Plus de cinquante ans après Mai 68, quel rapport entretenons-nous avec notre sexualité? Sommes-nous plus audacieux, plus libres? Quelles pratiques ont le vent en poupe? En 2017, dix-sept ans après sa première enquête sur le sujet, Janine Mossuz-Lavau a sillonné la France pour discuter de sexualité avec des personnes âgées de 19 à 85 ans, de toutes catégories socioprofessionnelles et orientations sexuelles. Elle en a tiré un livre intitulé «La vie sexuelle en France» (Ed. de La Martinière). Premier constat: la parole s’est libérée. «Au début des années 2000, on parlait moins de sexe et encore moins de celui qu’on faisait, observe la sociologue. Je devais poser des questions pour recueillir des témoignages sur certaines pratiques.» Deux décennies plus tard, les interviewés ont parlé sans fard de fellation, de cunnilingus, d’usage de substances illicites pendant l’amour, de masturbation, de bisexualité ou encore de BDSM (bondage, discipline, domination, soumission, sadomasochisme).
Parallèlement, la sexualité n’a jamais été abordée avec une telle fréquence dans les espaces médiatique et public. Janine Mossuz-Lavau cite notamment l’humoriste Blanche Gardin, qui fait salle comble en racontant sa première sodomie, mais aussi le très sérieux quotidien «Libération». «Le 24 février 2017, on pouvait y lire le titre «Extension du domaine de l’anus», à propos d’un spectacle de danse dont le protocole était le suivant: «Composer un quatuor pour deux danseurs et deux godemichés, en postulant que la pénétration anale puisse devenir un élément chorégraphique à part entière.» Ces exemples, multipliables à l’infini, interpellent les commentateurs. «A en croire nos séries, nos romans, nos magazines, nous serions toutes et tous devenus des obsédés sexuels, errant dans une société sursexuée, condamnés à ne penser qu’à «ça», analyse la journaliste Maïa Mazaurette. «C’est «Eyes Wide Shut» 24 h/24, 7 j/7, relève de son côté le magazine «Causette». La terre entière serait en soirée échangiste le samedi ou aurait déjà tenté le bondage japonais.»
Pourtant, pendant que les chantres du «faire l’amour» nous narrent par le menu leurs exploits, les relations platoniques non seulement subsistent, mais prolifèrent. «La majorité silencieuse s’encanaille rarement dans son lit, lit-on encore dans «Causette», qui rappelle qu’un bref coup d’œil aux statistiques permet de redescendre sur terre. Ainsi, selon la dernière enquête de l’Institut français d’opinion publique (Ifop), cette fameuse moyenne de deux rapports par semaine, souvent mise en avant dans des sondages plus ou moins sérieux, n’existe que pour 17% des femmes interrogées: 41% déclarent que dans les quatre dernières semaines, elles n’ont eu aucun rapport sexuel.
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En Suisse, une enquête réalisée en juin 2017 par l’institut d’étude de marché et d’opinion Marketagent.com révèle qu’à partir de la sixième année de relation, la fréquence des relations sexuelles diminue: dans la plupart des couples, elle passe de deux à trois fois par semaine à deux à quatre fois par mois. La part de ceux qui disent aimer les relations sexuelles avec leur partenaire mais en ont rarement envie monte dans le même temps de 38% à 45%. Il existe enfin «des mariages sans sexe, parmi lesquels on peut inclure les mariages «presque» sans sexe: les chiffres varient selon les études, mais tournent autour de 15 à 20%», indique Maïa Mazaurette.
«Ces personnes vivent ensemble depuis dix, vingt ou trente ans et n’ont pas l’intention de se séparer. Certaines ont 50 ans, d’autres 30. Cela n’arrive pas qu’au troisième âge, précise Janine Mossuz-Lavau. Certains couples essaient de trouver des solutions telles que la procréation médicalement assistée car ils souhaitent fonder une famille.» La Genevoise Adva Grundman, cofondatrice de Fertil-In, confirme. «Quand l’enfant ne vient pas, le problème n’est pas toujours l’infertilité, raison pour laquelle nous demandons toujours la fréquence des rapports sexuels. On a souvent des fréquences qui nous apparaissent trop basses par rapport au désir de conception. Pour y remédier, nous comptons démarrer une collaboration avec un sexothérapeute.» Plusieurs raisons sont évoquées pour expliquer cette abstinence.
