1. Home
  2. Actu
  3. «En Suisse, même les catholiques disent stop!»

Rétrospective: l'année 2023

«En Suisse, même les catholiques disent stop!»

«Annus horribilis»: voilà comment on pourrait résumer ces douze derniers mois au sein de l’Eglise catholique suisse. Les révélations d’abus sexuels en série ont fait trembler de tous ses murs cette institution. Etat des lieux avec Fabien Hünenberger, directeur de Cath-Info.

Partager

Conserver

Partager cet article

Abus sexuels au sein de l'Eglise catholique

Le 12 septembre, à l’Université de Zurich, jour de la présentation du rapport préliminaire sur l’histoire des abus sexuels dans l’Eglise catholique suisse. Deuxième en partant de la gauche: Mgr Bonnemain, responsable pour la question des abus au sein de l’Eglise, et quatrième et cinquième en partant de la gauche: Marietta Meier et Monika Dommann, les deux historiennes à la tête de ces recherches.

Bernard Hallet/Cath.ch

C’est un monde qui s’effondre. A la suite d’une commande de l’Eglise catholique suisse, des historiennes de l’Université de Zurich ont été mandatées pour faire une exploration dans les archives des évêchés, des abbayes, en résumé de tous les lieux catholiques, avec une garantie d’indépendance, de publication et de financement. Ce premier travail d’inventaire a été cruel pour certains diocèses. Décryptage de ces infos avec Fabien Hünenberger, journaliste à RTS Religion et directeur de Cath-Info.

- Pouvez-vous nous dire, en quelques mots, quels ont été les résultats de l’étude nationale sur l’Eglise catholique suisse?
- Fabien Hünenberger: On a remarqué qu’il manquait beaucoup de documents d’archives. Par exemple, au Tessin, on peut voir que l’évêque Mgr Eugenio Corecco (évêque à la tête du diocèse de 1986 à 1995, ndlr) a appliqué de manière très intensive les normes du droit canon et qu’il a fait brûler beaucoup de documents sans faire de fiches de ces documents détruits, ce qui est une obligation édictée par Rome. En effet, lorsqu’on brûle quelque chose par «miséricorde», parce que ces personnes sont décédées depuis longtemps, que l’on ne veut pas nuire à leur réputation post mortem, etc., on est censé faire une fiche pour dire ce qui a été détruit et résumer le cas. Voilà pour le Tessin. Pour ce qui est du diocèse de Sion, beaucoup de documents ont aussi été brûlés... Quant au diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg, le résultat est un peu intermédiaire. Mgr Morerod a fait des efforts pour rassembler, indexer correctement la majorité des documents, mais pas tous... 

- En revanche, il semble que le monastère d’Einsiedeln (SZ) ait été exemplaire? 
- Oui, il y a eu dans ce lieu des efforts de clarification de mémoire. En 2010, l’abbé Martin Werlen, père abbé de ce monastère bénédictin, a demandé la constitution d’une enquête externe indépendante suite aux allégations de la télé alémanique, qui parlait d’abus sexuels au couvent. Les résultats ont été quelque peu effarants, comme l’a dit Martin Werlen, mais il y a eu une volonté immédiate de clarification. Il s’est dit: «Peut-être que ce sont des choses anciennes, peut-être que les gens sont morts, mais on doit clarifier.» Les archives ont été explorées, on a fait des appels à témoins, entendu les victimes qui étaient prêtes à témoigner... Le job a été fait. Que cela soit pour inventorier la gravité des choses, retranscrire les paroles de ceux qui savaient, de ceux qui ont réagi ou n’ont pas réagi. Et tous les cas non prescrits ont été transmis à la justice. Bien sûr, suite aux résultats, il y a eu une demande de pardon aux victimes.

- Concernant Saint-Maurice, comment a éclaté l’affaire?
- L’enquête nationale n’a pas particulièrement pointé du doigt les archives de Saint-Maurice. Cette abbaye est à peine mentionnée dans le rapport. La grosse explosion a eu lieu le 10 septembre, suite aux révélations de l’abbé Nicolas Betticher, curé d’une paroisse bernoise, qui a mis la focale sur Saint-Maurice. Il avait allumé la mèche quelques mois auparavant en adressant une lettre au Vatican. Lettre qui, comme il le dit, a trouvé le chemin des médias, notamment la «SonntagsZeitung». Dans cette missive, il dénonçait les graves manquements d’évêques et prêtres suisses au niveau des abus sexuels et incriminait notamment le père abbé de Saint-Maurice, Jean Scarcella, accusé d’avoir lui-même perpétré des abus. C’est cette révélation qui a conduit Jean Scarcella à annoncer, le 13 septembre, sa mise en retrait pendant le temps de l’enquête ordonnée par Rome. En fait, l’intervention de Nicolas Betticher a un peu embrouillé les choses. Car l’étude commandée et financée par l’Eglise catholique suisse avait un but académique: écrire la vérité historique, alors que la lettre de l’abbé Betticher est une dénonciation canonique. Ce n’est pas la même démarche!

