en bas âge. Comme ce dernier, Clarisse, sa femme, est entendante. David Raboud conduit, voyage, cuisine, participe aux tâches ménagères. Un homme épanoui qui sera bientôt de nouveau papa.
Une vie heureuse. Sans musique. «Je connais des sourds qui rêvent de découvrir la musique, mais moi, ça ne m’intéresse pas, avoue-t-il d’emblée chez lui, à Cousset (FR), en présence de son épouse et de Milène, une amie du couple, interprète. On n’est pas tous pareils. Cela dépend de notre éducation, de notre identité, de notre niveau de surdité.» David l’affirme: il ne manque de rien. Au contraire. «Je n’ai que quatre sens, mais ils sont hyper-développés. Mon monde est visuel. Il y a tant à voir...» Cadet de deux enfants sourds nés de parents sourds, il a grandi avec sa sœur Emmanuelle à Choëx, près de Monthey (VS). Père menuisier, mère ouvrière dans l’horlogerie. «Ils m’ont transmis la culture sourde. Une chance inouïe qu’eux-mêmes n’ont pas eue, puisque la langue des signes est restée interdite jusqu’en 1980! On les a forcés à parler, à oraliser avec les lèvres. Ça les a traumatisés.» Souffrance. «Ils ont passé des années à apprendre à parler une langue qu’ils n’ont jamais entendue, mais grâce à eux, entre ce qu’ils m’ont donné et les endroits où ils m’ont emmené, j’ai grandi avec le sentiment d’appartenir à une communauté.»
Enfants, David et sa sœur ont fréquenté une école spécialisée à Sion, où la famille a déménagé, avant de revenir ensuite à Choëx. «A 23 ans, je suis parti vivre en coloc à Bulle.» Soif de rencontres, d’expériences, de découvertes.
Clarisse, son épouse, a grandi à Poitiers. Son père, à l’origine luthier, y enseignait la musique, ironie du sort, à l’université. Le hasard l’a conduite, étudiante, vers la communauté sourde au camp d’été des Marmettes, à Monthey. Elle tracera son chemin dans la langue des signes, jusqu’à devenir interprète. Elle a rencontré David dans un café des signes (un bistrot où, l’espace d’une soirée, le personnel est sourd et des interprètes sont conviés, ndlr), à Fribourg. Attirance. Rapprochement. Mariage. «C’est un peu par magie que j’ai rencontré Clarisse, qui était déjà imprégnée de la culture sourde», avoue David, reconnaissant. Dans la communauté sourde, leur mixité, peu courante, a fait sourire. Ils forment pourtant un joli couple et sont fiers de Gabin, leur fiston. Un gamin qui va profiter d’une double culture. Il a déjà compris que ses parents sont différents et qu’il doit entrer dans le champ visuel de son papa quand celui-ci lui tourne le dos. «Il tend sa main pour capter mon regard. C’est très touchant.»
«On a mis une règle en place, confie Clarisse. Quand papa est à la maison, seul ou avec des amis sourds, je m’adresse à notre fils en langue des signes. David n’est ainsi jamais exclu. Gabin est déjà dans l’oral avec la nounou et il le sera à l’école. Moi, quand je suis seule avec lui, je parle et je signe. C’est un équilibre.» David et Clarisse adorent «bavarder». On a toutes et tous besoin de communiquer. La pandémie l’a souligné. Les sourds sont de vraies pipelettes. «Quand deux sourds sont au bistrot, le seul moyen pour les virer à la fermeture, c’est d’éteindre la lumière!» rigole David.
La langue des signes, langue universelle? «Non et heureusement, c’est une richesse, répond-il. Chaque pays a la sienne avec ses spécificités, ses régionalismes, etc.» Traduite oralement, la langue des signes est visuelle, vivante, évolutive. En principe. Oui, parce que, aujourd’hui, les écoles pour élèves sourds disparaissent. La langue des signes se perd. «Le médical est en train de tout bousculer, souligne David Raboud, faisant naître l’espoir, avec le double implant cochléaire, de rendre les enfants sourds entendants. On veut «réparer» l’enfant sourd. C’est dangereux. Cela revient à nier ce qu’il est, à le détourner de son identité profonde.» Des mots forts qui sonnent juste. «Selon moi, les parents concernés manquent d’informations et le monde médical, parfois animé de considérations mercantiles, en profite. En réalité, non seulement l’opération peut échouer, mais elle marginalise complètement la langue des signes, pourtant constitutive de notre identité.»
