Il faisait froid il y a dix ans quand Irina Lucidi a poussé, le 30 janvier, la porte du centre de police de Lausanne. Cette avocate de 44 ans, mère de jumelles âgées de 6 ans, est terriblement inquiète. Elle est sans nouvelles de ses filles Alessia et Livia que son mari devait ramener après son week-end de garde. Il lui a bien envoyé un SMS dans l’après-midi pour lui annoncer qu’il les ramènerait directement à l’école le lendemain; elle l’a rappelé pour lui signifier son mécontentement, mais depuis, aucune nouvelle.
Ce qui l’inquiète particulièrement, c’est que sa voiture n’est plus dans son garage, mais il n’a pas pris les sièges-autos des fillettes, ni leurs doudous dont elles ne se séparent jamais. Et Matthias S. n’est pas un homme du genre oublieux. Cet ingénieur à l’esprit cartésien et méthodique a toujours été soucieux du bien-être et de la sécurité de ses enfants.
Le couple est séparé depuis six mois et Irina a fait savoir à son mari par e-mail, le vendredi même, son intention de divorcer. Les policiers notent dans leur journal de bord que c’est une disparition de personne à risque, mais le profil de l’ingénieur bâlois est malgré tout rassurant. Il adore ses filles, qui le lui rendent bien, «elles le suivraient jusqu’au bout du monde», dira la maman.
Un avis de recherche concernant son Audi break noire est lancé. A minuit 17, les douanes et la police cantonale de Genève sont avisées et bientôt l’alerte est relayée au niveau national. Contrôles dans les parkings et hôtels de la région de Saint-Sulpice; on va également inspecter quatre bateaux qui appartiennent à Philip Morris, l’employeur de Mathias, passionné de navigation. Mais, au domicile de celui-ci, où les policiers se rendent en compagnie de la maman, la découverte d’un testament est particulièrement inquiétante. L’homme y décrit en quatre points la marche à suivre suite à sa mort «qui n’est qu’une question de temps». Le dernier point évoque Alessia et Livia. «Si mes enfants ne vivent plus, il faudra verser leur part à mon frère et à ma sœur.»
Le portable du père est localisé à 3 h 31 du matin dans la région de Saint-Julien, en France, non loin de la frontière genevoise. C’est le début d’une cavale de cinq jours qui va tenir toutes les polices européennes en alerte. Les médias du monde entier débarquent à Saint-Sulpice. Plainte pénale pour enlèvement et séquestration d’enfants est déposée le mardi 1er février. On va retrouver le corps de Matthias le 3 février sur les rails d’une petite bourgade du sud de l’Italie, à Cerignola. L’homme s’est jeté sous l’express Bari-Milan. Aucune trace des jumelles.
Le GPS de la voiture est recherché activement. L’ingénieur a toujours eu deux longueurs d’avance sur la police, brouillant les pistes à tout moment. Il a retiré de l’argent à Marseille, acheté trois billets de ferry pour la Corse. On retrouvera sa trace au sud de Naples où il déjeune dans une auberge le jour de sa mort. Seul, selon le serveur, «mais avec un bon appétit, pas du tout stressé».
Durant sa cavale, ce père de famille bien sous tous rapports enverra plusieurs lettres et cartes postales à celle dont il n’acceptait pas qu’elle le quitte définitivement. «Tu me manques terriblement mais il est trop tard», lui écrit-il. Et cette phrase funeste: «Tu ne les reverras plus. Elles reposent dans un endroit tranquille.» Son dernier message est posté le jour de sa mort: «Chère Irina, aujourd’hui je suis le dernier à être mort à Cerignola.»
Où sont les jumelles? C’est la question qui taraude tous les esprits. Leur père les a-t-il jetées par-dessus bord durant la traversée vers la Corse? Les a-t-il tuées avant de quitter la Suisse, confiées à une tierce personne? L’opération «OP Gemelle» mobilise des dizaines de policiers pour tenter de les retrouver. Toutes les pistes sont explorées, en Suisse, en France; les membres de la famille du couple, leurs amis interrogés. On recherche instamment des traces ADN des enfants, dans sa voiture, jusque dans la plomberie de la cabine du ferry où Matthias a dormi. Les passagers sont systématiquement interrogés. Malheureusement, les caméras du bateau à l’aller sont défaillantes.
