Il nous reçoit dans les bureaux de l’église Bruder Klaus à Berne, où il est curé depuis onze ans. Le jour même où une commission d’historiens rend public le chiffre de 1002 cas d’abus sexuels relevés depuis le milieu du XXe siècle au sein de l’Eglise catholique. Fin, le verbe affûté, Nicolas Betticher, 62 ans, est l’homme sur qui tous les projecteurs se sont braqués depuis la révélation par le «SonntagsBlick» des graves accusations qu’il a formulées dans une lettre à destination du Saint-Siège contre six évêques ou anciens évêques à qui il reproche d’avoir dissimulé des abus sexuels. Parmi eux: Mgr Jean-Marie Lovey, actuel évêque du diocèse de Sion, et Mgr Charles Morerod, évêque du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg. Selon cette missive, les six hommes «auraient tous couvert des cas d’abus sexuels, l’un d’entre eux aurait même agressé lui-même un jeune». A cela «s’ajoutent des abus présumés commis par des prêtres en Suisse».
Face à ces graves révélations, la Conférence des évêques suisses (CES) a ordonné, le 23 juin dernier, l’ouverture d’une enquête préliminaire, la confiant à l’évêque de Coire, Mgr Joseph Bonnemain. Mis en cause dans cette affaire, Mgr Scarcella, père abbé de Saint-Maurice, vient d’ailleurs d’annoncer suspendre sa charge jusqu’à la fin de cette enquête.
Nicolas Betticher, qui se décrit aujourd’hui comme un simple curé soucieux de vérité, a pourtant longtemps joué un rôle de premier plan. Porte-parole de la CES, chancelier du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg en 2001, nommé vicaire général en 2009, juge au tribunal interdiocésain, la liste est longue avant d’ajouter à ce CV lanceur d’alerte.
A la mort de Mgr Genoud, et la prise de fonction de son successeur, Mgr Charles Morerod, l’homme qu’on a surnommé parfois le Mazarin fribourgeois a connu une véritable traversée du désert. Extrêmement dure mais salvatrice, assure-t-il, avant de retrouver un job et de s’épanouir dans sa paroisse bernoise. «Ce qui se passe contribue à la conscientisation non seulement des catholiques mais de tout le monde», nous assure-t-il avant même notre première question.
- Comment vivez-vous le fait d’être l’homme qui provoque un tsunami au sein de l’Eglise?
- Nicolas Betticher: Ce n’est pas facile, ce ne sont pas des choses dont on aime parler, en même temps je me sens très porté par Dieu, par ma foi et aussi magnifiquement par ma paroisse, ma famille. «On te soutient», m’a dit le président de paroisse, et cela fait du bien dans cette situation tempétueuse.
- Les personnes que vous avez mises en cause ont réagi?
- Je n’ai pas eu de nouvelles. Ce qui est en soi normal.
- La commission de l’Université de Zurich qui a recensé depuis 1950 tous les cas d’abus sexuels répertoriés dans les archives de l’Eglise évoque 1002 cas. La pointe de l’iceberg?
- Oui. Les victimes sont beaucoup plus nombreuses. Depuis la médiatisation de ma lettre, des victimes m’appellent, me disent: «Merci pour ce que vous avez fait mais je n’ai pas la force d’aller annoncer cela. Je ne peux plus entrer dans une église, voir des images de messe à la TV...»
- Que leur répondez-vous?
- Je leur dis simplement: «Je suis là.» Même si je ne suis qu’un petit curé à Berne, je suis de leur côté. Et ils le sentent. Et c’est déjà ça.
- Vous avez été auditionné plusieurs fois par cette commission?
- Trois fois. J’ai 35 ans d’expérience au sein de l’Eglise, comme laïc mais aussi comme prêtre, juge au tribunal interdiocésain. J’ai eu la chance de travailler en paroisse, en vicariat épiscopal, à l’évêché, à la nonciature. J’ai passé par tous les étages et de ce fait glané beaucoup d’informations.
- Vous notiez les cas, les abus portés à votre connaissance?
- Non. Je n’ai jamais pris un seul document mais les choses les plus graves comme les plus récentes restent gravées dans ma mémoire. J’ai dit à la commission de vérifier car je n’avais plus les procès-verbaux, les actes.
- Pourquoi avoir écrit une lettre à Rome transmise par le nonce apostolique plutôt que d’aller parler à votre hiérarchie?
