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Jean-Philippe Ceppi: le commandant prend le large

Il est à l’antenne tous les jeudis soir sur la RTS depuis 2005, mais la présentation de «Temps présent», c’est bientôt du passé pour le journaliste. En janvier, il retournera à ses premières amours, le terrain, tout en mettant son expertise en déontologie journalistique au service de la chaîne.

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Jean-Philippe Ceppi, journaliste et illustre producteur de l'émission «Temps présent» sur son voilier

A Ouchy, Jean-Philippe Ceppi bichonne le voilier de 30 ans que lui a confié son père, qui ne peut plus sʼen occuper. C’est l’occasion de joyeux apéros et de baignades au beau milieu du lac dans le plus simple appareil pour ce skipper qui possède un permis mer.

Darrin Vanselow

Quitte à se mettre parfois à dos la direction de la RTS, Jean-Philippe Ceppi défend contre vents et marées depuis plus de vingt ans la rigueur, la qualité et le professionnalisme de «Temps présent», ce grand rendez-vous d’information du jeudi soir. Etre une personnalité lisse sur une mer d’huile, ça ne lui ressemblerait pas. C’est ainsi que, avec son équipe, il couvre et explique guerres et conflits, dénonce les abus des grosses industries, la criminalité économique, les injustices sociales ou les problèmes de santé publique. Mais aujourd’hui, le capitaine se prépare à quitter la tête de l’émission pour revenir au journalisme de terrain, tout en transmettant le meilleur de son expérience, en matière de déontologie, notamment.

- Après presque vingt ans passés à la présentation et à la production de «Temps présent», lâcher la barre a-t-il été une décision difficile à prendre? 
- Jean-Philippe Ceppi: Non, car c’est une réflexion longuement mûrie: dans un contexte néo-féministe qui a pas mal ébranlé la RTS, je me suis demandé s’il était encore pertinent d’avoir un mâle sexagénaire, blanc, hétérosexuel à la présentation de «Temps présent». N’était-ce pas le moment qu’une jeune femme prenne le relais? A la base, mon intention était de me retirer pour les 50 ans de l’émission, en 2019. J’en ai informé ma direction: j’étais prêt à laisser ma place pour envoyer un message fort. Cela a juste pris un peu plus de temps que prévu à cause du covid, une des périodes les plus intenses que l’on ait vécues à «Temps présent». Le travail de ma rédaction réalisé durant toute cette période est juste inouï, d’un courage et d’un professionnalisme exceptionnels. J’en suis très fier. Impossible d’imaginer une transition à ce moment-là.

- Jusqu’à cette année… 
- Oui, la direction m’a fait une proposition intéressante et je l’ai acceptée. Elle répondait à mon envie de changement, de sortir de ma zone de confort, de renouer avec le plaisir du terrain. J’ai été en Ukraine en février dernier et, même si c’était bref, j’ai aimé retrouver la liberté du terrain: ma conviction était faite. 

- Il n’y a donc aucun soupçon d’âgisme à avoir quant à cette décision?
- En aucun cas! On ne m’a vraiment pas poussé vers la sortie. Je suis extrêmement reconnaissant à la RTS d’avoir été créative et d’avoir imaginé quelque chose qui pourrait à la fois me plaire et être utile à l’entreprise. Je prends vraiment cela comme une marque de confiance et de respect pour le travail effectué. J’ai beaucoup de chance pour ce que j’ai reçu durant toutes ces années et pour ce qui m’est offert maintenant.

- Après toutes ces années, vous n’auriez pas eu envie de monter dans la hiérarchie de l’entreprise?
- Contrairement à des figures historiques comme Claude Smadja, Claude Torracinta ou Gilles Pache, on ne me l’a jamais proposé. Probablement du fait de mon caractère, de ma personnalité.

- Comment vous qualifieriez-vous? 
- Je pense être entier, intense, franc et direct.