Au retour, il était seul, c’est un fait. On sonde le Léman, on scanne des milliers d’images de voitures aux péages des autoroutes, des centaines de réceptionnistes d’hôtel, de passants sont interrogés. Des battues sont organisées en France comme en Suisse. L’homme est resté plusieurs heures dans le secteur de Montélimar et on ignore toujours pourquoi. S’est-il débarrassé de ses enfants avant sa fuite?
A Morges, un témoin affirme avoir vu un homme traînant une lourde valise près de la plage du Boiron. Le 14 avril 2011, une grande opération avec des chiens policiers est organisée. En vain. Irina Lucidi lance des appels à l’aide à la population. «Ce qui m’intéresse, c’est de les retrouver coûte que coûte», s’exclame-t-elle. Dès le début de l’enquête, elle s’est rendue à Marseille, en Corse. Digne, émouvante, combative, elle multipliera aussi, au cours des mois suivants, les interventions dans les médias suisses et italiens, soucieuse que l’enquête progresse encore plus vite.
Pour la police, la tâche est complexe; parfois, le même jour, la présence des jumelles est signalée aux quatre coins de la planète. On les a vues à Marrakech, en Thaïlande, à Europa-Park, quelqu’un les a repérées dans un camp rom en Sardaigne.
Les mois passent, les années. Avec toujours ces questions lancinantes: sont-elles vivantes, mortes, souffrent-elles? Un «trou béant», comme le qualifie aujourd’hui le psychologue Philip Jaffé. «Il y a toujours une distorsion de l’espoir en ce sens qu’il est à la fois démesuré et peu en prise avec la réalité.»
Irina Lucidi publiera un livre en italien sur cette tragédie; en 2014, on la voit sur le plateau de diverses émissions TV comme «Les coulisses de l’événement». Elle y décrit un mari pervers narcissique, obsédé par le contrôle, la rigueur, collant des post-it un peu partout dans la maison, précisant les millions de tâches à effectuer et des horaires militaires à respecter.
Donner un sens à la tragédie. On dit que perdre un enfant est l’épreuve la plus douloureuse dans une vie. Perdre un enfant sans que l’on puisse jamais savoir s’il est encore de ce monde, s’il souffre, s’il pense à vous, ajoute encore la cruauté à la douleur. Matthias voulait faire souffrir Irina à tout jamais, il s’est donné les moyens de le concrétiser. La maman des jumelles doit trouver un sens à ce qui arrive, c’est la seule façon de ne pas mourir aussi. Ce qu’elle fait le 7 octobre 2011, le jour anniversaire de ses filles, en créant Missing Children Switzerland. Sa fondation, sa résilience. «Parce qu’elles ne sont pas nées pour rien, elles existent, nous confiait-elle à l’époque dans ce magazine; ça ne doit pas toujours se terminer par un drame comme le mien.»
Nous aurions aimé, dix ans plus tard, prendre de ses nouvelles, mais Irina Lucidi ne parle plus à la presse depuis longtemps. Seule compte cette fondation avec qui elle est en contact permanent et qui prodigue conseils, accompagnements, 24h/24, aux personnes concernées par un enlèvement d’enfant. Et gère officiellement depuis 2017 pour la Suisse le 116 000, le numéro de référence en cas de disparitions d’enfants utilisé dans 26 pays.
Où en est l’enquête? Le dossier a été classé sur le plan pénal en 2017, mais toutes les pistes sont explorées dès qu’un élément crédible est porté à la connaissance de la police. En 2020, elle a traité sept informations concernant l’enlèvement, dont cinq qui lui avaient été transmises par Missing Children Switzerland. Jean-Marc Blaser, inspecteur principal adjoint et chef de la division mineurs, est sur cette enquête depuis le début. Tout comme le commissaire principal Karim Hamouche, chef de la section enquêtes 1 dont dépend la brigade criminelle.