«J’ai le cas d’un couple de jeunes parti en van autour du monde, poursuit Janine Mossuz-Lavau. Comme le van était petit, ils se cognaient lorsqu’ils couchaient ensemble, ils ont donc cessé pendant un an. Mais à leur retour, cette situation a perduré. Un homme m’a aussi raconté ne plus désirer sa femme après avoir assisté à l’accouchement, car il a vu son sexe sous un jour nouveau. Il était devenu une fabrique à bébés. Enfin, l’usure du quotidien joue beaucoup.» Balzac en parlait déjà il y a deux siècles dans «La philosophie du mariage». «Le mariage doit incessamment combattre un monstre qui dévore tout: l’habitude.»
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Sans surprise, rares sont les couples qui témoignent ouvertement de cette situation. «L’abstinence conjugale reste un des tabous les plus forts dans le domaine de la sexualité. Tous les tabous ont disparu à l’exception de celui-là», assure Janine Mossuz-Lavau. Et pour cause. «Dans notre société hypersexuée, où règne une forme de «tyrannie du plaisir», où les normes sont obsédantes («Combien de fois faites-vous l’amour par semaine avec votre compagnon?»), comment pouvez-vous déclarer que le dernier rapport sexuel remonte à six semaines, à six mois, à six ans…?» interroge le sexologue Patrick Papazian, auteur du livre «Parlez-moi d’amour»! (Ed. de l’Opportun).
A cela s’ajoute le fait que la disparition du désir soulève toujours la question de la légitimité de l’union. Que vaut un couple d’où il est absent? C’est oublier qu’il y a encore peu, la passion ne jouait aucun rôle. «La formation du couple résultait de pures considérations patrimoniales, politiques et religieuses, note Belinda Cannone dans «Le nouveau nom de l’amour» (Ed. Stock). Ce n’est qu’à partir du dernier quart du XXe siècle que le désir charnel a fait son entrée parmi les exigences légitimes du couple.» Depuis, celui-ci est en crise. Il ne dure plus. «Devenus des «polygames lents», nous formons au cours de nos vies des unions successives, qui cessent quand s’éteint le désir. Certains en sont à leur troisième ou quatrième mariage mais continuent d’affirmer que leur rêve, c’est l’amour éternel.» Elle ajoute que le XXIe siècle a si bien admis la nouvelle précarité des couples qu’il a inventé une forme d’union plus facile à défaire, le pacs.
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Conscients que ce courant magnétique nommé désir est condamné à s’étioler progressivement, voire à s’épuiser tout à fait avec les années, certains individus revoient leurs exigences à la baisse. Réalistes, ils comprennent que le couple est en crise car on fait peser trop d’attentes sur lui. On lui demande en effet d’assurer le confort matériel du quotidien tout en étant le sanctuaire de l’amour et le lieu de l’élan des corps, sans oublier le fait que chaque membre doit aussi s’épanouir dans son activité professionnelle et être pleinement disponible pour l’éducation des enfants. Comment s’étonner que cette galère nuptiale surchargée d’attentes fasse naufrage? Les amitiés ont une durée de vie plus longue parce qu’on ne leur demande pas tant. On a les amis avec qui l’on rit, ceux avec qui l’on discourt de sujets profonds et métaphysiques, ceux qui aiment comme nous l’opéra…
Reste l’épineuse question du bonheur. Faut-il «plaindre les tourterelles qui ne baisent qu’au printemps», comme nous y invite Ninon de Lenclos? Cette question en implique une autre: quel est le ciment des couples qui ne s’étreignent plus? «Si la passion perd inévitablement sa force première avec le temps, il n’en va pas de même de l’amour, qui se modifie, mais ne disparaît pas forcément», dit Belinda Cannone. Ainsi, les couples (avec ou sans enfants) qui renoncent à «la besogne», pour citer Blaise Pascal, partagent très souvent les mêmes lectures, les mêmes centres d’intérêt, les mêmes envies de voyage. A défaut des corps, ce sont les intelligences qui s’entrelacent. En somme, ils font chambre à part et rêves communs. Ces partenaires de vie complices ont aussi développé une sensualité différente, qui s’exprime dans la façon dont ils apprécient un bon vin ensemble ou un plat raffiné. «Il y a une idée qui a la vie dure, c’est celle selon laquelle un couple qui ne baise pas est un couple qui ne s’aime pas, déplore la réalisatrice Ovidie dans les colonnes de «Causette». Je pense que c’est faux, car il est tout à fait possible de préférer regarder des séries ensemble que de faire l’amour. Et ça ne veut pas dire que le couple va mal. On inquiète les gens pour rien.»