- Une grande gueule, quoi…
- Peut-être, oui. En tout cas une personnalité qui ne correspond pas à la culture du management telle qu’elle est pratiquée à la RTS depuis longtemps. Donc une fois constaté cela, il était naturel pour moi de revenir au terrain sans aucune amertume.

 Jean-Philippe Ceppi en 1989 sur la ligne de front dans la brousse angolaise

Le journalisme de terrain, cʼest là que Jean-Philippe Ceppi a fait ses armes. Comme ici en 1989, durant un mois sur la ligne de front dans la brousse angolaise, en pleine guerre entre les rebelles de lʼUnita et le gouvernement soutenu par les Russes et les Cubains. Il avait 27 ans.

Collection J.-P. Ceppi

- Comment va se passer la transition avec votre successeur(e)? 
- Je vais assurer la présentation et la production de l’émission en principe jusqu’au début 2024, le temps de trouver la perle rare. Ensuite, avec mon collègue Jérôme Porte, le réalisateur qui assume la production avec moi, on va travailler durant tout le premier semestre avec mon ou ma remplaçant(e) comme des coachs.

- Quelles devront être ses qualités? 
- Humainement, il faut sentir le public et ses attentes, voir venir et supporter les attaques des mécontents – de la part des politiques notamment – et comprendre quelles sont les bonnes histoires dans l’air du temps. Il faut aussi de l’empathie et de l’écoute pour sa rédaction et faire preuve de diplomatie avec la direction, ce qui m’a probablement longtemps manqué. Au fond, c’est un poste particulièrement complexe, car il ne s’agit pas juste de se retrouver devant une caméra. Comme rédacteur en chef, il faut connaître les sujets presque aussi bien que les équipes qui les ont tournés. J’ai toujours plaidé pour que le présentateur ne soit pas juste une potiche, mais quelqu’un qui dirige le projet de reportage et l’incarne, car cela transparaît à l’écran: les téléspectateurs sentent très bien si l’on sait de quoi on parle ou pas. Cependant, d’entente avec ma direction, je vais me tenir à l’écart du processus de sélection, ce ne serait pas sain, sinon. 

- Justement, les téléspectateurs vous apprécient beaucoup depuis 2005, vous remplacer ne va pas être une mince affaire… 
- Il est vrai qu’il y a un trou de génération, mais je ne doute pas que l’on puisse trouver quelqu’un d’extrêmement compétent pour ce poste, même s’il est assez lourd puisqu’il s’agit d’une émission stratégique pour la chaîne. Il demande une crédibilité et une solidité journalistiques à toute épreuve, ainsi qu’une expérience dans le long format audiovisuel. Il faut aussi une véritable envie de cultiver cet héritage historique et cinématographique; la présence, aux côtés des journalistes, de réalisateurs qui savent tenir une narration audiovisuelle de bout en bout et raconter une histoire en images est, selon moi, l’une des clés de la réussite de «Temps présent». Venant de la presse écrite, j’ai appris, avec les années, à apprécier et à défendre la réalisation. Nous sommes d’ailleurs l’une des dernières émissions en Europe à travailler avec des couples journalistes-réalisateurs. La récompense, ce sont des audiences qui dépassent parfois les 40% – notamment pour le récent sujet sur la cybercriminalité – ou un compteur qui explose dans la tranche d’âge des jeunes, comme cela a été le cas avec le sujet sur l’avion de combat F-35. Deux réussites qui s’expliquent par la qualité à la fois de la narration et de l’enquête journalistique.

