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Johan Djourou: «Je suis 100% Suisse et 100% Ivoirien!»

Nouveau consultant RTS, l’ex-star d’Arsenal Johan Djourou éclaire les matchs de l’équipe nationale de football, qui vient de gagner en Espagne. Libre, touche-à-tout, il anime une série de podcasts pleins d’humanité, lance une start-up de maté, entraîne une équipe féminine et raconte son passé d’enfant adopté, avec deux mamans.

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Johan Djourou

Johan Djourou: «Les footballeurs sont souvent des privilégiés, qui vivent dans leur cocon».

SEBASTIEN.AGNETTI

- Johan, la Suisse vient de gagner pour la première fois en Espagne. Peut-elle tout à coup rêver de titre à la Coupe du monde, dans deux mois?
- Johan Djourou:
Ce fut une très belle victoire, avec une Suisse disciplinée, qui a fait un super job. Par contre, même si tout le monde a le droit de rêver au début d’une compétition, il faut dire la réalité: beaucoup de joueurs espagnols étaient absents, notamment des attaquants, d’où un manque de rythme et d’automatismes. Une Coupe du monde reste une Coupe du monde, incomparable avec un match de Ligue des nations. Pour la Suisse, il reste beaucoup à faire; cela dit, un tel succès est de très bon augure.

- Comment vivez-vous ce nouveau rôle de consultant?
- Bien, je prends de la distance par rapport au fait d’avoir joué. J’essaie d’amener de la pertinence dans l’analyse, sans attaque directe contre les joueurs. A l’origine, j’ai été touché que la chaîne RMC vienne me chercher, moi le p’tit Suisse, alors que tant de Français ont fait de grosses carrières. Je ne connais pas le trac. Je prends même du plaisir à m’exprimer en public, jusqu’à animer les mariages d’amis.

- Comment jugez-vous la décision de jouer la Coupe du monde au Qatar, à la fin de l’automne et dans un pays problématique au niveau des droits humains?
- On connaît toute la force de l’argent dans le football. C’est triste pour les supporters, car ce sport n’est pas le même sans les échanges et la communion sur les places des villes, sans l’énergie de l’été. Pourquoi ne pas donner une telle compétition à de réels pays de football?

>> Lire aussi: Et si la Coupe du monde déraillait? (éditorial)

- On voit peu de footballeurs se prononcer contre cette Coupe du monde…
- Les footballeurs ont un problème d’identification: ils sont souvent des privilégiés, qui vivent un peu dans un cocon. Ce qui passe en premier pour eux, avec l’amour de leur sport, c’est le symbole de réussite que représente le fait de disputer une Coupe du monde. Même de grands footballeurs n’y sont jamais allés, difficile de dire non. Malgré tout ce contexte, je me réjouis déjà de ce Mondial, pour le plaisir du jeu.

- Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez touché un ballon?
- En Côte d’Ivoire, dès que j’ai commencé à marcher. On m’a raconté que je courais après tous les ballons, que je les prenais dans les bras, mû par une attirance impossible à expliquer. Puis, enfant, quand je suis arrivé en Suisse et que je me suis fait adopter, mon père a vite conseillé à ma mère adoptive de m’acheter une balle pour me faire arrêter de pleurer.

- De quel métier rêviez-vous?
- Footballeur, rien que footballeur. Je me souviens d’un repas de classe de retrouvailles, il y a cinq ou six ans, avec mes camarades de l’époque de l’école primaire. La professeure nous a rappelé les rêves de profession que nous avions alors écrits. J’avais inscrit «footballeur», et je suis le seul qui ait réalisé son projet. Alors qu’il existe peu de métiers avec aussi peu de garanties de réussir.

- C’était un vrai métier à risque?
- Partir jeune à Arsenal, à 16 ans, était un énorme pari. Une carrière de footballeur est tellement risquée. D’autant que j’ai tout de suite vu grand. Je n’ai jamais rêvé de jouer toute ma vie à Carouge, qui est mon club et que j’aime de tout mon cœur.

- Quelle est votre histoire de vie?
- Mon père a quitté la Côte d’Ivoire pour étudier en Belgique. Il y a rencontré Danièle, qui est Suissesse. Je suis arrivé en Suisse à 17 mois, car celle-ci a gentiment proposé de m’adopter en imaginant les conditions de vie que j’aurais en Afrique. Cela avait du sens pour mon père. Ils l’ont demandé à ma mère biologique, Angéline, qui a accepté.

