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Nucléaire

Le projet fou d’une start-up genevoise à Tchernobyl

La société Exlterra promet une technologie capable de remettre les terres radioactives à leur état naturel en cinq ans. En phase de test dans les environs de la centrale ukrainienne, leurs créateurs y croient dur comme fer malgré les nombreuses questions en suspens. Reportage sur les pas de savants aux rêves les plus fous.

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Exlterra

Sur le site test, une parcelle de 1 hectare au sud de la centrale, Frank Muller et Andrew Niemczyk discutent de l’infrastructure avec, dans les mains, les fameux tubes en polyéthylène qu’ils ont installés dans le sous-sol.

© Niels Ackermann / Lundi13

On le sait, les grandes inventions naissent souvent d’événements banals ou accidentels. Au registre des trouvailles faites par hasard, on citera la pénicilline, découverte en observant des champignons microscopiques qui repoussaient les bactéries, ou le Viagra, issu d’un médicament pour le cœur qui ne marchait pas. La technologie proposée par la start-up Exlterra, basée à Plan-les-Ouates et à Hazel Park, près de Detroit, qui promet de réussir en cinq ans ce que la nature fait en trente mille ans, est de cette veine-là.

Elle se résume en effet à un réseau de tubes en polyéthylène aux formes alvéolaires de différentes longueurs, insérés dans la terre selon un schéma savamment établi. Concrètement, la société fondée et dirigée par le Genevois Frank Muller (51 ans) en a planté 4849 entre octobre 2019 et septembre 2020, mesurant entre 2,8 et 16 m, sur une parcelle de 1 hectare située dans la zone d’exclusion, à une encablure de la centrale de Tchernobyl et de son célèbre sarcophage. Aux dires de son inventeur américano-polonais, Andrew Niemczyk (61 ans), cofondateur de la société, le mécanisme est supposé canaliser les énergies naturellement présentes dans le sol et les faire remonter à la surface, en détruisant au passage les isotopes radioactifs. Vaste et ambitieux programme. Qui laisse bien sûr la communauté scientifique dubitative.

«Des projets de ce type, il en surgit régulièrement», confie Frédéric-Paul Piguet, docteur en sciences de l’environnement et expert en risques d’accident nucléaire à l’institut genevois Biosphère. Avant de poursuivre: «Soit ils s’avèrent inefficaces, soit leur application est trop compliquée. A l’image de l’invention qui a valu au chercheur français Gérard Mourou d’être nobélisé en 2018, pour un procédé permettant théoriquement de réduire la radioactivité d’un million d’années à trente minutes. Malheureusement, son système est si énergivore qu’il n’a jamais dépassé la phase de test, réalisée sur 1m2 à la centrale de Cattenom, près du Luxembourg.»

Exlterra

Des employés de la centrale insèrent dans la terre l’un des 4849 tubes censés interagir entre eux pour détruire la radioactivité selon Exlterra.

DR

Rien de tout cela pour le projet helvético-américain, rejette Frank Muller. «Notre système s’installe avec une foreuse hydraulique portable que nous avons conçue spécialement pour l’insertion des tubes, de l’huile de coude et de la précision. C’est tout.» Cet ancien cadre de banques privées qui se sent depuis toujours l’âme d’un entrepreneur a changé de vie à la crise de la quarantaine. «Je voulais m’atteler à des projets plus utiles à mon épanouissement et à la collectivité que compter des millions.» Pour y parvenir, il trouve un compromis avec son épouse, originaire du Michigan, et leurs trois enfants. «Je me suis donné deux ans pour réorienter mon parcours professionnel. En cas d’échec, nous aurions repris notre vie antérieure.»

Dans sa quête d’innovations, l’ancien gestionnaire de fortune rejoint d’abord un partenaire actif dans le domaine des drones. Puis, en 2012, se produit la rencontre qui changera sa vie et lui ouvrira un spectre de possibilités «no limits» affirme-t-il. «Un ami de Detroit m’a dit qu’un type lui avait proposé un système de drainage astucieux, via des tubes de différentes longueurs, équilibrant la teneur en eau dans les sols. Cela m’a paru suffisamment intéressant pour le rencontrer.» Entre les deux hommes, le courant passe d’emblée. «J’ai tout de suite compris qu’Andrew était quelqu’un d’exceptionnel, connecté à l’univers et capable de comprendre le monde des particules comme personne. Si l’être humain sait assembler les matières et les atomes pour créer des produits innovants, il se trouve souvent démuni lorsqu’il s’agit de les désassembler. Et ça, c’est justement la spécialité d’Andrew.»

