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Enquête

Festivals: la folle surenchère des cachets de stars

Les festivals rock constellent la planète. Rien qu’en Suisse, on en compte plus de 400! A l’échelle du continent, la concurrence est effrénée et les têtes d’affiche s’arrachent à prix d’or. A ce rythme-là, de nombreux rendez-vous romands risquent de disparaître. Explications. 

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Les cachets des artistes, d’où qu’ils viennent, flambent.

Le rappeur français Orelsan aurait touché 480'000 francs pour sa venue le 8 juin au Vibiscum Festival, à Vevey. Le cachet de la chanteuse catalane Rosalía, promue icône planétaire, se situerait entre 700'000 et 1 million de francs. Frauenfeld va débourser 1 million pour le rappeur américain Kendrick Lamar.

Shutterstock, Denis Trasfi/Alamy Stock Photo, Mauricio Santana/Getty Images, Jason Koerner/Getty Images

Le marché des festivals rock perd la boule. Gilles Pierre, directeur du festival du Chant du Gros, au Noirmont (JU), dont la 31e édition accueillera, les 7, 8 et 9 septembre M, Shaka Ponk, Suzane, Zazie, Florent Pagny, Roméo Elvis et d’autres, en est convaincu.

L’inflation est partout. Les cachets des artistes, d’où qu’ils viennent, flambent. Depuis 2019, beaucoup ont doublé. A l’euphorie des retrouvailles post-covid a succédé l’emballement. Les gros «open airs», Paléo en tête, ont dû mettre le paquet pour leurs têtes d’affiche.

Mais l’omerta règne à propos des contrats. Personne ne communique, clauses de confidentialité obligent. Pour obtenir des données crédibles, il faut ruser, s’appuyer sur des fuites en Belgique, par exemple, auprès de Rock Werchter, festival qui, comme l’Openair Frauenfeld, appartient à l’américain Live Nation Entertainment.

La chanteuse catalane Rosalía, promue icône planétaire, sera la reine de notre été, programmée le 13 juillet au Gurten Festival à Berne, puis le 20 juillet à Paléo. Son cachet? On murmure une somme entre 700 000 et 1 million, tarif suisse. L’artiste étant représentée par Live Nation, elle aurait choisi Frauenfeld si Paléo et le Gurten ne s’étaient pas alignés sur les cachets qu’accorde l’agence américaine.

Négociations et surenchère


L’exemple est éloquent. En 2019, Rosalía se produit à Cordoue, en Andalousie, pour 217 800 euros, montant révélé par la ville. Pendant la pandémie, elle enregistre l’album «Motomami». Carton mondial. L’an dernier, on la retrouve sur scène à Valladolid (Espagne). Le cachet? Cinq cent mille euros. L’entourage de la star dément, mais la somme est correcte. Le monde entier la réclame. Nouveau palier. Paléo et Montreux se la disputent. Négocations. Surenchère. Nyon l’emporte.

D’autres chiffres? Frauenfeld va débourser 1 million pour le rappeur américain Kendrick Lamar, Saint-Gall 700 000 dollars pour Macklemore, le Bernexpo Areal Openair un montant similaire pour Muse. Le rappeur français Orelsan à Vibiscum (Vevey)? Plus de 450 000 euros, nous souffle-t-on. Idem pour DJ Snake. Indochine à Paléo? Cinq cent mille euros a minima. Quant à Big Flo & Oli, on estime qu’ils toucheront près de 250 000 euros à Sion.

DJ Snake participe à la soirée "Hublot X DJ Snake" à l'AccorHotels Arena le 02 septembre 2021 à Paris, France.

450'000 francs. C'est le cachet qu'aurait touché DJ Snake, la star mondiale de l’«electronic dance music» pour sa venue au Vibiscum Festival à Vevey.

Pierre Suu/Getty Images

Du jamais-vu et encore, aucun festival suisse n’a pu s’offrir Guns N’Roses (3 millions), Metallica ou Coldplay (2 millions), Billie Eilish ou Peter Gabriel (1,5 million), pourtant tous en tournée.

«Pour moi, rien de nouveau sous le soleil, tempère Michael Drieberg, patron de Live Music Production (LMP), qui chapeaute Sion sous les étoiles. C’est un business, pas de la philanthropie. La capacité du festival fixe le cachet. Quand tu fais 30 000 à 40 000 entrées par jour, comme Frauenfeld ou Paléo, tu peux payer 1 million tes stars et encore faire du bénéfice, à condition de vendre tous tes billets.»

Gilles Pierre observe tout cela éberlué: «J’adorerais programmer Muse ou Bruce Springsteen, mais, pour des artistes de cette envergure, il faut s’aligner sur ce qu’ils touchent en stade… Pour nous, impossible! Mais on a le droit de rêver. Je me souviens que, une année, j’avais contacté l’agent de David Gilmour (guitariste de Pink Floyd, ndlr), qui avait annoncé souhaiter se produire dans cinq sites exceptionnels. J’ai plaidé pour les Franches-Montagnes. Lui pensait plutôt à... Pompéi. On a bien ri.»