- Avez-vous pu maintenir le lien avec l’Afrique?
- Je l’ai d’abord perdu. Je ne suis retourné en Côte d’Ivoire qu’à l’âge de 15 ans, sur l’initiative de ma mère adoptive, qui a pensé qu’il était temps que je connaisse mes racines. J’y suis allé avec elle et mon frère. Je n’avais aucun repère: ma mère biologique, je ne l’avais eue que trois fois au téléphone. Rien que d’entendre sa voix était dur, ainsi que de me dire que je possédais une maman ailleurs. Là-bas, ce fut un moment spécial, je m’en souviens comme si c’était hier. On n’a d’abord pas su quoi se dire. J’étais jeune, je ne comprenais pas ce qui s’était passé et elle n’avait pas le courage d’expliquer. Puis notre relation a grandi.

- Et aujourd’hui?
- Elle est comme une meilleure amie. La beauté de cette histoire, c’est que j’ai deux mamans, deux âmes autour de moi qui m’apportent des choses différentes. La première, alors très jeune, a donné la chance à son enfant de réussir ailleurs. L’autre m’a accueilli comme son fils. Aujourd’hui, ma maman Danièle envoie souvent des photos de mes trois filles là-bas, tout est devenu plus léger.

- Ce vécu est-il une force?
- Une force et une faiblesse. Je sais d’où je viens, j’ai une énergie à la fois occidentale et africaine. Mais une telle situation place dans une histoire d’ambivalence, parfois. Les repères n’ont pas toujours été simples.

- Vous vous êtes senti de nulle part?
- Cela, non. J’ai toujours été à 100% Suisse et à 100% Ivoirien. J’ai voulu en faire une richesse. Je n’aurais échangé cette situation pour rien au monde.

- Quand vous êtes-vous rendu compte de votre couleur de peau?
- Je n’ai jamais fait de différence, c’est ma chance. Parce que ma maman est Blanche, je n’ai pas ressenti l’impact d’être Noir. Il faut dire qu’à l’école primaire, à la Roseraie, à Carouge (GE), les élèves étaient Kosovars, Portugais, Espagnols, Africains. Personne n’a jamais parlé à un autre de sa couleur de peau. On était tous intégrés ainsi. La plupart de mes potes, Hamidou, Moïse, Ibrahim, Alberto, sont des enfants d’immigrés. Ils venaient chez ma mère, sans différence. Qu’est-ce que la couleur? Nous sommes tous des êtres humains.

- Le racisme vous étonne donc?
- Par rapport à mon vécu, oui. La seule différence que j’ai pu vivre tenait au regard sur nous quand nous marchions ensemble avec ma maman. Jeune, tu ne comprends pas, même si cela se passait sans malveillance. Que les gens se posent des questions, je peux l’admettre.

- Pourriez-vous vivre en Côte d’Ivoire?
- Oui, de plus en plus. A la base, je ne l’aurais pas imaginé. En septembre dernier, je suis allé voir mon quartier, à Abidjan, et j’ai découvert mon pays en mode touriste. Il est incroyable. Tout est simple: tu manges, tu vas à la mer, tu découvres des endroits idylliques. L’Afrique, pour moi, c’est toute une expérience. Ma mère me prépare de l’«alloco» sauce arachide, de la queue de bœuf, du riz. Je suis le plus heureux du monde. C’est très troublant: mon aînée a fêté ses 8 ans en Côte d’Ivoire, avec ses sœurs. Elles n’avaient jamais vu leurs cousines et leur oncle. La connexion a été instantanée, comme si elles s’étaient connues toute leur vie.

- Pourquoi avoir lancé le podcast «Face au miroir»?
- J’ai participé à quelques entreprises, pendant ma carrière aussi. Mais celle-ci est ma plus grande réussite. Elle provient d’une rencontre, en 2018, avec Elio Sabo, qui a fondé une agence de marketing sportif, Stax. Il m’a plu, j’ai rejoint sa société et nous avons décidé de réaliser des documentaires. J’étais un peu frileux au début. J’ai toujours eu de la peine avec les réseaux sociaux; l’idée qu’on puisse librement commenter notre travail ne me plaisait pas. Elio m’a fait comprendre l’importance d’exposer des histoires vraies, de montrer le côté authentique de certaines personnes, sportives ou non. Nous nous sommes associés.

