Jean-Marc Richard déboule tout fringant et tout prévenant dans le quartier du Cazard, à Lausanne, où il a des souvenirs de fêtes d’associations comme il en possède dans tant d’autres endroits de Suisse romande, son terrain de jeu et d’engagement depuis presque soixante-cinq ans. «Salut, tu n’as pas changé...» glisse-t-il, jovial mais concentré, attentif à tout. «Oh, L’illustré, c’est grâce à ce magazine et à L’Hebdo que j’ai survécu au début, alors que je ne gagnais pas un sou. Je les vendais au Comptoir suisse, au Salon du livre.» Ah bon il a aussi été cela, Jean-Marc, vendeur? Il est à lui seul un tel fabuleux conglomérat de personnages.
Il a été celui qui ramassait les verres de bière vides au club des années 1980 la Dolce Vita et virait les gens pour pouvoir aller dormir. Il a été le bateleur bénévole de Radio Acidule, qui battit un jour le record mondial de la tchatche, vingt-quatre heures de suite à parler au bord d’une fontaine de la Cité. Il a été l’animateur monté sur ressorts de la Loterie romande, il est depuis douze ans le récolteur de confidences de «La ligne de cœur», depuis vingt-quatre ans l’illuminateur des salles de campagne du «Kiosque à musiques», «la musique du peuple», dit-il. Et la voix enthousiaste de la Chaîne du bonheur et de l’Eurovision, dont on dirait qu’il l’a gagné en mai dernier, sans chanter. Il est tout cela à la fois, Jean-Marc, le copain, l’ambassadeur sincère d’une empathie bon enfant. Un morceau de Suisse romande, multiple, sans cesse tourné vers l’autre.
- A quel moment de votre vie arrive-t-on?
- Jean-Marc Richard: Aujourd’hui, ma tâche prioritaire consiste à m’occuper de mon oncle malade et de ma tante. Ils nous l’ont demandé, à mon épouse et à moi. Ils nous ont beaucoup donné, nous le leur rendons.
- Dans une telle situation, êtes-vous comme à «La ligne de cœur»?
- J’essaie de rassurer, de détendre, d’apporter de l’amour. A «La ligne de cœur», je peux faire pareil par moments mais c’est différent. Mon oncle, par exemple, je l’embrasse tous les jours pour voir s’il est mieux ou moins bien rasé que moi. Il y a un truc entre lui et moi.
- Comment vivez-vous ce rôle?
- Devenir proche aidant ralentit la vie. Il faut discuter avec les médecins, voir ce qu’on peut faire pour mon oncle. Les journées sont plus denses, se passent à un rythme différent. Je dois faire des choix autour de mon énergie, du temps à consacrer. Cela dit, rien n’est péjoré. Au contraire, avec ce que je vis, je ne me suis jamais senti aussi à l’aise dans l’animation de «La ligne de cœur». Je crois que je peux amener une forme de sérénité supplémentaire. J’ai toujours été un passeur mais le sentiment qui domine, c’est cela: créer des liens entre les gens.
- En quoi votre tante est-elle si importante?
- A l’époque de mes 15 ans, à six mois de la fin de l’école obligatoire, j’ai vécu une cassure. Une affaire de drogue, courte mais suffisante pour déraper. J’ai fugué, c’est devenu compliqué de retourner chez mes parents, alors qu’ils n’étaient responsables de rien et que j’ai toujours eu de bons contacts avec eux. Simplement, parfois, quelque chose se brise. C’est là que j’ai été habiter chez ma tante et marraine. Elle sortait beaucoup, allait au spectacle. Son compagnon était le journaliste et écrivain Henri-Charles Tauxe, monument de la culture vaudoise. Ce fut une époque fondatrice pour moi. Alors que mon univers n’avait rien d’artistique, j’ai commencé à beaucoup lire.
- Comment viviez-vous?
- Même pas majeur, j’étais serveur au Café du Pont-Bessières, à Lausanne. Il était fréquenté par des intellectuels comme Jacques Chessex, Jean Pache. Avec ces gens, on discutait. Ils me disaient: «Que veux-tu faire de ta vie?» Un jour, cette question m’a été posée par Georges Simenon, que j’ai rencontré quatre ou cinq fois. Je lui ai répondu que j’aimais lire mais que je ne le connaissais pas. Il en a souri, m’a dit «Pourquoi pas libraire?» et m’a recommandé d’aller voir dans une librairie de la rue de Bourg. Le libraire a appelé pour moi l’Office du livre, à Fribourg, où j’ai commencé un apprentissage. C’est le hasard, les rencontres. C’est aussi pour cela que j’ai envie de redonner.
