En ce samedi de juillet écrasé de soleil, à deux pas d’un immense centre commercial explosant de publicités clignotantes, les quatre ronds de sciure disposés sur la place de fête de Romanel-sur-Lausanne (VD) font remonter le temps. L’impression de revenir en enfance est renforcée par le Sinalco au bar, les schubligs triomphants à la buvette et la musique folklorique alémanique diffusée en continu dans les haut-parleurs.
Tout serait impeccablement ordonné comme autrefois si, au lieu de garçons vigoureux s’ébattant dans la sciure, ce n’étaient pas des jeunes filles qui se livraient à des combats acharnés, sous l’œil de juges en bredzon ou portant casquette à connotation agricole. Cela dit, tout se veut pareil. Comme chez les hommes, on se serre la main au son du yodel et la gagnante époussette le dos de sa rivale vaincue. Comme chez les hommes, le premier prix est une génisse et aucune catégorie n’existe, hormis celle de l’âge, ce qui occasionne des combats parfois un tantinet surréalistes entre poids plume et poids lourds. Détail dans un monde qui doit encore bouger, les femmes n’ont pas le droit de participer à la Fête fédérale de lutte, bastion masculin. Pour désigner leur reine annuelle, elles possèdent leur fête. Ce sera en septembre, dans le Haut-Valais.
Les sœurs, les cousines
On mentirait en parlant d’explosion de la lutte féminine en Suisse romande – à Romanel, elles n’étaient que 3 contre 24 Alémaniques chez les actives –, mais tout de même, elles existent, et des fillettes s’inscrivent peu à peu. Le bras en écharpe après s’être déboîté le coude deux semaines plus tôt lors de la fête d’Estavayer, la lutteuse de renom et cheffe technique Brigitte Foulk, 26 ans, est bien d’accord: «En 2010, quand j’ai commencé, il n’y avait à peu près que mes deux sœurs et moi. Là, de nouvelles lutteuses arrivent chaque année.» Elle le reconnaît, il s’agit en majorité de sœurs ou de cousines. Elle aussi a commencé parce que son frère luttait. «Dans notre club d’Estavayer, on avait toujours le droit de faire les échauffements et de petits jeux. Puis une ancienne reine de lutte nous a demandé si nous voulions venir pour de vrai. Nous n’avons plus décroché.»
Hormis la discipline, elle aime l’esprit convivial, cet univers où tout le monde se connaît: «Même la barrière de la langue n’empêche pas de se dire trois mots.» Question préjugés, elle sait qu’avec son léger gabarit on l’examine de la tête aux pieds: «Avec la technique acquise, j’arrive pourtant à surprendre. En théorie, je peux battre tout le monde.» Passionnée d’accordéon, vendeuse en fromagerie et couturière à ses moments perdus, elle profite de son indisponibilité pour encourager et parfois consoler les Romandes. «Je dis à toutes les filles qui seraient intéressées de venir, d’essayer!»
La preuve: Adèle Fretz, 19 ans, a franchi le pas il y a quatre ans alors qu’elle vit en plein Genève, à mille lieues des campagnes où fleurit la lutte à la culotte. «J’aimais bien me battre avec mon frère cadet. Alors, un peu par défi, un peu par blague, on a essayé le club de Carouge.» Elle qui s’apprête à entrer à l’université, en archéologie et littérature comparée, y a découvert un univers qui n’avait rien à voir avec le sien: «Comme je suis la seule fille dans mon club, je ne combats qu’avec les garçons. Ils sont chouettes avec moi, on s’entend bien. La lutte est devenue l’endroit où je peux me défouler, être quelqu’un d’autre. J’aime ce contact des corps et du sol. Par rapport à d’autres sports de combat, il s’agit davantage d’un rapport de force, sans coups de pied ou de poing donnés dans l’intention de faire mal. C’est très complet.» Elle a bien essayé d’attirer quelques amies, mais ce n’est pas si simple. Il faut aimer serrer les dents et ne pas craindre de se salir, ni de subir quelques piques d’humour beauf ici et là.
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L’humour et les remarques sexistes, la présidente du Club des lutteurs de Lausanne et environs, Anne Cardinaux, connaît. Si elle n’a jamais pratiqué la lutte elle-même, elle a été footballeuse au Lausanne-Sport à une époque où cette activité était aussi délicate à faire accepter que celle de lutteuse aujourd’hui. Elle n’est pas dupe, sait que certains clubs refusent les filles et reconnaît que «des réticences existent, surtout de la part des anciens. On dit encore qu’une femme ne doit pas lutter.» Si elle n’en compte aucune dans son club, elle se réjouit qu’une fille de lutteur vienne de lui demander de commencer: «On va de toute façon être obligé d’ouvrir notre sport rien que par besoin de bénévoles, de personnes d’accord de gérer des clubs. Avec mon parcours, ce n’est pas moi qui vais dire à mes petites-filles: «Vous ne lutterez pas, ce n’est pas fait pour vous...»
Il y a du pain sur la planche et des paquets de sciure à déplacer: il est temps par exemple de faire admettre la lutte féminine à l’Association fédérale de lutte suisse, pari que l’adhésion de la lutte à Swiss Olympic en 2015 aurait dû stimuler. En attendant, la présidente vante le respect omniprésent et la dimension des traditions helvétiques, qu’elle célèbre elle-même en soufflant dans un cor des Alpes.
Sept enfants, cinq lutteurs
Sous un arbre, une famille récupère des premières passes. Le papa, Yannik Loperetti, est venu de Châbles (FR) avec ses trois filles de 6 à 12 ans, «et j’ai encore deux garçons à la maison qui font de la lutte». Les deux derniers de cette tribu de sept enfants ont une bonne excuse pour ne pas enfiler la culotte: ils ont 5 mois et 4 ans. C’est le grand frère de 14 ans qui a attrapé le virus, lors d’une journée découverte. «Quand les autres l’ont vu lutter, ils ont tous voulu faire pareil», sourit-il, alors que lui-même est plutôt un footballeur. Dans leur jardin, les grands montrent les prises aux petits et tout le monde embarque le jeudi pour l’entraînement hebdomadaire. Quand ils partent aux aurores pour les tournois, «jamais besoin de les faire se lever, pas comme pour l’école»...
A travers ce sport, les caractères se dévoilent. La maîtresse de Rachel lui a tout de même demandé de pratiquer ses démos de lutte ailleurs que dans la cour de récréation... Mais ce sport a des valeurs: «Si un enfant proteste auprès d’un juré, il se fait reprendre par son entraîneur. La lutte, c’est une grande famille. Après les combats, tout le monde discute ensemble», dit Yannik Loperetti, tandis que son épouse souligne «le calme pendant les journées de compétition. On prend son temps.» Sans doute parce que la lutte vient de loin, du pays du Sinalco et des schubligs.