- Comme j’avais donné toutes mes informations à la commission assumant l’enquête préliminaire et comme ces dernières concernaient des évêques, je me devais d’informer le Saint-Siège, conformément aux directives canoniques. Avant de rédiger ma lettre, j’en avais parlé en automne 2022 au nonce. Je souhaite, lui ai-je dit, qu’en tant que représentant du pape en Suisse vous transmettiez cela au Saint-Père. J’ai attendu six mois, subodorant que cela n’avait pas été fait puisque Rome n’a pas réagi. Le 25 mai, j’ai écrit la lettre et la réaction de Rome a été immédiate puisqu’une commission d’enquête dirigée par l’évêque de Coire, Mgr Bonnemain, a été diligentée.
- Vous réaffirmez ici ne pas être à l’origine de la fuite dans un média dominical?
- Oui. Je n’ai jamais trahi le secret de fonction. Je suis dans la communion hiérarchique. Tout ce que je disais devait rester dans la famille. J’espérais que le pape prenne au sérieux mais aussi vérifie ce que je dis. A charge et à décharge, car les personnes sont toujours présumées innocentes. Mais j’ai transmis des faits vérifiables. Si cela conduit à plus grand bien, tant mieux! J’ai reçu plus de 100 e-mails et téléphones en quelques jours. Et il s’est passé hier soir quelque chose qui m’a beaucoup touché, parce qu’à un moment donné je commençais aussi à douter, à me demander si j’avais eu raison de donner toutes ces interviews... J’ai reçu un appel d’un prêtre que je ne connais pas, qui m’avait vu au TJ. Comme moi, il était devenu prêtre sur le tard et m’a dit: «Je suis tellement attristé par tout ce que je vois depuis ces dernières années que j’avais décidé de quitter le ministère. Je vous ai vu et j’ai décidé de rester!» (Il ne cache pas son émotion.) Si je peux faire ça, alors c’est bien. Comme lui, j’ai plusieurs fois été dans la même situation. Si je ne l’avais pas fait, je serais complice et c’est inacceptable!
- A quel niveau se situent les dissimulations que vous dénoncez?
- Des informations sur des abus qui n’ont pas été transmises au Ministère public, alors qu’il y a obligation de le faire, mais aussi une volonté de ne pas utiliser tous les moyens qui nous permettent d’aller plus loin que le droit des hommes et dont nous ne faisons pas assez usage. Le droit canonique autorise, par exemple, la levée de la prescription. Ce que j’ai fait l’an passé pour un cas précis à la demande d’un évêque. Ce qui nous a permis d’ouvrir une procédure et d’arriver à une sentence. Mais bien souvent, malheureusement, si un abus est prescrit et classé par le Ministère public, l’Eglise entérine cette décision et classe l’affaire à son tour.
- Quel genre de sentences existe?
- La plus grave, c’est l’exclusion de l’état clérical, mais seul le pape peut la prononcer. On ne peut enlever en revanche le sacrement, qui est indélébile. Mais il y a différentes formes et degrés de peines, ce peut être devoir passer un an dans un couvent, suivre une thérapie, payer des compensations aux victimes, ne plus pouvoir célébrer la messe...
- L’Eglise devrait lever toutes les prescriptions en matière d’abus sexuels quand un cas est prescrit par la justice des hommes?
- Oui. Bien sûr. A charge de la décharge, comme je le dis souvent. Mais la protection du prêtre est encore un réflexe bien ancré chez les évêques. En 2008, le président des évêques suisses m’a insulté parce que j’avais présenté un cas au Ministère public. Il m’a accusé d’avoir vendu un prêtre à la police!
- Mais vous avez occupé des fonctions importantes au sein de l’Eglise, quand vous étiez notamment conseiller de Mgr Genoud. N’avez-vous pas été aussi complice de ce système?
- Je ne crois pas avoir été complice. Au début des affaires, en janvier 2008, nous avions été submergés par la révélation de nouveaux cas, dans le sillage de l’affaire d’un capucin français. On a immédiatement mis sur pied une commission externe qui gérait les affaires et transmettait un rapport à l’évêque. Le système marchait bien. Il faut demander à Mgr Morerod pourquoi il a supprimé cette commission quand il est arrivé au pouvoir. Mais à l’époque, on n’avait pas de base légale, de règlements pour faire une procédure canonique. Personne n’en parlait, personne n’en faisait. C’est pour cette raison que je dis qu’on a mal travaillé. Aujourd’hui, on a tous les outils à disposition pour le faire.
