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Société

Jean-Miguel Pire: «Redevenons maîtres de notre temps libre!»

Que faisons-nous de nos vacances de Pâques? Profitons-nous de ces jours de congé de manière fertile, comme les Romains qui pratiquaient l’«otium»? L’historien et sociologue Jean-Miguel Pire nous éclaire sur cette conception exigeante et désintéressée des loisirs.

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L’historien et sociologue Jean-Miguel Pire dans le jardin du Musée Rodin, à Paris, sous le célébrissime «Penseur»

Jean-Miguel Pire dans le jardin du Musée Rodin, à Paris, sous le célébrissime «Penseur». Une sculpture qui rappelle avec force que le temps de la réflexion est un des principes fondamentaux de la nature humaine.

 
Manuel Braun

Le marché des loisirs, et donc du temps libre, est un gigantesque business. Le tourisme, la culture, le sport ou encore, depuis une vingtaine d’années, le monde numérique et ses écrans rivalisent de stratagèmes pour s’accaparer la disponibilité mentale et physique des citoyens-consommateurs. Dans l’Antiquité pourtant, ce temps libre n’était pas condamné à générer plaisir et profits. La «skholè» des Grecs puis l’«otium» des Romains désignaient les moments réservés à l’émancipation du citoyen et au bien commun. Jean-Miguel Pire est devenu le grand spécialiste de cet «otium», de ce «loisir fécond» qui mériterait selon lui de renaître de ses antiques cendres. Cet historien et sociologue vient de publier «L’otium du peuple. A la reconquête du temps libre» (Ed. Sciences Humaines).

- Qu’est-ce qui est spécifique à l’«otium»?
- Jean-Miguel Pire: La spécificité – et la force – de l’«otium», c’est qu’il associe deux dimensions: le temps et le désintéressement. L’«otium» nous invite à prendre conscience de l’usage intelligent qu’on peut faire du temps libre, mais sans avoir de compte à rendre, ni de bénéfice matériel à attendre. Cela peut paraître banal, mais c’est en fait considérable. En effet, l’«otium» nous convie ainsi dans un espace de liberté, d’émancipation et de désintéressement très peu pratiqué aujourd’hui. L’«otium» offre la capacité de se projeter au-delà de son intérêt personnel pour viser la vérité, pour viser donc le cœur même de la démarche philosophique.

- Cet «otium» n’est-il pas quand même réservé à une élite économique et intellectuelle?
- Sur le plan économique, c’est vrai, le loisir fécond a très longtemps été réservé à une élite matérielle qui avait les moyens de dégager du temps libre tout en ayant accès aux biens matériels, à l’éducation, à la santé. Mais l’avènement de la démocratie au XXe siècle met ces biens et ces services à la disposition du plus grand nombre. Aujourd’hui en Occident, avec l’emploi salarié et les congés payés, jamais autant de gens n’ont eu autant de temps libre à leur disposition. Et sur le plan intellectuel, l’«otium», la pensée, la réflexion sont-ils des luxes réservés à quelques-uns seulement? C’est la pensée qui distingue notre espèce du monde animal. Cette faculté humaine est un droit dont chacun peut se saisir. Ne pas user de ce droit, cela se paie par la servitude. C’est justement là que se situe le principal enjeu de l’«otium».

- Concrètement, comment pratiquer l’«otium»?
- Précisons d’abord la définition du concept. Il y a «otium» dès qu’il y a développement de la conscience, dès qu’il y a accroissement du discernement, de l’imaginaire. L’«otium», c’est tout ce qui relève du loisir intelligent, c’est-à-dire le loisir qui permet à l’intelligence de se développer. Cela englobe donc un grand nombre de pratiques. Au sommet de celles-ci, je situe la lecture. Parce que la lecture est une pratique de silence, de méditation et de dialogue avec la pensée d’autrui, une pensée qui, ayant fait l’objet d’un livre, est une pensée élaborée. L’«otium» peut aussi consister en un moment de contemplation, de méditation.

