Dans le train, ma voisine est plongée dans son smartphone. Banal. Ce qui l’est moins, en revanche, c’est la matière qu’elle consulte avec fébrilité sans réellement s’en cacher: les cours de la bourse. Alors que nos regards se croisent, j’en profite pour l’interpeller: «Alors, ça monte?» La discussion s’engage. Très vite, elle me confie qu’elle n’aurait jamais imaginé être un jour «à ce point contaminée» par le virus de la bourse!
La «faute» à la pandémie, au confinement et au krach des marchés, en mars. Une trilogie qui a attiré son attention et celle de son compagnon. «On s’est mis à observer tout ça d’un peu plus près.» Onze mois plus tard, celle qui doit flirter avec la cinquantaine parle d’une nouvelle passion. «Après être restés passifs quelques semaines, nous avons ouvert un compte auprès d’une banque en ligne. Depuis, nous sommes complètement accros», confesse-t-elle, en avouant se jeter une dizaine de fois par jour au moins sur le cours des actions dans lesquelles ils ont investi. Un moment à la fois grisant et angoissant, explique l’inconnue, avant de se fondre dans la masse des pendulaires. Les yeux rivés sur son smartphone, «of course»!
Comme ce couple, nous sommes des dizaines de milliers en Suisse à être montés dans le grand train de la finance ces derniers mois. Un raz-de-marée que les professionnels n’avaient plus observé depuis la folle période des «dotcom» et de la bulle technologique, à la fin des années 1990.
>> Lire la chronique de Yann Marguet: «Shorter»
«Pour chiffrer précisément cette explosion, il faudra attendre la publication de nos résultats, le 18 mars. Ce qu’on peut déjà dire néanmoins, c’est que l’année 2020 a vraiment été incroyable en termes de croissance. Les clients, anciens et surtout nouveaux, ont déposé 5,3 milliards de francs, ce qui équivaut à la plus forte croissance de notre entreprise depuis sa création, en 2000», jubile Marc Bürki, cofondateur et CEO de Swissquote, la plus importante banque en ligne du pays.
Même son de cloche du côté de sa concurrente zurichoise True Wealth, qui a vu son réseau de clients bondir de près de 10%, «ce qui est énorme pour nous», se réjouit à son tour son boss, Felix Niederer, surpris par l’adhésion de nombreux Romands, «des Genevois en particulier». Un emballement qui s’est encore accéléré ces deux derniers mois, soulignent à l’unisson nos deux interlocuteurs.
Si, aux Etats-Unis et en France, ces nouveaux investisseurs en quête de bonnes affaires sont plutôt jeunes (moins de 35 ans en moyenne), ce n’est pas le cas chez nous. «Il y a de tout. Entre 28 et 90 ans. Mais le gros de la troupe se situe entre 30 et 50 ans», détaille Felix Niederer. Idem du côté de l’établissement de Gland, où Mark Bürki dénombre «une forte cohorte de quadras, bien installés dans la vie et qui ont décidé de gérer leur patrimoine de manière autonome». Chez Swissquote, le dépôt moyen de ces nouveaux gestionnaires dépasse les 100 000 francs, 60 000 chez True Wealth. «Ce qui démontre bien que ce ne sont pas des millennials comme on pourrait le croire», poursuit Mark Bürki.
Sans surprise et dans la foulée de la fulgurante envolée du bitcoin, les cryptomonnaies ont la cote. «Cette classe d’actifs s’est popularisée et fait désormais partie de tout bon portefeuille bien diversifié», expose le manager vaudois. Au bord de la Limmat, ce sont plutôt les ETF (fonds de placement reproduisant un indice), les actions et les obligations que chassent les néo-investisseurs, attirés par les performances stratosphériques des marchés depuis la crise financière de 2008. Un engouement que les spécialistes expliquent également par le manque cruel de rendement des placements traditionnels.