Autodidacte, formé à l’hydraulique par un oncle avant de fuir le régime communiste, en 1984, celui que son ami situe «entre Einstein et Léonard de Vinci» a déposé de nombreux brevets dans des domaines aussi variés que la médecine, la mécanique ou l’environnement. Parmi ceux-ci, son système baptisé EGRP, Energy-passive Groundwater Recharge Product (produit à énergie passive de recharge des eaux souterraines), qui accélère l’infiltration de l’eau.

Convaincu pour ne pas dire sous le charme de «cet homme à la science infuse», Frank Muller se charge de trouver des investisseurs. L’affaire se développe et se décline bientôt en mode arboriculture. «Le même processus permet de ramener les nutriments nécessaires aux racines des arbres qui en manquent beaucoup», indique Andrew Niemczyk, en nous montrant des photos de carottes et d’aubergines géantes cultivées dans son jardin potager, dûment équipé bien sûr. Installés sur quelques parcours de golf et de plantations fruitières, en Suisse notamment, les différents réseaux de tubes donnent des résultats tantôt encourageants, tantôt mitigés. Selon nos inventeurs, la panoplie insérée à Tchernobyl engendrerait les espoirs les plus fous. «Les analyses comparatives de terre et d’air effectuées avant notre intervention et la semaine dernière montrent une diminution de césium 137 et de strontium d’environ 10%», se réjouissent-ils.

Une euphorie que tempère le patron de l’Eco Center, Sergei Kireev, 40 ans de Tchernobyl au compteur, qui a vu défiler d’innombrables technologies prétendument miraculeuses depuis la catastrophe. «Même si certains résultats sont surprenants, il est trop tôt pour risquer un pronostic. Pour l’instant, les diminutions constatées relèvent encore de la marge d’erreur, qu’on estime à 17%. Nous en saurons plus dans six mois. Cela étant, de toutes les technologies que j’ai vu passer, c’est la plus surprenante. Si elle m’a fait rire au départ? Pas du tout. D’autant moins quand j’ai vu arriver le container de matériel. Je me suis dit: «Oh, c’est du sérieux.» De toute façon, tout ce qui peut résoudre ne serait-ce qu’une partie du problème mérite d’être essayé.»

Intéressé pour ne pas dire fasciné par le projet, l’ambassadeur de la Confédération Claude Wild, qui s’est joint à la délégation, entonne le même credo. «C’est notre rôle d’ouvrir la porte aux idées innovantes venant de Suisse. Aujourd’hui, je constate que des indicateurs permettent d’espérer. De plus, je ne connais pas d’entrepreneurs qui investissent près d’un demi-million de francs dans un projet juste pour le plaisir», commente le diplomate genevois, qui veut lui aussi y croire.

Baignant dans cette culture américaine connue pour rendre l’impossible possible, Frank Muller et Andrew Niemczyk ne doutent pas de leur succès futur, mais demandent de la patience. «Notre technologie est en symbiose avec la nature, raison pour laquelle son potentiel n’est atteint qu’après cinq ans.» Un lustre au bout duquel le système NSPS à l’œuvre à Tchernobyl (Nucleus Separation Passive System) n’aura pas seulement assaini l’hectare de terre dans lequel il est actif, mais aussi 9 hectares alentour. «Grâce à son rayonnement», promet le Genevois. Lorsqu’on fait remarquer aux deux hommes que, à ce jour, aucune étude scientifique ne démontre l’efficacité de leur procédé, ils rétorquent qu’eux savent où ils vont et que, en l’état, la science n’est pas apte à confirmer ou à infirmer leurs résultats.

Quant à la question écologique que pose le fait de parsemer les sols de milliers de tubes en polyéthylène, Frank Muller l’évacue en opposant le ratio bénéfice/inconvénients, largement avantageux à ses yeux. «Le polyéthylène est une matière neutre, qui se désagrège après plusieurs siècles. De plus, le procédé stimule la croissance des arbres, ce qui augmente leur feuillage et donc, leur capacité à capter le CO2.»

Devant le monument érigé à une trentaine de mètres du sarcophage en l’honneur de sauveteurs de la première heure qui ont payé de leur vie leur engagement, Andrew Niemczyk lance un dernier défi à Sergei Kireev, l’index pointé en direction du réacteur numéro 4. «Si vous nous laissez faire, dans quinze ans, ce site sera nettoyé et Tchernobyl sera entièrement décontaminé.» Entre révolution et déception, l’avenir le dira...

Tchernobyl

Installation du tuyau devant contribuer à la décontamination.

DR
Par Christian Rappaz publié le 29 avril 2021 - 08:20