- L’«otium» est donc une pratique ou un état solitaire?
- Pas du tout! Il peut se déployer sous la forme d’une conversation d’une certaine profondeur, d’une certaine intensité et dont les participants font l’effort de se comprendre et d’être en empathie. La conversation est une pratique à la portée de chacun, qui ne coûte rien sinon du temps. Et puis il y a les démarches d’ordre associatif, désintéressées et altruistes, qui consistent à consacrer du temps à des activités de solidarité, liées par exemple à l’environnement, à toutes ces choses qui nous permettent de nous désencastrer du logiciel marchand.

- Donc l’«otium», ce n’est pas une simple méthode parmi d’autres du trivial et très à la mode «développement personnel».
- Il y a une part de développement personnel, mais ça va beaucoup plus loin notamment grâce à ce souci du collectif qui était très présent dans l’«otium» antique.

- Au fond, ne pratique-t-on pas déjà l’«otium» sans le savoir?
- Il y a de l’«otium» disséminé un peu partout, en effet. Mais la difficulté, c’est que nous n’avons pas de mot en français pour le désigner. Et, comme en psychanalyse, quand il n’existe pas de mot pour qualifier une situation, on reste bloqué. Une des propositions de mon livre L’«otium du peuple», c’est d’introduire ce mot dans notre vocabulaire, ce qui permettrait d’accorder enfin à l’«otium» l’importance qu’il mérite. Si ce loisir intelligent ou fécond n’a pas de nom, c’est parce que la société néglige cet usage du temps. En le nommant enfin, cela produira un effet de révélation sémantique. Emparons-nous de lui pour en faire un effet de levier!

- Comment insérer, comment intégrer harmonieusement l’«otium» à notre quotidien d’être humain du XXIe siècle, cerné par les écrans numériques et leur addiction chronophage, mais aussi prisonnier des contraintes de rentabilité?
- Cela peut sembler incompatible avec le monde moderne. Mais tout devient plus accessible quand on rappelle que l’«otium», c’est aussi un état d’esprit. C’est une façon de voir le réel de manière désintéressée, ce qui nous ramène au contenu: l’«otium» s’apparente beaucoup à ce qu’était la pratique de la philosophie dans les premiers temps, avant qu’elle ne devienne un enseignement, une institution. Au temps de Socrate, la philosophie était une pratique quotidienne et partagée de réflexion, de lucidité. C’était un exercice spirituel.

>> Lire aussi: A-t-on encore le temps de réfléchir?

- L’«otium» a-t-il une dimension spirituelle, voire religieuse?
- J’accorderais tout au plus à l’«otium» un potentiel de conversion, mais au sens philosophique. Conversion parce qu’il demande de se mettre dans un état d’esprit non utilitaire, soit l’opposé de notre société dominée par un logiciel d’utilitarisme marchand. D’ailleurs – et c’est très éclairant – le mot «négoce» vient de «nec otium», c’est-à-dire «ce qui n’est pas de l’«otium».

- Si le mot et le concept d’«otium» réussissaient à s’imposer dans le vocabulaire et dans les habitudes, serait-il alors utile de se réserver explicitement des moments d’«otium»?
- Je pense en effet que nommer clairement cette pratique permettrait de mieux l’isoler, de mieux protéger ces moments de prise de conscience, ces exercices spirituels. Car si on se contente de remplir les trous laissés vides de son agenda, on sait à l’avance qu’il ne se passera rien de fécond. Il faut au contraire réserver une demi-heure par jour, par exemple, pour une lecture exigeante, pour une conversation constructive ou encore pour une méditation. Dans mon livre, j’utilise l’expression «habiter le temps». Il s’agirait donc d’habiter une demi-heure comme on habite un espace. Ces moments d’«otium» dans la journée, il faut s’en saisir pour les occuper pleinement et intensément.

- Existe-t-il des films ou des œuvres littéraires qui intègrent ou mettent en scène l’«otium»?
- Dans la littérature, il y a un auteur qui m’a vraiment éveillé à cette question-là: Marguerite Yourcenar. Surtout dans ses «Mémoires d’Hadrien», Mémoires fictifs de cet empereur romain féru de philosophie et de culture. Au cinéma, un artiste qui m’a beaucoup accompagné sous l’angle du loisir intelligent et fécond, c’est le réalisateur Luchino Visconti. Dans ses films, il réussit à relier une culture très classique, très littéraire, très musicale avec la façon dont un individu peut s’en saisir pour s’émanciper. Ce qui est extraordinaire dans l’œuvre de Visconti, c’est ce long cheminement d’émancipation par rapport au regard sur le monde, par rapport à son propre corps, à son comportement, à la sensibilité, à la sexualité, par rapport à tout ce qui libère et permet de s’ouvrir l’horizon, de devenir protagoniste de sa propre existence.

