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Reportage

Géothermie profonde: la colère gronde dans le Jura

Le projet de géothermie profonde sur la commune de Haute-Sorne (JU) déclenche un torrent de réactions. En cause: le «fracking», un procédé de forage controversé susceptible de déclencher de petits (ou grands) séismes. Reportage en terre jurassienne où, entre opposants et partisans, chacun campe sur ses positions.

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Jack Aubry, président du collectif Citoyens Responsables Jura

Jack Aubry, président du collectif Citoyens Responsables Jura, ne veut pas entendre parler de géothermie profonde dans le Jura.

Blaise Kormann

Bienvenue à Camping sur Fracking, un champ situé à la sortie de Glovelier, en direction de Bassecourt, entre l’entreprise de bitume Jurasphalte et une exploitation agricole. Ici, vous pourrez monter votre tente, croquer une «morce» et même vous adonner à de la lecture estivale grâce à une bibliothèque un peu particulière, en libre accès. Au choix: le rapport des membres du collectif Citoyens Responsables Jura (CRJ) contre le projet de géothermie profonde en Haute-Sorne, des brochures aux titres implacables – «Gaz de schiste: scénario pour un gazage programmé» – ou encore un recueil de textes contre le génie génétique. Alors certes, on a connu plus bucolique comme lieu de villégiature que ce lopin de terre cerné par une route et une voie ferrée, à la vue obstruée par un mur gris où s’affichent en grandes lettres «Nous ne sommes pas des cobayes». 

«Une bombe à retardement»


Mais vous l’aurez compris, on ne vient pas à Camping sur Fracking pour s’y reposer, mais pour militer. Car, sur le terrain d’à côté, Geo-Energie Suisse prévoit de construire la plus grande centrale géothermique du pays. Un projet estimé à 130 millions de francs, soutenu par la Confédération dans le cadre de sa nouvelle stratégie énergétique, la SE 2050. L’objectif? Fabriquer de l’électricité pour 6000 ménages et, avec l’énergie résiduelle, alimenter un réseau de chauffage à distance. Et pour cela, il va falloir creuser. Profond, très profond, pour prélever la chaleur des entrailles de la Terre. A 5 kilomètres sous la surface, selon une technique de forage dite pétrothermale, ou «fracking», qui consiste à injecter de l’eau sous pression pour fracturer la roche, élargir des fissures déjà existantes et ainsi créer un réservoir d’eau artificiel. Avant de faire remonter le liquide en surface par un second puits.

Un projet pilote, selon les termes du promoteur zurichois, censé ouvrir la voie à d’autres en cas de succès. «Une bombe à retardement», selon ses opposants. Car ces forages sont susceptibles de déclencher de petits (ou de grands) tremblements de terre.

Un forage à 5 km sous terre

Un forage à 5 km sous terre

le projet de Geo-Energie Suisse qui prévoit de creuser à 5 kilomètres de profondeur
Manuel Forney

Pour prélever la chaleur des entrailles de la Terre, le projet de Geo-Energie Suisse prévoit de creuser à 5 kilomètres de profondeur, selon une technique de forage dite pétrothermale ou «fracking», qui consiste à injecter de l’eau sous pression pour fracturer la roche, élargir des fissures déjà existantes et ainsi créer un réservoir d’eau artificiel. Avant de faire remonter le liquide en surface par un second puits.

«Nous sommes très fâchés»


Attablés au camping improvisé, les membres de Citoyens Responsables Jura saluent l’occupation du terrain par cette vingtaine de militants venus de Suisse et de France. «La cause dépasse les frontières du Jura!» se réjouit Jack Aubry, le président de CRJ. A ses côtés, Jacques Couche, ancien maire de Bassecourt, Jean-Pierre Chenal, conseiller général de Haute-Sorne, Alain Jeangros, Pierre Zuber, citoyens révoltés à la langue bien pendue, et Georges Humbert, cocréateur d’une bière, La Frackassante, aux effets secondaires pouvant «provoquer des comportements indociles». 