Ces propos rejoignent les conclusions de Marketagent.com. «La baisse de satisfaction en matière de vie sexuelle ne signifie pas que c’est aussi le cas quant à la relation dans son ensemble. Au contraire, 59% des personnes interrogées vivant en couple indiquent que leur relation s’est globalement améliorée au fil du temps, et 19% la décrivent comme «inchangée». Selon l’Ifop, près de deux Françaises sur trois pourraient par ailleurs continuer à vivre avec quelqu’un sans rapports sexuels (65%), soit une proportion en hausse continue depuis quarante ans, puisque c’était le cas pour 51% des femmes en 2000, et 44% en 1981. A noter cependant que si certains choisissent de rester fidèles à leur amour platonique, d’autres s’offrent des festivités ailleurs, confie Janine Mossuz-Lavau. L’adultère occasionnel est préféré à la polygamie lente. A cet égard, ils sont nombreux à affirmer que l’amant ou la maîtresse permet de ne pas briser les liens du mariage. Mais ça, c’est une autre histoire…
L’abstinence enflamme l’édition
«Le sexe sans amour, ce n’est pas le paradis; l’amour sans sexe, c’est l’enfer», écrivait autrefois Françoise Sagan dans son livre «De guerre lasse». Est-ce vraiment le cas?
La saga «Twilight» de Stephenie Meyer:
Contrairement à ses ancêtres, le vampire Edward Cullen lutte contre ses instincts sanguinaires en disant non à la tentation. Celle-ci se nomme Bella, elle est humaine et terriblement charnelle. Véritable allégorie de l’abstinence sexuelle, cette saga s’est vendue à plus de 18 millions d’exemplaires.
«L’envie» de Sophie Fontanel:
«Pendant une longue période, qu’au fond je n’ai à cœur ni de situer dans le temps ni d’estimer ici en nombre d’années, j’ai vécu dans peut-être la pire insubordination de notre époque, qui est l’absence de vie sexuelle», lit-on dans ce roman qui défend l’abstinence sexuelle comme une liberté insolente face à la norme.
«Les corps abstinents» d’Emmanuelle Richard:
Qui sont ces corps abstinents? Intriguée par ce sujet tabou, abstinente elle-même pendant cinq ans, l’auteure a recueilli l’intimité de ces sexualités non partagées. Sans amertume s’élève une parole forte sur l’absence du toucher où se laisse entendre l’universelle quête du sens.
«Qu’est-ce qui pourrait sauver l’amour?» de Thérèse Hargot:
«On ne fait (quasi) plus l’amour», confient de jeunes adultes en couple. A en croire les prévisions statistiques, ils cesseront de faire l’amour en 2030. Après tout, à quoi bon? Il est possible d’avoir un enfant sans rapport sexuel. Et pour se satisfaire, il y a tant d’autres propositions…
«Le banquet» de Platon:
Philosopher (la plus haute forme d’amour, celle de la sophia) ou faire l’amour (la plus basse), c’est le choix que propose le philosophe grec dans cette longue conversation qui met en scène plusieurs personnages.