- Le travail ne va pas manquer. Dans ce contexte, est-ce que le dépôt de l’initiative populaire pour une redevance radio-TV à 200 francs vous inquiète pour l’avenir? 
- Ce que je peux dire à mon niveau, c’est qu’énormément de sacrifices ont déjà été faits durant cette dernière décennie. «Temps présent» tourne avec un budget inférieur de plus de 20% à ce qu’il était lorsque j’ai repris les rênes de l’émission en 2005. Et ce n’est pas que l’on dépensait trop à l’époque, c’est que l’on a considérablement réduit les ressources humaines depuis. Ainsi, les sujets de trente minutes ne se font plus qu’avec des journalistes-réalisateurs et non plus en tandem, ce qui est une grande perte pour la qualité cinématographique des reportages et pour l'enquête. Nous avons aussi réduit le minutage de «Temps présent» et augmenté les achats à l’étranger parce que cela coûte moins cher qu’un sujet fait maison. Donc oui, l’avenir me fait un peu peur, car nous sentons tous que nous sommes sur le fil du rasoir et qu’on ne peut aller au-delà en termes d’économies sans péjorer l’émission.

- Pensez-vous que le journalisme soit menacé dans ces conditions? 
- Non, et je suis persuadé qu’il n’a jamais été aussi nécessaire et vigoureux. Mais pour cela, il faut absolument faire la différence entre le journalisme et les modèles d’affaires, les entreprises journalistiques liés à ce métier qui, eux, sont en pleine transition.

- Depuis votre arrivée dans l’émission, en 2001, en tant que journaliste, qu’est-ce qui a le plus changé? 
- L’arrivée du digital et la distribution digitale de nos émissions. Cela permet d’atteindre tous les publics, mais d’une manière qui n’est plus linéaire. La case de 20 h 10, c’est fini! Et elle existera de moins en moins, au profit d’une consommation sur catalogue à n’importe quel moment de la journée. L’émission est prête à cela. Avec le journalisme solide, fort, légitime et de grand intérêt public que pratiquent la RTS et «Temps présent» – il n'y a aucune discussion à avoir là-dessus –, il faut désormais aller chercher le public là où il est prêt à nous consommer. Mais, sur ce point, notre télévision de service public est encore en recherche d’une stratégie définitive qui fonctionne. Tout comme de nombreuses autres entreprises de médias, d’ailleurs.

- L’arrivée de plateformes comme Netflix ou Amazon Prime Video est-elle aussi une nouvelle concurrence?
- Bien sûr, mais, loin de tuer le service public, je pense que c’est une vraie stimulation pour nos réalisateurs et réalisatrices, notamment du point de vue de la narration, car ils produisent de très bons documentaires.

- L’ère du numérique a aussi offert de nouveaux outils au journalisme dʼinvestigation… 
- Le «data journalism» et la loi sur la transparence, qui accorde à tout un chacun le droit de consulter les documents de toutes les entités publiques, ont rendu ce domaine encore plus performant et plus pointu. Mais il y a un outil encore plus puissant, l’OSINT («open source intelligence»), qui représente toutes les informations mises à disposition en source ouverte, comme les vidéos tournées avec un téléphone, les photos mises sur les réseaux sociaux ou les prises de vues par satellite. A partir de ce matériel, il est possible de commencer à enquêter en l’analysant (pour savoir à quelle heure un événement s’est passé ou qui était là), mais aussi d’en faire des films racontant une histoire. 

Jean-Philippe Ceppi travaillant chez lui, à Lausanne

Jean-Philippe Ceppi travaille volontiers un jour par semaine de chez lui, à Lausanne, dans un salon à lʼinspiration maritime où dominent le bois et le cuir, avec quelques touches plus rock’n’roll. Deux passions ainsi réunies.

Darrin Vanselow

- Vous avez des exemples? 
- Après les horreurs commises à Boutcha, en Ukraine, il a été possible d’enquêter sur leurs auteurs à partir des témoignages sur place, mais aussi des caméras de surveillance, des vidéos mises en ligne ou des images satellites. Et lors de la tempête de 2018 qui a chamboulé la compétition du Bol d’or, la colonne vertébrale de notre reportage «Comment j’ai survécu au lac» était constituée des images des GoPro des navigateurs. Tout cela n’existait pas quand j’ai commencé et c’est d’un potentiel inouï avec 5 milliards de vidéastes amateurs dans le monde. Pour les journalistes, qui n’ont pas le don d’ubiquité, on entre dans une période de rêve, une période inédite. Et j’ai très envie d’explorer ces nouvelles pistes.

