Les applaudissements résonnent jusque dans le parking de Beaulieu. Dans la salle, 1600 personnes félicitent les futures étoiles des grands ballets internationaux et 600 000 internautes regardent le concours en streaming. Admirer 20 artistes âgés de 15 à 18 ans danser avec tant d’abnégation et de virtuosité, ça ne peut qu’impressionner. Que l’on soit fan ou non de ballet classique. Cette poignée de danseurs et danseuses, sélectionnés pour le 50e anniversaire du Prix de Lausanne, font partie de l’élite dans leur discipline. Du 29 janvier au 5 février, ils ont passé une semaine intense à répéter sans relâche cabrioles, sauts de chat et jetés pour être repérés par les chorégraphes. Toutes et tous rêvaient de partir avec une bourse d’études de 30 000 francs pour s’élancer dans la prochaine étape d’un métier au-delà de l’exigence. Seuls 11 d’entre eux, sur 83 concurrents, seront élus à la fin.
Comment les espoirs de la génération Z se projettent-ils dans un art adulé par ses fidèles mais sous le feu des critiques aujourd’hui? Pour rappel, le ballet n’a pas bonne presse. Rien qu’en Suisse, l’actualité autour des formations de danse classique donne le vertige. Les dénonciations pour harcèlements et abus ont fait la une. En 2021, le coup d’éclat a commencé chez Rudra-Béjart à Lausanne, qui a fermé son école. En juin 2022, au tour de l’Académie de danse de Zurich. La direction se retire. Et, en octobre, une nouvelle série d’accusations sonne le glas de l’école de ballet de Bâle.
Amaury Zanete Pérez, 18 ans et 4 mois, est l’un des danseurs avec qui nous nous sommes immergés dans cette édition spéciale du Prix de Lausanne. Originaire du Mexique et portant le dossard 421, il fait partie de la dernière volée des diplômés du cursus suisse-allemand de l’école de Bâle: «C’est triste de voir celles et ceux qui doivent chercher de nouveau une école professionnelle à fréquenter. Pour être honnête, il se peut qu’ils ne trouvent pas d’ici la saison prochaine», nous glisse-t-il en précisant que la directrice de l’institution, Amanda Bennett, et son professeur François Petit le soutiennent durant une semaine qui s’annonce riche en bouleversements.
L’ascenseur émotionnel, il connaît. Avant d’arriver à Bâle il y a trois ans, Amaury devait entrer à la San Francisco Ballet School. Mais sous l’ère Trump, sa demande de visa avait été refusée. «Heureusement, une porte s’est ouverte en Suisse. Et me voilà au Prix de Lausanne. Et ce que j’aime, c’est que c’est comme si j’auditionnais pour plusieurs compagnies en même temps», confie-t-il, tout en faisant les cent pas pour prendre ses marques à Beaulieu. Le jeune danseur a préparé sans relâche le solo «Don Quixote, Basilio». «Au début, je me sentais un peu nerveux vu l’ampleur de l’événement. Il y a beaucoup de personnalités du monde de la danse», observe l’athlète.
Vers un art plus inclusif?
Parmi celles-ci, Carlos Acosta, figure de la danse à Cuba, qui reçoit cette année un prix d’honneur pour l’ensemble de sa carrière. Un modèle pour Amaury, qui partage à moitié les origines cubaines du chorégraphe, du côté de son père. En 2023, le manque de diversité dans les ballets, que ce soit au niveau des morphologies ou de la présence d’interprètes racisés, est décrié. «Les choses évoluent doucement, sourit Amaury. Comme ancien danseur de la Compagnie nationale de Cuba, mon père m’a appris à apporter mon ethnicité dans ma danse. C’est ce que j’essaie toujours de faire, même si je sais qu’il y a des endroits où ce sera plus difficile pour moi d’avoir un avenir. Par exemple en Russie, où je n’ai d’ailleurs pas envie d’aller faire carrière.» Autre élément révélateur d’une certaine évolution: les accessoires de danse, des pointes ainsi que des collants adaptés à d’autres types de carnation que celles des peaux blanches, sont enfin disponibles.
Dans les faits, au Prix de Lausanne, les sélectionnés de l’édition 2023 restent plutôt «homogènes»: trois personnes afro-descendantes seulement sur les 83 artistes issus de 18 pays. Sept d’entre eux viennent d’Amérique centrale et latine. En revanche, de nombreux élèves se déplacent depuis l’Asie: le Japon et la Corée du Sud envoient des candidats depuis plusieurs décennies. A noter qu’il n’y a pas de concurrents russes en 2023. «On a suspendu les deux écoles partenaires car elles n’ont pas ouvertement dénoncé le conflit en Ukraine. Mais à titre individuel, les danseurs pouvaient s’inscrire», précise Marielle Jacquier, responsable communication et presse de la manifestation.