Cette centrale, c’est sûr, ils n’en veulent pas. «C’est peu dire que nous sommes très fâchés, embraie Jacques Couche. Dix ans qu’on se bat contre ce projet! Certains sont même allés jusqu’au Tribunal fédéral, où ils ont été déboutés.» Les frondeurs n’ont pas baissé les bras pour autant. Le 7 mai dernier, ils invitaient les Jurassiens à défiler dans les rues contre la géothermie profonde. Plus d’un millier de personnes ont répondu à l’appel. «Un signal fort, la première fois que la population s’oppose aux autorités depuis la création du canton», se félicite Jack Aubry. En revanche, pas un mot du gouvernement, qui fonce tête baissée. Récemment, au parlement, le ministre de l’Environnement, David Eray, a refusé de répondre à un député en raison de menaces de mort qu’il aurait reçues. «C’est du grand n’importe quoi, s’agace-t-il. Et je précise qu’on n’a rien à voir avec ça!»

Des personnes manifestent contre le "Fraking" lors d'une manifestation contre le projet de géothermie profonde, sans fracking, organisée par l'association Citoyens Responsables Jura, CRJ, ce dimanche 7 mai 2023 à Glovelier dans la commune de Haute-Sorne.

Le 7 mai dernier, à Glovelier, plus de 1000 personnes ont manifesté contre le «fracking» et pour demander «l’arrêt d’un projet clivant». 

Laurent Gillieron/Keystone

Des secousses, il y en a déjà eu par le passé et les expérimentations de géothermie profonde ont dû être abandonnées en Suisse. D’abord à Bâle, en 2006, où la tentative a tourné court à la suite de microséismes à répétition, dont un avec une magnitude de 3,4 sur l’échelle de Richter. A Saint-Gall aussi, en 2013, avec un forage à 4000 mètres sous terre provoquant un tremblement de terre d’une magnitude de 3,6. Et puis, les membres de CRJ n’oublient pas Pohang, en Corée du Sud, et son séisme de 5,4. Des centaines de millions de dégâts et 82 blessés. 

Le gouvernement jurassien suspend alors le projet de géothermie prévu sur ses terres, avant de finalement relancer la machine en 2022. Et l’enveloppe allouée par la Confédération de passer de 64 à 90 millions de francs afin d’augmenter la sécurité du site au moyen des dernières technologies de mesures et de contrôles préconisées par le Service sismologique suisse (SED). 

Au téléphone, Olivier Zingg, chef du projet Haute-Sorne chez Geo-Energie Suisse, se veut rassurant: «On a appris de l’expérience de Bâle, ce qui nous a permis de mettre au point un nouveau concept avec de nouvelles mesures de réduction du risque. Comme le choix approprié du site, en évitant de grandes zones de failles régionales sismiquement actives, comme à Pohang ou en Alsace, récemment. Mais aussi des études de risques validées par le SED et un réseau de surveillance pour monitorer en temps réel le sous-sol», énumère-t-il avant de rappeler que le projet progresse par étape. «On ira de l’avant seulement si la phase d’exploration prévue au printemps 2024 est concluante.» Si tout se passe selon les plans du promoteur zurichois, la production d’énergie devrait être opérationnelle à l’horizon 2028-2029.

Fracking: c'est sur ce terrain, désormais clôturé et surveillé par un agent de sécurité, que Geo-Energie Suisse prévoit de forer. Juste à côté, les tentes des opposants venus occuper le champ.

C’est sur ce terrain, désormais clôturé et surveillé par un agent de sécurité, que Geo-Energie Suisse prévoit de forer. Juste à côté, les tentes des opposants venus occuper le champ.

Blaise Kormann

Grosse colère


De quoi faire taire les oppositions? Que nenni. «Excusez-moi du langage, s’écrie Pierre Zuber, mais quand on vous marche sur les c***, vous criez!» La moutarde lui monte au nez: «En Suisse, on vote pour laisser ou non les cornes aux vaches. Et là, on vient saccager une région sans même nous consulter. Les risques sismiques et environnementaux sont bien réels. On ne veut pas de ce bidule!» En 2017, lui et ses acolytes avaient réuni en un temps record près de 4500 signatures avec leur initiative «Contre la géothermie profonde dans le Jura», invalidée par la Cour constitutionnelle du canton, car «incompatible avec le droit fédéral». «Un déni de démocratie, oui!» s’étrangle Pierre Zuber. 