Matt Bellamy, chanteur du groupe de rock britannique Muse

700 000 francs. Le groupe de rock britannique Muse donnera un unique concert en Suisse, le 12 juillet, au Bernexpo Areal Openair. D’autres festivals ont renoncé.

Kevin Mazur/Getty Images for Muse

L’ogre Live Nation


«Deep Purple, qui s’est produit au «Chant du», est désormais hors de portée, poursuit Gilles Pierre. On aurait aimé avoir une fois Scorpions. J’avais essayé quand c’était encore abordable. Aujourd’hui, c’est inimaginable, pourtant, ça fait dix ans qu’ils font leur tournée d’adieu. Les nouveaux acteurs de ce milieu – je parle des agents – poussent à la surenchère. Il y a trop de festivals et, en Europe de l’Est, l’argent coule à flots. L’artiste est devenu un produit, souvent vite périssable. Au secours!» Gilles Pierre suggère une analogie, sensée, avec l’économie du football, dont chacun admet qu’elle a perdu la tête: «L’industrie musicale s’en inspire.» Les nantis rigolent, «mais au bout du compte, celui qui paie, c’est le public».

Les concerts représentent aujourd’hui entre 35 et 75% du revenu des artistes, en fonction de leur notoriété. Equivalent des qataris QSI dans le foot, Live Nation domine le marché mondial. Ils ont les infrastructures, les artistes, leur propre billetterie (Ticketmaster). Selon le site internet Zonebourse, le géant américain possédait, fin 2021, 259 salles de spectacle, plus de 100 festivals autour du globe et 3300 artistes (!) sous contrat, dont Rosalía, on l’a dit. Un ogre qui pousse à la surconsommation.

«Tout le monde spécule à la hausse, soupire Gilles Pierre. Notre budget de programmation a dû être sérieusement augmenté, pas le choix.» Paléo aussi a fait grimper son budget artistique 2023 de 12,5% environ, à 4,5 millions de francs. Personne n’est épargné.

Gilles Pierre est un organisateur à l’ancienne, au sens noble du terme, qui, tel un naufragé, se débat dans un océan de requins. Son courage confine à la déraison. Il le sait. «Face à ceux qui font flamber le carnet de chèques, on essaie de mettre d’autres choses en avant: l’accueil, la convivialité, notre politique de prix qui offre l’entrée aux enfants jusqu’à 16 ans et des billets à moins de 60 balles la soirée, confie-t-il. Certains artistes – je pense à un Manu Chao – y sont sensibles, mais, parmi les nouveaux agents, de plus en plus me disent: «Faites payer les gosses et augmentez vos prix!»

Son festival a beau fêter sa 31e édition, il n’est pas serein. «Chez nous, une tête d’affiche plus coûteuse, c’est un, voire deux autres artistes qui disparaissent du programme. A moyen terme, les petits festivals ne risquent pas grand-chose, les très gros vont survivre, mais entre les deux, ça va faire mal», analyse-t-il.

Faillites en série
 

Michael Drieberg, patron de LMP, nuance: «On ne le dit pas assez, mais neuf festivals sur dix perdaient déjà de l’argent avant l’augmentation des coûts post-covid. Sans parler de tous ceux qui ont fait faillite. Je prédis que, à la fin de l’été 2023, plus de la moitié des festivals en Suisse romande auront perdu de l’argent. Moi, franchement, ça me choque quand j’apprends que Grand Chelem Events, repreneur du Venoge Festival, est allé négocier avec les créanciers pour liquider 70% de la dette. Si monter un festival revient à planter les fournisseurs, c’est une catastrophe.»

Qui est responsable de l’inflation des cachets? «Les coupables, ce sont d’abord les organisateurs, qui formulent les offres», souligne Gilles Pierre. Michael Drieberg le rejoint: «Nous sommes d’autant plus responsables que personne ne se parle, quoi qu’il se dise.» C’est chacun pour soi. Prenons l’exemple du rappeur Orelsan, programmé à Vibiscum à Vevey – un nouveau venu. «N’importe quel festival romand aurait fait «sold out» avec Orelsan cet été», soutient Gilles Pierre. Il refait le film: «Festi’Neuch était sur le coup. La négociation a peut-être démarré à 100 000 euros, mais, très vite, un autre festival a dû offrir le double et ainsi de suite. C’est le jeu, je l’admets, mais c’est «no limits» et cette concurrence revient pour les festivals à se tirer une balle dans le pied!»

La venue d’Orelsan à Vevey, en exclusivité, s’est finalement conclue «un peu en dessous du demi-million», nous indique une autre source, proche du festival. Avec Nestlé comme sponsor, Vibiscum ne pouvait échouer sur cette transaction. Festi’Neuch a lâché l’affaire pour Orelsan, mais accueillera Angèle, pour un cachet bien plus raisonnable, négocié très en amont. On parle de 200 000 euros au maximum. Une bonne affaire donc? Oui et non. Oui, sachant que Festi’Neuch a un budget artistique de 1,4 million. Et non, parce que tous les billets sont partis à tarif préférentiel. Paradoxalement, le festival neuchâtelois accusera à l’ouverture un manque à gagner entre 100 000 et 150 000 francs par rapport à 2022, confiait son directeur et programmateur Antonin Rousseau dans «ArcInfo» le 15 avril.

la chanteuse Angèle

Le cachet d'Angèle: 200 000 francs. La chanteuse belge a été l’une des stars de la 22eme édition de Festi’Neuch, le jeudi 15 juin.