- Le problème vient-il du fait que l’Eglise est dirigée par de vieux hommes blancs qui s’accrochent à leur pouvoir?
- C’est le cœur du problème. Le pouvoir peut être extrêmement pernicieux. A son ordination, l’évêque reçoit les trois pouvoirs: il est le juge suprême, le chef exécutif et en même temps le législateur et père spirituel de ses prêtres. Il y a quelque chose de malsain dans tout ça. Si on veut être fidèle à ces trois pouvoirs, on pète un câble! C’est ce qui est arrivé à Mgr Genoud. Lui en est tombé malade. Vous ne pouvez pas juger quelqu’un qui en même temps est votre collaborateur, avec qui vous avez peut-être été au séminaire, en vacances, parce que c’est un bon camarade et, en même temps, vous êtes le seul qui peut le juger. Il faut séparer ces trois pouvoirs. Je suis heureux d’entendre Mgr Bonnemain dire aujourd’hui qu’il faut créer des tribunaux ecclésiastiques.
- Encore un évêque?
- Mais lui ne juge pas. Il fait une enquête.
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- Aviez-vous noué des liens profonds avec certaines des personnes que vous dénoncez dans votre lettre?
- Pas profonds, mais il est évident que les évêques dont je parle, je les connais tous, j’ai travaillé avec certains d’entre eux. En même temps, j’ai envie de les aider. Ce que je fais là, c’est aussi pour eux. On n’est pas l’un contre l’autre mais avec l’autre, au service de la justice et de la vérité. Nous devons avoir le courage de demander en Suisse la création de tribunaux indépendants. Soyons proactifs, créons par exemple trois tribunaux pour chaque région linguistique avec des gens compétents dans le domaine de l’abus sexuel, du droit, qui auront le pouvoir de juger également des évêques.
- Les destituer aussi?
- Non. Seul le pape peut le faire. Mais prononcer une sentence qui aurait des conséquences. Je ne comprends pas pourquoi il n’y a pas d’évêques qui crient ce que je crie. Ces tribunaux leur permettraient de se consacrer uniquement à leur tâche ecclésiastique tout en confiant la gestion des abus sexuels à un organe compétent. Mgr Genoud aurait pu faire entendre ce cri, mais il n’avait plus la force de le faire à la fin de sa vie. Il avait une empathie de première classe, il a absorbé tous ces cas d’abus par des prêtres comme si c’était lui qui les avait perpétrés.
- Avec tout ça, vous avez douté parfois de l’existence de Dieu?
- Non, jamais de l’Eglise invisible, cette communion dont parle saint Paul, ce corps mystique dont nous sommes tous membres avec un seul chef, le Christ. Mais de l’Eglise visible, l’institution, bien sûr que oui. Et je continue! Mais le doute permet d’approfondir, de creuser la raison pour laquelle je suis encore là. Je pense que c’est un devoir d’oser le risque de se faire taper dessus. Je me rends bien compte qu’il y a des gens qui disent le pire sur moi dans mon dos. Mais ce n’est pas grave.
- Comme la planète, cette Eglise visible est menacée à court terme?
- Oui, mais je reste optimiste, contrairement à ce prêtre qui disait qu’il est minuit plus cinq minutes. Cela passera inévitablement par un nouveau concile. Vatican II a déjà 70 ans. On vit aujourd’hui dans un monde digital sans hiérarchie verticale dans la communication. Tout va beaucoup plus vite; si on n’agit pas rapidement, si on croit qu’on peut faire encore comme au Moyen Age avec de petits appels de fumée ou d’encens, on va dans le mur de cette Eglise visible. Mais je n’ai pas peur, car l’Eglise invisible est portée par le Christ et il n’abandonnera jamais ce qu’il a créé. Mais ce qu’il nous demande aujourd’hui, c’est de rénover l’Eglise visible par la foi en l’Eglise invisible. C’est notre job. C’est pour cela que je m’engage.
- Jésus a chassé les marchands du temple. Que ferait-il aujourd’hui pour éradiquer les abus sexuels au sein de son Eglise?
- Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut revenir aux racines de la foi. C’est la vérité qui rendra libre. La vérité prend racine dans l’amour partagé. «Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés.» Quand on se souvient de cela, il y a tout de suite le respect de l’autre. Et le respect de l’autre, c’est aussi le respect de la justice!