- N’y a-t-il pas risque de dérapages? 
- Evidemment. Et c’est notamment dans de tels cas que je pense pouvoir jouer un rôle utile dans ma nouvelle fonction d’expert en affaires légales et déontologiques. A ma connaissance, il n’y a que la télévision publique canadienne CBC qui a aussi créé un tel poste à la jonction de l’éditorial, du légal et de la déontologie et je salue cette initiative de la RTS qui fait en sorte que l’expérience des anciens soit transmise aux nouveaux. Car, en plus d’être impliqué dans les médiations en cas de soucis avec un reportage, je serai à la disposition de nos rédactions si elles le désirent pour discuter en amont de la pertinence ou de la légalité d’utiliser telles ou telles informations; c’est une sorte d’assistance à la prise de risque. En donnant ainsi plus de solidité à la profession, cela lui permet d’être plus audacieuse, plus créative et inventive. Ce sont des réflexions qui m’intéressent beaucoup, car elles me permettent d’explorer en profondeur notre métier. Et pour bien le défendre, il faut bien le comprendre.

- Ce poste découle-t-il de la thèse sur l’histoire de la caméra cachée dans le journalisme de télévision que vous avez soutenue l’an dernier? 
- En tout cas, elle me légitime. Cela m’a touché que cet investissement universitaire soit reconnu et non pas juste considéré comme un exercice intellectuel gratuit.

Jean-Philippe Ceppi sur sa Kawazaki W800

En Kawazaki W800 au look rétro, Jean-Philippe Ceppi roule fièrement mais sans excès. «C’est une moto de papy!»

Darrin Vanselow

- En parallèle, vous allez donc aussi retrouver le terrain pour environ deux longs reportages par an pour «Temps présent» ou pour de plus grands projets à destination des quatre chaînes nationales. Lʼadrénaline vous manquait? 
- J’ai toujours aimé mon métier et je ne suis pas devenu producteur par lassitude. Durant toutes ces années, j’ai toujours mis mes mains dans le cambouis quand l’occasion s’en présentait, car je reste un curieux, un grand voyageur et un passionné des histoires humaines. Là, j’ai hâte de me refaire la main. Avec beaucoup d’humilité, car les choses ont changé et je n’ai plus 20 ans.

- La thèse qui a occupé tout votre temps libre durant neuf ans est terminée, que faites-vous de vos loisirs désormais? 
- J’ai une famille recomposée qui me comble de bonheur. De très beaux enfants et une compagne, Eva, dont je suis éperdument amoureux. Avec elle, je me suis reconstruit, car elle me rend très heureux. Ensemble, nous venons d’acheter un petit chalet isolé au milieu des narcisses sur les hauts de Montreux. Quand nous ne sommes pas sur le lac avec mon bateau, c’est une retraite dans la nature sauvage où je peux laisser s’exprimer pleinement mon petit côté ours.

- Et la retraite, dans quatre ans, vous y songez? 
- Oui, mais je considère qu’il n’y a pas de retraite dans ce métier. Je pourrais continuer à travailler en indépendant ou écrire des livres.

- De la fiction? 
- Non, pas du tout. A moins que ce ne soit un roman érotique, voire pornographique. Un peu cochon, quoi! Ça, ça me plairait bien, j’en ai d’ailleurs toute une collection, ainsi qu’en BD. Que voulez-vous, je suis atypique et je garderai mon esprit punk-rock jusqu’au bout! 

>> Retrouvez «Temps présent» les jeudis à 20 h 05 sur RTS 1

Par Isabelle Rovero publié le 16 août 2023 - 07:44