Martial Trezzini/Keystone

Frais de production énormes


Contrairement à ce qu’on imagine, à tort, le cachet d’une tête d’affiche ne file pas directement dans sa poche. Il inclut certes le salaire, mais aussi les frais d’hôtel, le contrat de cession, le transport, le son et l’éclairage, les petites mains et les gros bras (sécurité, montage, nettoyage et démontage), souvent payés au lance-pierre (350 euros par date), la taxe fiscale sur les droits d’auteur.

«Ce n’est pas l’artiste qui coûte deux fois plus cher depuis 2019, insiste Michael Drieberg. Sur l’augmentation, l’artiste empoche 10 ou 15%, pas davantage.» Les frais de production pèsent de plus en plus lourd dans l’enveloppe. «Ce show, il a bien fallu le créer, insiste Michael Drieberg. Il faut ensuite l’amortir. Le cachet sert aussi à cela.»

On pourrait penser qu’en festival les artistes habitués à des stades acceptent une formule simplifiée. Faux. «En réalité, les artistes font très peu de concessions», confie le patron du Chant du Gros. Michael Drieberg est d’accord: «Le public veut une expérience immersive. Les gens ont été tellement habitués à voir des spectacles incroyables que si Peter Gabriel venait avec un tabouret et trois lumières, ils hurleraient à l’arnaque. Et Rammstein sans la pyrotechnie, c’est mort.»

Metallica

2 millions: le cachet pour Metallica. Les vétérans du hard rock sont en tournée européenne, puis iront aux Etats-Unis, au Canada et retour en Europe en 2024. Aucune date n'est prévue en Suisse.

Ethan Miller/Getty Images/AFP

«C’est devenu un business énorme, relance Gilles Pierre. Pour conserver un artiste «bankable», un agent va tout faire pour optimiser leur relation, que ce soit en termes de dates de concerts (les festivals en été), de salaire ou sur le plan technique. Il va lui offrir des répétitions dans un théâtre à Paris, par exemple, pendant un mois, le meilleur ingénieur du son, la crème des régisseurs, des effets scéniques de fou, un bus de tournée de deux étages, etc. Bref, il le soigne. L’artiste est ravi, mais tous ces frais, c’est lui-même qui va les payer avec ses cachets!»

Dans un échange avec «24 heures», Mathieu Jaton, directeur du Montreux Jazz, évoque le groupe Coldplay, dont la tournée 2023, «sold out», «ne sera rentable qu’après le 350e concert». Folie.

On en déduit que, pour obtenir les Black Eyed Peas le mardi 18 juillet, Paléo a dû se fendre d’un très gros chèque. On serait surpris que l’affaire se soit conclue à moins d’un demi-million d’euros, le spectacle étant, dit-on, grandiose et le groupe se produisant en ouverture.

 Billie Eilish se produit sur la scène de Coachella lors du Coachella Valley Music And Arts Festival 2022, le 16 avril 2022 à Indio, en Californie.

Billie Eilish: 1,5 million. La chanteuse américaine de 21 ans est elle aussi en tournée, en Europe et aux Etats-Unis. Mais on ne pourra pas écouter le phénomène en Suisse.

Kevin Mazur/Getty Images for ABA

La concurrence des maisons de disques


Pour justifier les cachets démentiels accordés aux têtes d’affiche, les agents avancent souvent l’argument que plus personne ne vend de disques. «C’est un peu la bonne excuse, estime Gilles Pierre. Les grands noms gagnent encore beaucoup d’argent, y compris avec le streaming (selon le site Mymusicads, 1 million d’écoutes sur Spotify rapportent 3180 dollars, ndlr). Il y a les droits d’auteur, le merchandising, etc.» L’époque où l’on faisait des concerts pour vendre des disques est néanmoins révolue.

Aujourd’hui, les grands acteurs du marché, type Live Nation à l’échelle de la planète, Opus One ou Live Music Production en Suisse romande, doivent aussi composer avec la concurrence nouvelle des grandes maisons de disques. «Voyant que les «open airs» sont lucratifs, les majors ont créé leurs propres agences ou repris des artistes sous contrat pour les faire tourner. Elles s’offrent des salles de concert et même des festivals, appliquant le modèle Live Nation», confie Gilles Pierre.

Une Super League musicale est en train de naître. Rien d’étonnant. Selon la banque Goldman Sachs, le marché du live, qui pèse déjà 29,1 milliards de dollars, pourrait grimper à plus de 38 milliards de dollars en 2030. Un sacré gâteau. A la faveur de l’automne, promis, on comptera les festivals qui n’ont pas fait d’indigestion.

Par Blaise Calame publié le 19 juin 2023 - 09:51