- Pourquoi Nicolas Betticher a-t-il voulu parler avant que le rapport ne sorte?
- Je ne sais pas. Mais la seule explication qui me vient, c’est qu’il souhaitait se «présenter» en repenti, car il a tout de même été le vicaire général du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg jusqu’en 2011... De par sa fonction, il avait connaissance d’un certain nombre de ces abus... Mais il n’avait pas bougé jusque-là. Il a du reste avoué à la télévision, du bout des lèvres, qu’il n’avait pas fait ce qu’il fallait à l’époque. 

- L’enquête sur l’Eglise catholique suisse continue donc?
- Oui, les chercheuses de l’Université de Zurich ont obtenu un deuxième financement. Donc leurs investigations vont se poursuivre durant trois ans partout où elles le peuvent pour densifier leurs observations. Un premier périmètre a été établi, mais il faut aussi maintenant analyser plus précisément ces 1002 cas entre les années 1950 et 2022, en partant des plus emblématiques et des plus documentés, pour déterminer plus précisément qui a su, quand et qui n’a rien fait. 

- Comment vont-elles procéder?
- Elles vont notamment étudier le vocabulaire utilisé dans les documents. Lorsqu’on regarde un procès verbal, quand il y en a un, il faut être attentif à la manière dont est reproduite la parole de la victime, de l’accusé ou des témoins. Est-ce qu’on leur pose des questions très précises sur les types de gestes, leurs fréquences, etc.? Parce qu’il arrive que, dans certains PV, on trouve des phrases cryptées du style «attentat contre le 6e commandement»... En théorie, c’est tout ce qui est lié à l’adultère. 

- Vous dites que l’on parle d’attentat au 6e commandement en cas d’abus sexuel. Qu’entend-on exactement par là?
- C’est une expression très vaste qui va de l’abus pédophile jusqu’au viol, en passant par la masturbation. C’est d’ailleurs ce que dénoncent les théologiennes françaises Christine Pedotti et Anne Soupa. Les deux disent clairement qu’il est scandaleux qu’au XXIe siècle, dans les catégories morales catholiques, on mette sous la même bannière des actes complètement différents dans leur nature tels que la masturbation et le viol d’enfant. 

- En clair, cela veut dire qu’aux yeux de l’Eglise la victime n’est pas une victime mais une ou un complice?
- Il ne faut pas perdre de vue que le droit canon a sa propre vision des choses. Je vous donne un exemple: lorsqu’un prêtre abuse de quelqu’un lors d’une confession, puis donne l’absolution, le droit canon parle d’«absolution du complice». C’est le terme technique. Donc pour être clair, dans ce cas précis, les abusés sont vus juridiquement comme des complices. Plus généralement, le droit canon n’accorde que très peu de place aux victimes et à leur perspective. Les traumatismes liés à l’abus sont ignorés. Et deuxièmement, les droits de la victime dans la procédure sont très minces puisque cette procédure ne permet pas de se constituer partie civile. Enfin, très souvent, dans la justice ecclésiastique, les victimes ne seront pas tenues au courant des décisions qui ont été rendues, voire de la peine qui a été infligée à l’abuseur. 

- Y a-t-il d’autres différences entre le droit canon et le droit civil?
- Oui, effectivement. Il y en a une autre qui, à mon avis, est meilleure dans le droit canon, c’est la levée possible du délai de prescription. Dans les cas graves, la prescription peut être levée. Par exemple, le pape peut ordonner que l’on fasse le procès d’un ecclésiastique qui aurait commis des actes dans les années 1970, ce que ne peut pas faire la justice civile (depuis 2013, les crimes pédophiles ne sont plus prescriptibles en Suisse, mais cette loi ne s’applique qu’à des crimes non prescrits avant novembre 2008, ndlr).

- Depuis quand l’Eglise est-elle obligée d’annoncer ces cas à la justice?
- Depuis 2018 en Suisse. C’est une décision de la Conférence des évêques suisses. Cela suit une instruction du pape, qui incite très fortement les conférences épiscopales à dénoncer les cas d’abus à la justice. Mais ce n’est pas imposé dans tous les pays. De manière concrète, lorsqu’on découvre un cas d’abus et que c’est un évêque ou un père abbé qui reçoit une information sur un abus potentiel, il doit l’annoncer aussi bien à la justice civile qu’à la justice de l’Eglise catholique, régie par le droit canon. Deux justices indépendantes l’une de l’autre. 

- Il semblerait qu’au sein de l’Eglise il y ait plus de garçons que de filles victimes d’abus sexuel. 
- C’est exact, à la différence des chiffres d’abus observés sur l’ensemble de la population. Ce qui a été pointé comme causalité, c’est l’effet d’opportunité. A une certaine époque, on ne trouvait comme enfants de chœur que des garçons, par exemple.