- C’était quoi, votre milieu?
- Pas bourgeois, ma mère était vendeuse, mon père employé de commerce. Ma culture était à la fois très alternative et très protestante par ma famille, à travers l’église de Chailly, avec un engagement social. En culture, j’avais tout à découvrir. Le jour où j’ai vu Salvador Dalí au Café du Pont-Bessières, je ne l’ai pas reconnu.
- Qu’a représenté le mouvement Lôzane bouge, au début des années 1980?
- Il m’a ouvert des portes, j’ai découvert des fragilités. Je connaissais la précarité, mais pas du tout les problèmes de toxicomanie. Ce fut un choc. C’est là que je suis retourné voir Edmond Kaiser, à Terre des hommes. Je l’avais rencontré une première fois quand j’étais à l’école, pour un exposé sur le Biafra. Je lui ai dit que je ne savais pas quoi faire de ma vie, que je voulais m’engager dans l’humanitaire. Je n’oublierai jamais sa réponse: «Vous voyez, jeune homme, on a besoin de quelqu’un comme vous parce qu’on ne sait pas expliquer ce qu’on fait.»
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- Après, il y a eu le jeu de la Loterie…
- J’ai d’abord joué les faux candidats. Puis ils m’ont proposé d’animer. J’aimais le côté énergie pure, le fait d’envelopper les candidats. Le premier article sur moi est paru dans «L’illustré», pour dire qu’un animateur fauché allait faire gagner 100'000 francs…
- Comment votre milieu alternatif a-t-il réagi à cet emploi populaire?
- Les gars de la Dolce Vita et même les punks ont compris la démarche, sans sentiment de trahison. Il faut dire que j’allais à leur rencontre pour ma radio, Radio Acidule, que je leur donnais la parole. La violence est venue d’ailleurs…
- C’est-à-dire?
- Des gens ont détesté ma manière d’animer. On m’a appelé «le singe hurleur», «le pédé à queue de cheval». Une émission de la RTS m’a fait passer pour un aliéné. Moi, je ne m’en rendais pas compte, j’étais dans un contrat de confiance, j’avais mon petit vélomoteur pour aller à Radio Acidule. Il y avait à la fois beaucoup de réactions virulentes contre moi mais plus de 50% de parts de marché: un succès qu’aucun jeu n’a jamais plus connu. Des gens m’arrêtaient dans la rue pour m’injurier. Un type m’a poursuivi avec des ciseaux au Comptoir pour couper ma queue de cheval. Je me suis tout à coup retrouvé très connu, alors que ce n’était pas du tout mon truc. Pour moi, c’était juste un laboratoire, comme la Dolce Vita, comme le Parlement des jeunes, où nous avons tout de même fondé le Bus Pyjama, Nicolas Mattenberg et moi...
- Vous êtes devenu riche?
- Le problème, c’est que, si je m’engage pour une cause, je ne veux pas être payé. Je n’ai jamais rien touché pour la Chaîne du bonheur. Je prends une semaine de congé quand je fais Cœur à cœur. Les choses sont très claires. Pour quelqu’un comme moi, fragilisé par une adolescence difficile, j’y trouve un sens à ma vie.
- Vous aurez 65 ans en septembre 2025. Prendrez-vous votre retraite?
- Depuis quelques années, je ne considère pas ce que je fais comme un travail, mais comme un engagement. Je vais peut-être diminuer mais, tant que je suis en santé, je poursuivrai. A la SSR ou dans des radios locales. Je veux continuer à tisser des liens, à me battre pour des causes. J’ai de grands projets en cours qu’on ne termine pas en une année, notamment pour les musiques populaires. Et je tiens beaucoup à un documentaire sur «La ligne de cœur».
- Pourquoi un documentaire?