Où sont les membres du continent africain? Jean-Pierre Pastori, journaliste et historien de la danse, parle de barrières à l’entrée. «Elles sont d’abord financières, mais surtout culturelles. Il faut aussi tout un environnement – comme des écoles et des figures auxquelles s’identifier – pour générer une vocation. C’est pour cela que, selon moi, certains pays ne sont pas représentés ici.» Il analyse aussi un mouvement de société à l’échelle mondiale: «Les nouvelles générations sont attirées par les danses modernes et urbaines, plus libres et moins contraignantes que le ballet.»
Pas de deux avec la relève
Mais que les amoureux du classique se rassurent, l’appel à la barre continue de toucher une relève assidue. Le rideau s’ouvre maintenant sur Seehyun Kim, numéro 309, accompagnée à Lausanne par sa maman. Ballerine à la Seoul Arts High School, elle a exactement 17 ans et 7 mois. Pour sa variation classique, elle choisit «La Esmeralda» et ses battements de pied sur le tambourin. Lors du premier cours de danse contemporaine dans le studio 1, elle est sur le tapis avec 20 concurrentes. Certaines sont ses copines. Sur son compte Instagram, on les voit aussi tout sourire dans les loges, s’envoyant des émojis. «Je suis ici car je souhaite travailler dans le monde entier, pas uniquement en Corée du Sud», nous écrit-elle par l’intermédiaire d’un logiciel de traduction.
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Dans chaque recoin du théâtre, l’ambiance est au silence, la concentration palpable. Dans le hall d’entrée, tout le monde chuchote alors que dans la salle d’échauffement, les compétiteurs s’étirent et marquent les pas. Jour après jour, Beaulieu devient leur maison. Il faut dire qu’ils vivent ici, enchaînant cours et répétitions. Durant la semaine, comme tous les autres candidats, Amaury a droit à six minutes de coaching chronométré sur scène pour sa variation classique. Il écoute attentivement les conseils de Nicolas Le Riche, ancienne étoile du ballet de l’Opéra national de Paris. Pour Seehyun, ce sont les corrections de Monique Loudières, également ancienne star de l’Opéra de Paris. Même processus pour leur variation contemporaine.
En développé jusqu’en finale
On comprend que l’enjeu est de taille. Que tous ces jeunes ne sont pas en camp de danse à Lausanne mais bien pour poser les jalons de leur future carrière. Le jour des passages devant un jury de haut calibre, la tension monte d’un cran en coulisses. Tout se joue en quelques minutes devant un public venu en nombre. Les camarades d’Amaury étaient en liesse après son premier passage. Il faut dire qu’il a une forte présence qui illumine la salle. Quant à Seehyun, elle a marqué les esprits avec l’expressivité de son deuxième solo.
Il est 19h30. Même si les corps sont fatigués, les jeunes le cachent bien. L’annonce des finalistes rassemble familles et mentors. Vingt-deux noms sont appelés pour continuer l’aventure le lendemain. Coup du destin, ceux d’Amaury et de Seehyun sont annoncés l’un après l’autre. Nos deux artistes, qui ne se connaissent pas, partagent côte à côte une joie silencieuse. Révérence. Et c’est parti, il faut se reposer pour le grand jour. «J’y crois à peine! J’avais participé à ce concours l’année dernière et j’ai encore plus travaillé depuis, d’où mon résultat. Je suis tellement heureuse», se réjouit la ballerine.
Après un dernier tour de force en finale, la remise des prix accueille la crème du ballet mondial. Applaudie chaleureusement à l’arrière de la scène par tous les artistes, Seehyun se voit récompensée par une bourse mais remporte également le prix du public sur place. Amaury, qui n’a pas gagné l’un des 11 graals, repart quand même le cœur léger. «J’ai des offres et j’ai rencontré beaucoup de gens du réseau. Je ne peux pas en révéler davantage à ce stade.» Au-delà d’un concours, le Prix de Lausanne est aussi une fructueuse réunion d’«alumni».
Un demi-siècle après sa création, on s’interroge: le Prix de Lausanne fêtera-t-il ses 100 ans? Jean-Pierre Pastori reste optimiste. «Le ballet a un bel avenir car il touche un plus grand public que d’autres styles de danse», résume le mémorialiste de la manifestation vaudoise. Ce n’est pas la jeune Seehyun qui va le contredire. Alors qu’elle s’apprête à fêter son succès avec sa maman, elle respire le bonheur dans son tutu rouge vif. «Je suis sûre que le métier de ballerine ne disparaîtra pas. La danse permet d’exprimer d’une façon unique les sentiments d’une personne.»
Amaury, qui retrouve ses compagnons du ballet de Bâle, est, lui, plus dubitatif: «Le futur de la danse classique n’est pas très simple mais il existera, juste pas comme avant. La société change.» Pour lui, certains sujets d’actualité ne sont pas faciles à exprimer dans ces répertoires. «Mais l’un de mes objectifs, c’est d’encourager les gens de mon âge à regarder davantage cet art.»