- Est-ce que la Suisse est un des pays les plus en retard par rapport à ce travail de mise en lumière des errances de l’Eglise?
- Non, car dans bien des cultures ces remises en question du clergé ne sont pas envisageables. Une sœur catholique me racontait récemment qu’elle avait vu l’enquête de l’émission «Mise au point» sur l’abbaye de Saint-Maurice avec des consœurs africaines et que celles-ci n’avaient pas supporté qu’on aborde ainsi le sujet et avaient cessé de regarder l’émission. Il faut voir le trajet mental que nous avons fait en Occident sur ce sujet. Trajet que certains continents n’ont toujours pas entamé. Il y a un changement impressionnant et générationnel qui s’est fait sur cette question. Y compris chez les gens qui travaillent pour l’Eglise. Il ne faut pas s’imaginer, sur cette question, que c’est l’Eglise catholique versus le reste du monde. Même les catholiques disent stop: maintenant, c’est d’abord les victimes, d’abord la vérité. 

- D’où vient cette récente ouverture d’esprit?
- Je pense que, d’abord, il y a eu une vraie sidération. Quand on voit le nombre de victimes augmenter, quand on voit que des gens honorablement connus ont perpétré des choses impensables, quand on entend la parole des victimes, je pense que si on est sincèrement croyant et de ce fait-là humaniste dans le sens où l’on prend en compte la personne humaine, on est forcément bouleversé. Le pape Benoît XVI l’a dit, d’entendre face à face quelqu’un qui raconte ce qu’il a vécu dans l’Eglise, ça l’a bouleversé. Le fait d’être confronté à cette parole-là fait bouger beaucoup de gens sur ces questions.

- C’est donc Benoît XVI qui a enclenché cette révolution? 
- On peut penser ce que l’on veut du pape Benoît XVI, mais je pense qu’il a été parmi ceux qui ont permis que ce type de prise de conscience se fasse. Avant qu’il ne soit Benoît XVI, lorsqu’il n’était encore que le cardinal Joseph Ratzinger, responsable de la Congrégation pour la doctrine de la foi, il a rencontré des victimes et c’est lui qui a commencé à implanter les prémices d’une politique de tolérance zéro face aux abus au sein de l’Eglise catholique. Il a enquêté sur un certain nombre de fondateurs de communautés que Jean-Paul II avait beaucoup encensés. Il s’est avéré par la suite que c’étaient des dissimulateurs! Par exemple le père Marcial Maciel Degollado, fondateur de la Légion du Christ, Thierry de Roucy, fondateur de Points-Cœur, les frères Thomas et Marie-Dominique Philippe ou encore Jean Vanier, fondateur des communautés de L’Arche. Ils ont tous été mis en exergue sous le pape Jean-Paul II, car ils incarnaient une nouvelle forme de spiritualité pour les laïcs et qu’ils étaient très actifs au niveau évangélisation... Mais on réalise maintenant que plusieurs d’entre eux ont été des abuseurs à grande échelle. Cependant, personne n’a voulu entendre les signaux d’alerte. Le dégât d’image lié à ces histoires est colossal aujourd’hui. Les gens ont fini par croire que, dans cette Eglise, il n’y avait que des abuseurs, des pédophiles et des dissimulateurs.

- Pensez-vous que l’Eglise catholique pourra se remettre de ce dégât d’image?
- Cela dépend des lieux et de la vitesse de prise de conscience dans ces lieux. Le problème, c’est que, si l’on tape aujourd’hui «Eglise catholique» dans un moteur de recherche, ne sortent que des histoires d’abus! Pourtant, moi, en tant que professionnel dans ce domaine, je vois passer plein d’autres réalités. Sauf qu’elles sont invisibilisées par ces questions d’abus. Il y a eu par exemple une chose intéressante cette année dans l’Eglise catholique, c’étaient les JMJ, les Journées mondiales de la jeunesse, au Portugal. Un million et demi de jeunes rassemblés par l’Eglise à Lisbonne. Dans l’Eglise catholique, il n’y a pas que des arbres qui tombent, il y a aussi de jeunes forêts qui poussent... 

- Si les religieux catholiques pouvaient se marier, cela résoudrait-il le problème?
- On observe que le métier de prêtre n’est pas facile. Les exigences de la profession avec le célibat obligatoire peuvent déboucher sur un isolement affectif et communautaire très fort. Cela peut créer de fortes tensions et parfois être un facteur déclencheur. Mais, ayant dit cela, les études ne montrent pas de lien mécanique entre le fait de ne pas avoir d’époux ou d’épouse et les abus. Les chiffres montrent que les abus sont perpétrés aussi par des pères de famille.

Par Laurence Desbordes publié le 28 décembre 2023 - 23:49