De plus, en écho à ces épargnes rémunérées 0% et des poussières, l’ascension remarquable des bourses a donné naissance à deux acronymes susceptibles d’appâter le quidam: FOMO, comprenez «fear of missing out» (la peur de manquer quelque chose, dans ce cas la dernière phase de hausse), et TINA, «there is no alternative» (il n’y a pas d’alternative, en l’occurrence à la bourse). Une stratégie qui a permis d’attirer les foules. Ce déferlement est l’une des explications du rallye boursier que l’on connaît depuis bientôt un an et ce, malgré un environnement économique très sombre. Une course effrénée à la fortune non dénuée de risques, rappelle Philippe Béchade, rédacteur en chef du site d’actualité La bourse au quotidien. «Quand on confond jouer et placer, cela finit souvent très mal», prévient ce chroniqueur parmi les plus écoutés de France.
A ce jour, aucune histoire d’un particulier «ayant perdu sa chemise» à la bourse n’est encore parvenue aux oreilles d’Addiction Suisse, une fondation qui tente notamment d’empêcher ou de diminuer les comportements liés à un abus de jeu. «Lors de nos entretiens, nous avons interrogé une seule personne sur sa pratique des paris sur les marchés financiers. Elle nous a assuré que, pour elle, il ne s’agissait pas d’un jeu mais d’une forme d’investissement. Cela étant, le phénomène n’en est qu’à son début», observe, un brin inquiet, Markus Meury, son porte-parole.
La bourse pour les nuls
Les 10 conseils de Thomas Veillet*, le trader le plus fun et le plus médiatique de Suisse romande, qui rappelle quelques vérités, histoire d’éviter que le rêve ne tourne au cauchemar.
1. N’investissez que l’argent que vous êtes prêt à perdre
C’est un dogme: dès que vous plongez votre capital dans le grand bain des marchés financiers, dites-vous qu’il est potentiellement perdu. Je dis bien «potentiellement», pas forcément. Moralité: si vous comptez sur ces sous pour vivre ou réaliser un projet, restez à l’écart, la bourse n’est pas faite pour vous.
2. Gardez la mesure
Il y a quelques maîtres mots en bourse. «Diversification» en est un. Ne mettez jamais tous vos œufs dans le même panier.
3. Rêvez, mais pas en couleur
Avant même de vous lancer, apprenez à gérer vos risques. Vous avez le droit de rêver qu’avec le temps qui passe votre investissement sera multiplié par dix. Cela arrive parfois. Mais pensez tout de même de temps en temps qu’il peut aussi être divisé d’autant.
4. N’achetez pas à l’aveugle
Comme vous n’achèteriez pas un vêtement que vous n’avez pas vu, n’achetez pas les actions d’une société dont vous ne savez même pas ce qu’elle fabrique. La plupart du temps, c’est comme acheter une boîte de biscuits vide.
5. Ne confondez pas histoires et histoire
Depuis de longs mois, tout le monde est haussier sur les marchés. C’est génial, ça rigole, champagne! Mais quand vous avez une minute, jetez tout de même un coup d’œil sur un livre d’histoire pour voir de quelle manière les périodes euphoriques précédentes se sont terminées.
6. N’écoutez pas les faux prophètes
Il arrive qu’on réussisse une performance stratosphérique en bourse, mais c’est rare. Quand un soi-disant initié ou quelqu’un vous assure savoir qu’une action va exploser à la hausse, cela finit presque toujours mal.
7. Internet, piège à cons
Des sites promettent de vous former au trading en quarante-huit heures. C’est un piège à cons. Je fais ce job depuis trente ans et je me goure régulièrement. Un bon trader a raison une fois sur deux et le plus fort est celui qui perd le moins quand il se trompe. Gardez ça à l’esprit.
8. Lisez jusqu’au bout
Comme pour tous les contrats, le plus important est souvent ce qui est écrit en petit au fond. Si l’envie vous prend de jouer des produits dérivés, lisez les conditions jusqu’au bout, ça vaut mieux.
9. Une tradition n’est pas forcément ringarde
Si vous achetez une action Nestlé, son prix traduit la valeur de cette société plus que centenaire. Si vous achetez une cryptomonnaie, son prix n’est que le fruit de l’offre et de la demande du moment. Pas inutile de le savoir...
10. Krach, mode d’emploi
Si vous êtes pris dans un krach, vous vous en sortirez toujours avec les actions d’une boîte existant depuis cinquante ans. Avec celle fondée il y a cinquante jours, c’est une autre paire de manches.
* Thomas Veillet est chroniqueur et cofondateur du site Investir.ch, chroniqueur pour le «Morningbull» de Swissquote.