- Je les connais tous, ces gens, vous voyez. Je vois leurs trajectoires. Avec une trentaine d’entre eux, j’entretiens des contacts. Il arrive qu’ils viennent au «Kiosque», qu’on boive un jus d’orange. J’en ai parlé dès le début avec mon directeur, Gilles Marchand, en lui expliquant: «Pour moi, ce n’est pas une émission de radio, c’est un espace social!» Il m’a répondu: «Très bien, fais cela, mais protège-toi quand même.» Depuis, j’échange beaucoup, notamment sur Messenger. Les gens dans une situation inextricable sont dirigés vers des organismes comme Caritas, Pro Senectute, Pro Infirmis. J’en vois certains de façon plus régulière, comme Reto le berger. Il m’a bouleversé.
- Croyez-vous à la force de la voix?
- C’est l’essentiel. Je préfère ne pas voir les gens. Pour une partie des témoignages que je réalise pour Cœur à cœur, mes interviewés sont de dos. Cela m’aide à me concentrer sur ce que la personne veut dire. Je crois au pouvoir des mots, à celui des émotions. Elles se ressentent différemment en face de quelqu’un.
- Avec toutes vos activités, ne risquez-vous pas de vous perdre?
- Pas me perdre, mais me disperser. C’est là que ma famille est utile. Ils me ramènent à l’essentiel. Parfois, je me «ramasse» avec mon fils et ma femme. Ils me disent: «Jean-Marc, là, tu vas dans tous les sens...» Ils ont parfois raison. Ils ne sont pas des fans, ils n’écoutent ni l’un ni l’autre «La ligne», mais viennent parfois au «Kiosque à musiques».
- Que gardez-vous des moments intenses vécus à l’Eurovision?
- Depuis quelques années, c’est devenu une plateforme pour que les gens parlent de ce qu’ils vivent. Après avoir été un show télévisuel, une bonne partie des chansons traitent de la difficulté à s’accepter tel qu’on est. Je retrouve les thèmes de «La ligne de cœur», c’est très intéressant.
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- Nemo en est la plus belle incarnation…
- Je me souviens de sa première interview, avant la compétition. Je lui avais glissé que son message était en réalité «universel». Après, en voiture, il m’a questionné: «Qu’est-ce que c’est, universel?» Ensuite, il n’a pas cessé d’utiliser ce terme. De mon côté, j’aime les gens qui s’engagent. Si Nemo le fait pour plus de tolérance, plus d’acceptation des non-binaires, je le respecte. A aucun moment je n’ai pensé qu’il utilisait la Suisse pour son combat. Il n’y avait pas de plan.
- Il y a eu des réactions violentes, du style «Il faut mettre une jupette pour gagner»...
- Il y avait de la déception venant des autres pays, notamment de la France. Une bonne partie des fans de leur chanteur, Slimane, pensaient qu’il allait gagner, puis tous ces «12 points» ont défilé… Slimane, lui, a été parfait. Il m’a dit à propos de Nemo: «Ce gars est un extraterrestre, cette chanson est incroyable. S’il ne gagne pas, je ne comprends pas.»
- A la radio, comment travaillez-vous?
- Je n’ai jamais rien écrit, pour garder la spontanéité.
Jean-Marc, si vous étiez...
… un mot?
«Tendresse». J’essaie d’en apporter dans ce que je fais. On ne l’a pas à la naissance, c’est quelque chose qu’on acquiert en étant attentif aux autres. Elle est venue petit à petit, avec l’âge.
… un moment de la journée?
C’est rigolo, comme question. Je dirais les deux heures avant «La ligne de cœur». Je pars chaque soir sans savoir ce qui va se passer. Ensuite, je suis seul dans un petit studio bernois. C’est pas mal, ce moment de solitude, je peux entrer dans l’histoire des autres.
… un paysage?
Les bords de l’Aar. J’ai adopté ce coin, j’ai eu un coup de foudre pour la ville de Berne, où je vis avec ma famille. Ou les Franches-Montagnes, Le Noirmont. Du vert, du plat, pas trop de montagne. J’aime marcher, les rondeurs du Jura.
… un sport?
Le hockey sur glace reste fondamentalement mon sport, parce que je l’ai commenté, même si je n’en ai jamais fait. J’aime aussi l’unihockey, que certains de mes enfants pratiquent. Pour la vitesse, l’énergie, le travail d’équipe.