- Vous êtes virulent vis-à-vis de cette culture numérique qui capte le temps d’attention des gens. C’est forcément de l’anti-«otium», le temps passé devant l’écran de son smartphone ou de sa télévision?
- L’addiction actuelle aux écrans, c’est une captation et une dilapidation tragique de ce temps libre qui devrait au contraire être au service de la liberté. C’est une servitude au profit d’intérêts marchands, alors que l’«otium» est une réappropriation active de ce temps libre au service de sa propre émancipation. Il y a aussi des contraintes dans l’«otium», mais ce sont des contraintes qui visent des valeurs existentielles et non pas des plaisirs fugaces et futiles.

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- Mais il y a aussi des choses fécondes dans le monde numérique, non?
- Bien sûr! D’ailleurs je participe actuellement à un travail collaboratif sur ce sujet. Nous essayons de comprendre comment les écrans, plus précisément les contenus des écrans, peuvent être des sources de connaissance et non pas des objets d’aliénation. La jeune génération regarde beaucoup plus les écrans qu’elle ne lit. Et ma génération d’enseignants trouve cela un peu triste. Mais il faut se saisir de cette réalité et la valoriser. Il y a dans les productions audio et audiovisuelles actuelles des choses de très grande valeur. Il s’agit donc de réconcilier en quelque sorte culture de l’écran et culture de l’écrit. Je reste quand même convaincu que la seconde est la seule qui permette vraiment de se libérer et de grandir en intelligence.

- Avez-vous des exemples des bienfaits de l’«otium»?
- Je dirais que l’exemple le plus massif, c’est l’avènement même de la démocratie, qui est fondé sur l’idée que des individus peuvent disposer d’une part de leur temps pour réfléchir à ce qu’est la vie citoyenne, la capacité d’agir en citoyen, de faire des arbitrages, c’est-à-dire de faire des choix. En Suisse, vous êtes exemplaires à cet égard puisque vous votez beaucoup, ce qui suppose que chacun a réfléchi en son âme et conscience, a pris un temps d’«otium» pour arrêter son choix. Quant aux exemples non plus massifs mais individuels des vertus de l’«otium», je citerais de grands écrivains qui ont consacré une part de leur vie de loisirs à faire avancer la conscience du monde. Marcel Proust, pour prendre un exemple canonique, était un grand bourgeois vivant dans l’oisiveté et qui ne produisait apparemment rien pour le bien commun. Pourtant, il a transformé ce temps de réflexion en une œuvre littéraire absolument majeure, une œuvre qui aide des millions de lectrices et de lecteurs à vivre et à donner du sens à leur existence. Et entre l’avènement de la démocratie et un grand écrivain, il y a une infinité de démarches positives et désintéressées qui sont issues de l’«otium».

- Dans votre livre, vous évoquez les confinements de la crise sanitaire qui ont rappelé à des millions de gens les vertus fertiles du temps libre. Cette prise de conscience n’a été que temporaire, non?
- Le confinement est un moment vraiment passionnant, parce que c’est un moment de prise de conscience de cet élément central qu’est le temps. Des millions de personnes ont soudain eu à disposition un temps infini. Il a fallu inventer un autre rapport au temps. Certes, la société a redémarré comme avant, mais je crois quand même qu’un petit germe en faveur d’un usage plus fécond du temps s’est développé, surtout chez les jeunes générations.

- L’«otium», c’est de gauche ou de droite?
- Je pense que la vérité se situe plus au milieu qu’aux extrêmes. Il faut aller chercher les solutions là où elles se trouvent vraiment et non pas en fonction des étiquettes politiques. Parce qu’il désigne une faculté humaine essentielle, l’«otium» est une valeur universelle. 

Remerciements au Musée Rodin, à Paris, qui nous a ouvert ses portes.

 
Par Philippe Clot publié le 10 avril 2024 - 11:00