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Aménagement du territoire

Des habitants de Lutry se mobilisent contre l’abattage du tilleul de Corsy

La pénurie de logements et la densification obsessionnelle de l’habitat menacent les vieux arbres des localités. Cas d’école de cette guerre du bois contre le béton dans le hameau de Corsy.

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Lutry

La parcelle de la discorde, avec son grand tilleul (aujourd’hui encadré par des gabarits menaçants), est au centre de cette photo aérienne, la maison du peintre Walter Mafli en bas à gauche. Jusqu’aux années 1960, ce hameau historique de la commune de Lutry était entouré de vergers et de vignes.

Jean-Paul Guinnard/24 heures/Tamedia

C’est l’histoire d’un vieil arbre, d’un majestueux tilleul, sous la menace d’une tronçonneuse. C’est l’histoire aussi d’un projet immobilier au cœur d’un hameau historique où vécut et travailla durant 70 ans le peintre Walter Mafli (1915-2017), un des trois bourgeois d’honneur de la commune avec la doctoresse Kousmine et le compositeur Gustave Doret. C’est l’histoire encore des opposants à «la verrue», comme ils appellent eux-mêmes ce projet de deux logements. Ce sont des pétitions pro-tilleul signées l’année passée par plus de 1500 contribuables et une vague de 418 oppositions. Ce scénario de l’arbre, du promoteur, des opposants et des autorités politiques se répète en Suisse à intervalles toujours plus rapprochés en raison de la pression démographique et de plans d’aménagement privilégiant la désormais sacro-sainte densification.

Nous sommes à Corsy, hameau de la riche et bourgeoise commune de Lutry (VD), à l’est de Lausanne. Tout autour de cette douzaine d’anciennes fermes et bâtisses du XVIIIe, l’urbanisme anarchique du XXe siècle a sévi impunément: de fades villas rivalisent d’insignifiance avec de tristes locatifs. Un rond-point, une bretelle d’autoroute et quelques autres ternes infrastructures ont déraciné depuis un demi-siècle les ceps de vigne et les vergers. Mais quand le promeneur se retrouve sur la route de Corsy, au cœur de l’îlot historique, les vieux murs, les petites cours pavées, les jardins ensommeillés et bien sûr le fameux tilleul réconcilient soudain l’humain, le bâti et la nature. «C’est sans doute pour cela qu’ils veulent détruire le peu qu’il reste à détruire, c’est-à-dire le dernier ensemble construit authentique de cette partie de la commune», ironise un des leaders de la défense du hameau.

L’affaire débute vraiment en janvier 2021, avec la présentation par la régie Immosol, qui a acquis en 2020 la parcelle pour la diviser en deux, un projet de bâtisse résolument cubique devant s’élever juste à côté de la maison vigneronne du peintre Walter Mafli, décédé quatre ans auparavant à l’âge de 102 ans. Branle-bas de combat chez les voisins immédiats de ce «bunker». Ils font opposition. Ces citoyens modèles et néanmoins rebelles créent dans la foulée «Les amis de Corsy», une association œuvrant à la préservation du hameau et proposant la création d’un parc public honorant la mémoire de Walter Mafli sur la fameuse parcelle.

Pas touche à l’arbre!


De son côté, les cinq municipaux et la Commission consultative de la zone ville et villages de Lutry, pourtant très sourcilleuse vis-à-vis du moindre aménagement sur la commune – surtout dans ses quartiers historiques –, ne trouvent rien à redire à ce projet immobilier pourtant radical et qui implique l’abattage du tilleul centenaire protégé et recensé depuis 1998. «L’attitude contradictoire de la commission nous fait penser qu’elle n’est finalement qu’une chambre d’enregistrement des décisions de la municipalité», analysent les principaux opposants, parmi lesquels les couples Naggar, Godat et Freymond-Gomez, voisins immédiats de l’arbre à abattre, qui ont reçu «L’illustré».