Le fait de n’avoir pu retrouver les jumelles, c’est quelque chose qui hante tout policier confronté à ce genre de drame: «Nous sommes aussi des êtres humains», confient les deux hommes dans les locaux de la police judiciaire. Le 7 octobre et le 30 janvier restent des dates gravées dans la mémoire de Jean-Marc Blaser: «Je peux dessiner encore de tête en détail le plan de la maison, je connais tout du dossier; parfois, dans notre métier, on a l’impression de faire partie de la famille.»
Bien sûr, il faut garder une distance, la tête froide de l’enquêteur. «On ne doit pas essayer de plaire mais être juste», ajoute Karim Hamouche. A propos de la question de savoir pourquoi l’alerte enlèvement n’a pas été actionnée, il renvoie à la difficulté d’évaluer la dangerosité d’un parent avant de lancer une telle procédure. «Il venait de passer trois semaines de vacances à Noël avec ses filles, il était décrit comme un père aimant.» Des changements ont pourtant été introduits dans le processus de prise en charge, notamment par une audition plus approfondie de la personne qui signale la disparition d’un enfant dans un contexte parental. «Il faut être plus curieux, aller chercher des détails sur la situation familiale. Parfois, un élément important ne figure pas dans l’avis de disparition», explique le commissaire.
En dix ans d’enquête, les policiers ont traité 2200 événements, 1700 informations spontanées, dont 200 en provenance de médiums, le déroulé temporel de l’enlèvement tient sur six mètres de papier. Deux pistes crédibles ont particulièrement ravivé l’espoir de retrouver les jumelles. En 2012, un témoin a envoyé une photo d’une fillette repérée dans un hôtel de Mataro, une commune dans la périphérie de Barcelone. L’enfant ressemblait étonnamment à Livia. On soumet le cliché à un pédiatre, on l’analyse avec une technique en 3D avant de le montrer à la maman des enfants qui est sûre à ce moment que c’est sa fille. Trois policiers s’envolent pour l’Espagne, Jean-Marc Blaser est parmi eux. «C’était très fort en termes d’émotion au moment de prendre l’avion. Nous voulions tout mettre en œuvre pour identifier cette enfant», se souvient l’inspecteur principal adjoint.
Par chance, une employée avait gardé un ticket qui a permis de remonter jusqu’à une famille franco-espagnole. «Quand je suis entré dans l’appartement et que j’ai vu la fillette, la ressemblance troublante m’a fait froid dans le dos!» se souvient le policier vaudois. Coopératif, le père de la petite fille va donner néanmoins tous les éléments prouvant la filiation de son enfant, notamment les albums photos. L’espoir s’envole de nouveau, il faut bien sûr en informer Irina Lucidi. «Mais nous avons au moins pu fermer cette piste en localisant l’enfant, lui permettre d’aller de l’avant, sinon on aurait pu gamberger pendant des années», confie encore Karim Hamouche.
La piste la plus récente? Des initiales gravées sur un tronc d’arbre signalées il y a deux ans dans le secteur de la plage du Boiron à Morges, ce même secteur qui avait déjà fait l’objet d’une battue avec des chiens en avril 2011. L’entrelacement de trois lettres pouvait faire penser à un M, un A et un L, les initiales des prénoms de Matthias et de ses filles. «Cette zone restait une hypothèse pour nous», expliquent les policiers.
Auparavant, l’arbre étant immergé, difficile d’apercevoir cette gravure. Un mini-trax va sonder la zone sur une superficie de 300 mètres et des plongeurs sont de nouveau engagés. En vain. Les analyses de l’inscription ne sont pas concluantes au niveau temporel.
Demain, c’est certain, les policiers mettront la même énergie à enquêter si des informations similaires leur parviennent, assurent-ils. Et à protocoler scrupuleusement tous les éléments. «Si l’affaire n’est pas résolue dans dix ans, explique le commissaire, et que ceux qui seront chargés de ce dossier font une découverte significative, ils doivent avoir un référent solide. On mettra toujours tout en œuvre, on le doit à la maman!»
Une fuite en cinq jours pour brouiller les pistes
Durant sa folle et insensée cavale, Matthias S. a tout fait pour brouiller les pistes et rendre impossible la localisation de ses filles. Il a toujours eu une bonne longueur d’avance sur la police. Retour sur les faits.