A Berlincourt, petit hameau situé à quelques centaines de mètres de la future centrale, on n’est pas plus rassuré. D’ailleurs, les quelque 80 habitants redoutant d’éventuelles secousses ont posé des pancartes «A vendre» sur les façades des habitations qui bordent la route. «Jacky» Domont, 73 ans, s’affaire parmi la quantité invraisemblable de quincaillerie entassée devant sa maison. Le brocanteur à la barbe blanche a les joues rosies de colère. «On n’a rien contre la géothermie hydrothermale (forage de 2 à 3 km de profondeur pour prélever de l’eau qui circule naturellement, ndlr). On est contre le «fracking». Dans le monde entier, on reconnaît que c’est de la m***! Ils ont foutu notre initiative à la poubelle, mais on ne va pas rester les bras croisés», promet cet ancien du Groupe Bélier, mouvement autonomiste de la jeunesse du canton du Jura. 

Sur la façade de sa maison, à Berlincourt, «Jacky» Domont a affiché une pancarte «A vendre». «Est-ce qu’on pourra rester ici avec ces opérations de «fracking»? Cette histoire, c’est une aberration humaine!»

Sur la façade de sa maison, à Berlincourt, «Jacky» Domont a affiché une pancarte «A vendre». «Est-ce qu’on pourra rester ici avec ces opérations de «fracking»? Cette histoire, c’est une aberration humaine!»

Blaise Kormann

Chez certains entrepreneurs de la région, l’inquiétude est manifeste. A Glovelier, Cédric Bourquard dirige la société familiale Pibor Iso SA, une PME de 150 employés spécialisée dans l’usinage de petits composants destinés à l’industrie horlogère, médicale ou à la joaillerie. «Ici, on travaille au micron près, explique le patron devant une machine cinq axes, estimée à 500 000 francs. Je ne suis pas sûr de pouvoir continuer à fabriquer des pièces pour le très haut de gamme. Nos machines, qui opèrent en continu, sont très sensibles aux vibrations. Si la terre vient à trembler en raison des opérations de «fracking», je fais quoi? Je dois déménager et reconstruire mon usine? Avec un groupe d’entrepreneurs, on a tenté d’alerter les autorités, mais nos inquiétudes sont restées lettre morte. Le gouvernement veut passer en force.»

Cédric Bourquard patron de l'entreprise familiale PIBOR ISO SA

Cédric Bourquard est inquiet pour l’avenir de son usine, une PME de 150 employés: «Ici, on travaille au micron près. Si la terre vient à trembler, je fais quoi?»

Blaise Kormann

«C’est faux, rétorque Jacques Gerber, le président du Gouvernement jurassien. La procédure a été scrupuleusement respectée. Même le Tribunal fédéral l’a validée. Je suis convaincu de ce dossier, que j’ai construit pas à pas lorsque j’étais chef de l’Office de l’environnement.» Dans les bureaux du Département de l’économie et de la santé à Delémont, c’est lui dorénavant qui se frotte aux questions des médias, le ministre de l’Environnement se murant dans le silence après les menaces reçues. Jacques Gerber se défend de faire la sourde oreille face aux revendications des opposants. «Je comprends les inquiétudes, nous nous efforçons d’y répondre point par point. Nous avons même créé une commission de suivi et d’information à laquelle les membres de CRJ refusent de participer.» Il concède: «C’est vrai que nous aurions peut-être dû le faire plus tôt.» Alors pourquoi ne pas laisser la population voter? «La consultation populaire n’existe pas dans notre système démocratique. Face à des instruments antidémocratiques (menaces, intimidations, blocage de site), on devrait laisser tomber un projet qui respecte le cadre légal? C’est non.»

Chacun campe sur ses positions, deux fronts qui semblent irréconciliables. Peut-être que c’est Chez la Dette, un restaurant de Bassecourt, juste à côté d’une église dont le mur a été souillé par une inscription «Ni Dieu ni fracking», qu’il faut aller chercher un peu de nuance. Une cliente nous glisse à l’oreille: «Je ne suis ni pour ni contre. Qu’ils creusent ce trou une bonne fois pour toutes! A un moment donné, on ne pourra pas toujours aller faire ces travaux chez les autres.» 

Pancartes d'opposition au fracking dans le Jura

Les pancartes contre le «fracking» fleurissent sur les habitations. Ici, sur une ferme de Berlincourt, hameau situé à une centaine de mètres de la future centrale.

Blaise Kormann
Par Alessia Barbezat publié le 26 juillet 2023 - 09:44