Les habitants de Corsy mandatent aussi un spécialiste pour réaliser une étude historique du hameau en émoi. L’historien conclut son travail ainsi: «Les plantations d’arbres encore existantes doivent être préservées. De même, à l’instar de la parcelle 5895, les espaces interstitiels, s’alternant de façon irrégulière avec les zones bâties, font partie des éléments constitutifs du hameau de Corsy et il y a nécessité de les conserver pour sauvegarder l’aspect général du hameau.» En clair: pas touche à l’arbre et pas de nouvelle construction dans ce minuscule sanctuaire historique.

Les habitants de la commune de Lutry s'opposant à l'abattage de l'arbre

Les voisins du tilleul ont réussi à fédérer des opposants au projet immobilier bien au-delà du hameau de Corsy. Plus de 1500 personnes ont signé les pétitions contre l’abattage de l’arbre et plus de 400 lettres d’opposition ont été envoyées à la commune de Lutry.

Catherine Gailloud

Face à cette vigoureuse mobilisation et les réticences (exprimées juste avant les élections) de la municipalité, la régie Immosol revoit sa copie et dépose un nouveau projet de maison, plus «vigneronne», c’est-à-dire moins cubique, esthétiquement passe-partout. Mais pour les voisins rebelles et leurs sympathisants, tout cela n’est que cosmétique. Or, il ne s’agit pas de l’éternelle querelle entre anciens et modernes, entre faux vieux et avant-gardisme. D’abord et de toute manière, le tilleul était, là encore, livré à la tronçonneuse. Et dans l’esprit des Amis de Corsy, il s’agit désormais de conserver vierge cette petite parcelle. Pour eux, ce projet à deux vitesses n’était d’ailleurs que perfide tactique: «Ils proposent d’abord une monstruosité pour mieux faire passer un deuxième projet, moins radical, mais tout aussi volumineux et impliquant également l’abattage de l’arbre.»

La solution du parc public


Et un arrangement à l’amiable entre les opposants et le promoteur sous forme de parc public? Les premiers ont proposé au second de racheter la parcelle pour en faire un «parc Mafli», un jardin public dont deux centenaires seraient les héros: le défunt grand peintre et le tilleul en sursis. «Le prix de vente du promoteur est passé de 450 000 oralement à 677 000 francs sur une offre écrite, nous informent les opposants.» Mais ce scénario de rachat vertueux est au point mort.

Ce serait en tout cas l’issue idéale pour le syndic Charles Monod, nous assure-t-il: «Nous avons même informé les opposants que la commune participerait à l’aménagement et à l’entretien d’un tel espace public si ce marché devait être conclu.» Le premier citoyen de Lutry conteste en revanche vigoureusement les accusations des opposants qui estiment que la municipalité de Lutry est étrangement passive, voire partisane de ce projet immobilier et qu’elle mépriserait ces citoyens rebelles: «En tant qu’autorités politiques, nous devons prendre en compte la loi, qui est la même pour tout le monde. Or cette parcelle est bel et bien constructible. Ce sera à la justice de trancher, pas à l’exécutif communal. Il faut aussi bien distinguer la problématique de l’arbre, qui a sensibilisé la majorité des pétitionnaires, de celle du projet immobilier, qui ne pose à mon avis problème qu’au voisinage direct.»

Les opposants à l’abattage de l’arbre, qui rappellent aussi que ce terrain n’est constructible que sous conditions expresses, viennent en tout cas de recevoir une réponse de la municipalité leur annonçant avoir autorisé le tronçonnage du tilleul en dépit d’un préavis négatif du canton, mais sous réserve de l’obtention du permis de construire. La justice décidera donc de l’avenir de la parcelle.

Bataille juridique en vue


Le feuilleton judiciaire du tilleul de Corsy sera suivi de près par des citoyens loin à la ronde, toujours plus nombreux à défendre les arbres vénérables de leur commune. Une association de ces militants dendrophiles est en train de se structurer dans le canton de Vaud. Et le droit de survie des arbres dits «remarquables» se renforce. Au niveau vaudois, un nouveau recensement de ces végétaux «hors forêt» est en cours. L’arbitrage de la justice demeurera déterminant, mais on peut espérer que tilleuls, hêtres, chênes ou saules majestueux se verront attribuer de plus en plus de sanctuaires sur le grand Monopoly de l’immobilier. 

Par Philippe Clot publié le 18 février 2023 - 08:27