- Comment avez-vous commencé?
Avec un documentaire sur moi, quand je jouais encore à Antalya, en Turquie. Puis sur les internationaux suisses Breel Embolo et Denis Zakaria. Notre plus gros coup fut l’interview de Jack Wilshere (ex-footballeur, notamment à Arsenal et en équipe d’Angleterre, ndlr). Des millions de vues! Mon ex-coéquipier avait des choses à révéler, il ne savait pas comment. Avec nous, il a eu confiance. C’était fou: il a expliqué que les gens le lynchaient parce qu’il était toujours blessé, alors qu’en fait son enfant était malade et qu’il ne l’avait jamais dit. Il a refusé la puissante chaîne Sky Sport, c’est à nous qu’il a parlé. Le fait que je sois un ex-joueur a compté. Ce fut une manière de nous installer.

- Vous considérez-vous comme un journaliste?
- J’ai plutôt envie de dire «accompagnateur». Comme vous avez pu l’entendre, mes faits de vie sont forts et spéciaux. J’ai toujours pensé que la vie avait un sens, avec un cheminement. Le podcast «Face au miroir» fonctionne si bien parce que nous considérons que chaque être humain est unique, que tout a de la valeur. Voir les émotions sur le visage d’une personne quand elle te parle de harcèlement ou de réussite, c’est fort. Je pense à l’histoire d’Abdul, dont le frère a tué sa sœur et sa maman. Tout jeune au moment des faits, il est allé à l’école le lendemain, comme si de rien n’était, parce que sa mère lui a toujours demandé de devenir quelqu’un. Aujourd’hui, Abdul est avocat. Les drames détruisent ou rendent plus fort.

- D’Arsenal à votre dernière destination, Nordsjaelland (Danemark), de 2004 à 2021, quels clubs vous ont enthousiasmé?
- Tous les clubs où j’ai joué m’ont enthousiasmé. Mon premier coup de cœur demeure Arsenal, où tout a commencé aux côtés d’Arsène Wenger, de Thierry Henry, des plus grands joueurs du monde. Wenger a un peu joué le rôle de papa pour moi. Le jour où je suis arrivé, à 16 ans, il m’a promis que j’avais une grande carrière devant moi. Il m’a fait jouer, m’a donné sa confiance. On a pu parler, échanger au niveau personnel quand j’en avais besoin.

- Et les Danois de Nordsjaelland, votre dernier club?
- Quelle expérience! Il y a longtemps qu’on me parlait de ce club, avec une philosophie particulière et une académie au Ghana. Tout ce projet m’a donné un enthousiasme de vie. Le mélange entre Africains et Européens fonctionnait à merveille. J’ai constaté que le football pouvait encore véhiculer de bonnes valeurs. L’entraîneur laissait la parole aux joueurs, leur donnait même des responsabilités dans la tactique.

- De quelle manière?
- La semaine, on entraînait quelques systèmes de jeu puis les joueurs votaient. Leur voix et leur opinion avaient de l’importance. Avec une telle base saine, la plupart de ces joueurs sont devenus forts humainement pour le reste de leur carrière, même en partant ailleurs.

- Cela vous donne envie d’entraîner?
- C’est un rêve et un souhait. J’organise déjà des camps pour les jeunes et j’aimerais créer un jour un club avec des valeurs de partage, de responsabilité, de communion. La dictature, c’est terminé. Un coach doit d’abord accompagner, être à l’écoute, être quelqu’un à qui se confier.

- Avez-vous des activités dans ce sens-là?
- Je viens de reprendre une fonction d’entraîneur avec l’équipe féminine des moins de 15 ans du Lancy FC, pour leur inculquer ma culture du football; c’est une expérience incroyable. Et je soutiens mon ex-préparateur physique, Kevin Ferreira, dans un projet très intéressant pour les jeunes. Il peut aider physiquement autant M. et Mme Tout-le-Monde que des sportifs de haut niveau.

- Le footballeur se situe parfois dans un monde à part. En quoi vous sentez-vous utile?
- A travers l’impact que je peux avoir au niveau de l’immigration. Il n’est pas rare que des gens dans la rue me disent merci et bravo. Mon exemple montre que se réaliser est possible, et pas seulement pour la communauté africaine. Je trouve cela beau. 

Par Marc David publié le 2 octobre 2022 - 09:34