Alors, cet implant cochléaire: progrès ou menace? «Vaste débat, répond David. Moi, si j’avais un enfant sourd, je ne l’implanterais pas. Jamais de la vie. Ce n’est pas une solution pour moi. Dans des cas très précis, je reconnais que cette nouvelle technologie peut constituer un progrès, mais faisons en sorte d’éviter que la culture sourde ne périclite à cause de cette technologie et permettons à l’enfant sourd de se développer dans son identité, avec la langue des signes.»
Clarisse est enceinte. «Si ce deuxième enfant naît sourd, je serai fier évidemment, confie le papa. Je pourrai lui apporter toute ma culture. Néanmoins, et croyez-moi ça m’est difficile de l’admettre, ce sera plus de stress. Il faudra choisir un lieu où il pourra suivre une éducation en langue des signes, mais où? L’école d’aujourd’hui, désolé de le dire, mais c’est de la m... La prétendue politique d’inclusion isole les enfants sourds. Je refuse d’imposer cela à mon fils.»
Quand on parle de l’identité d’une minorité, chacun sait l’importance de la représentativité, des figures modèles. Goya, immense peintre espagnol, n’entendait pas, ce que beaucoup de sourds ignorent. «Le patrimoine de la culture sourde ne nous a pas, ou mal, été transmis, explique David Raboud. Moi, je suis né dans les années 1980, au moment du réveil sourd, ce mouvement revendicatif de la communauté sourde, qui était alors désireuse d’exister aux yeux du monde. Une belle avancée, sauf que, aujourd’hui, on recule. Ma femme Clarisse, qui a étudié la langue des signes, la culture sourde et l’histoire de la surdité (licence et master), a découvert plein de choses que moi j’ignorais. J’ai été scolarisé dans une institution dédiée, mais on ne m’a pas transmis ces connaissances...» Le monde à l’envers.
«Il y a 70 millions de sourds et malentendants sur la planète, mais ils sont invisibles, poursuit-il. On parle très peu de nous dans les médias.» Les exceptions sont rares. On pense à Marlee Matlin, actrice oscarisée en 1987 pour «Les enfants du silence». «La famille Bélier», en revanche, a déçu la communauté sourde. La faute aux acteurs entendants. «La langue des signes n’est pas correcte, déplore David. Rien de tel dans «Coda», l’adaptation américaine avec des acteurs sourds. Une réussite.»
On sonne à la porte. Un dispositif lumineux clignote. Jonas, un ami cher à David, qu’il connaît depuis vingt ans, vient le saluer. Jonas réside à Wabern (BE). Il est Bernois. Comment font-ils pour se comprendre? «Je n’écris pas du tout le français, mais j’ai appris la langue des signes française», explique Jonas. Leurs échanges sont fréquents, y compris à distance grâce au mode vidéo de leurs smartphones. Retrouvailles intenses. La soirée promet d’être longue.
Il faut une grande résilience pour vivre sa vie de sourd parmi les entendants. Les problèmes de communication, quotidiens, acculent souvent les sourds à l’isolement. David Raboud n’a jamais craint la solitude, mais il précise: «Sans la langue des signes – ma langue maternelle –, je n’aurais jamais pu être à ce point résilient. Si j’étais constamment contraint de devoir m’adapter au monde des autres, sans amis sourds, je ne sais pas qui je serais aujourd’hui. L’identité, c’est vital. Je bosse tous les jours avec des entendants et cela ne me gêne pas, parce que je sais que, à côté, j’ai ma communauté.»
Dans son quotidien, David peut compter sur sa gestuelle ou son smartphone pour se faire comprendre. Cela n’empêche pas la frustration, au garage par exemple, quand personne ne veut prendre la peine de lui expliquer un problème mécanique. «Ça m’agace, parce que l’on me prive de connaissances, mais je ne vais pas non plus passer ma vie à faire l’effort. C’est donnant-donnant.»
Non sans malice, il ajoute: «Etre sourd, c’est aussi plein d’avantages.» Vraiment? «Quand il y a la queue quelque part, il nous suffit de nous signaler pour pouvoir doubler tout le monde.» Provocation assumée.
Plus sérieusement, le silence est d’or. L’enfer du marteau-piqueur? Connaît pas! Un bébé qui hurle dans l’avion? Aucun souci. Son épouse aura le dernier mot: «Quand Gabin est né, il a dormi pendant six mois dans notre chambre sans que nos discussions le réveillent.» Veinards!
>> A voir: une édition spéciale de «Signes» le mardi 8 novembre à 21 heures sur RTS 2, enregistrée au café Vroom, restaurant inclusif géré par des sourds à Genève.