Près de deux décennies après son mariage d’amour avec Felipe de Bourbon, alors prince héritier de la couronne d’Espagne, la reine Letizia demeure une énigme. Le 15 septembre dernier, elle a fêté ses 50 ans. Ex-journaliste de TVE, habituée à composer avec les médias, cette femme déterminée, qui a toujours refusé de jouer les potiches, s’est dépassée pour être à la hauteur de son destin unique.
Quand la reine Sofia lui a cédé le trône après l’abdication de Juan Carlos Ier et la proclamation, le 19 juin 2014, du roi Felipe VI, Letizia a entrepris, avec son époux, de moderniser une institution qui vacillait. Si Felipe est, selon la Constitution, la première autorité de l’Etat, fonction qu’il exerce à plein temps, son épouse n’officie pas en permanence en tant que reine consort. Pas dans son esprit, en tout cas.
Pour son rôle officiel – en dix-neuf ans, elle a pris part à près de 3000 actes publics –, elle perçoit un salaire de 142 402 euros par an. Mais elle considère qu’elle est tout autant une mère doublée d’une citoyenne, qui a conservé ses amis d’antan. Elle se nourrit de culture et aime déambuler à Madrid pour faire les boutiques, suivie par une discrète équipe de protection.
Letizia est une reine moderne à la croisée de deux mondes, de deux classes sociales. Le contraire de sa belle-mère, une aristocrate qui brillait par sa discrétion. Leur relation n’a d’ailleurs jamais été sereine. Education, formation, génération: tout les oppose. La reine Sofia est l’arrière-petite-fille du Kaiser, Letizia la petite-fille d’un chauffeur de taxi. L’une a succédé à l’autre, mais, au fond, un siècle les sépare. Sans parler de la religion. Letizia est sans confession.
Engagée aujourd’hui dans une (r)évolution de palais, désireuse de construire une monarchie plus utile, plus transparente, moins distante, Letizia défend un mode de vie singulier qui divise l’opinion publique espagnole: celui d’une reine citoyenne rêvant de rapprocher les petites gens de la haute société, quitte à apporter de l’eau au moulin – après tout, on est au pays de Cervantès – de celles et ceux qui affirment que le costume royal ne lui sied guère.
Elle voudrait convaincre l’opinion que, derrière les murs du palais de la Zarzuela, les Borbón-Ortiz sont une famille ordinaire. Nées respectivement le 31 octobre 2005 et le 29 avril 2007, la princesse Leonor et l’infante Sofia ont, il est vrai, grandi sans nounous, sans bonnes, sans tutrices. Quand elles faisaient des cauchemars la nuit, c’étaient leurs parents qui venaient les rassurer.
La reine Letizia fréquente peu le Real Club de la Puerta de Hierro, haut lieu de l’aristocratie madrilène, pas plus que les pistes de ski des stations d’hiver huppées, les plans d’eau pétillants accueillant des régates, les défilés de mode parisiens et les chasses à courre.
Dernièrement, on l’a même aperçue dans un supermarché Carrefour à Madrid. Incognito ou presque. Dans la file d’attente, une femme, sans s’embarrasser de formule de politesse, lui lance: «Mais qu’est-ce que tu fais là, toi?» La reine ne se démonte pas et lui répond: «Eh bien tu vois, j’achète des tomates, comme toi.»
Au fond, le règlement protocolaire qui régit le palais l’entrave davantage que les mœurs populaires. En dépit de son rang, Letizia entend rester connectée avec les valeurs citoyennes. Elle aspire à être utile à la société civile.
Elle a choisi de s’impliquer dans des causes qui lui tenaient déjà à cœur plus jeune: d’abord la santé et l’éducation, auxquelles elle consacre 77% de ses activités, mais aussi le handicap, la violence sexiste, l’exploitation sexuelle des femmes. Letizia témoigne sa solidarité. Elle donne son avis et se déplace. Souvent, elle se heurte aux impératifs de sécurité et cela la frustre. «Elle sait que les femmes sont beaucoup plus souvent jugées sur leur apparence que les hommes et ça l’énerve, raconte un proche au quotidien «El País». Elle est hyperactive, curieuse, parfois crue dans ses jugements.» Inutile de chercher une interview. Elle n’en accorde aucune.
A 50 ans, Letizia est plutôt en forme, même si sa minceur fait régulièrement débat. Elle ne porte pas la moindre bague (pas même une alliance), cache une paire de lunettes de lecture dans son sac à main et ne sort pas sans bonbons à la menthe. On lui prête un fort caractère.
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Droite dans ses bottes, elle a gardé de ses jeunes années de danseuse classique un port de tête altier. Elle souffre de métatarsalgie chronique, conséquence d’un usage excessif de chaussures à talons hauts, qu’elle déteste. Ses détracteurs la disent obsédée par son image. Elle y prête une grande attention, c’est vrai, mais elle a une bonne raison: elle est constamment observée.
Consciente des difficultés considérables qu’éprouvent une majorité d’Espagnols, asphyxiés par l’inflation, la reine fait de vrais efforts pour ne pas dépenser à tout-va. En matière de vêtements, elle conserve et recycle régulièrement ses tenues et se fournit volontiers auprès de marques de prêt-à-porter accessibles comme Zara, Mango ou Pimkie. On l’a vu cet été encore. Il s’agit bien sûr de gestes symboliques, mais la population n’y est pas insensible. Quand elle porte un short à 10 euros, elle suggère que tout le monde peut s’habiller comme une reine!
Depuis huit ans, Letizia a appris le métier. Elle a gagné en autonomie, affirme davantage son style. A-t-elle jamais fait l’unanimité? Pas au sein de la famille royale, en tout cas. Les Bourbons, clan dysfonctionnel, n’ont fait aucun cadeau à cette «parvenue divorcée» qui a mis dix ans à s’imposer.
Letizia a tenu bon. Elle a résisté, mais aussi souffert, notamment durant ses deux grossesses, difficiles, puis au moment du suicide de sa petite sœur Erika, en 2007. Difficile dans un tel contexte d’accepter qu’Iñaki Urdangarin – mari de l’infante Cristina, condamné depuis lors à de la prison ferme pour malversations financières – lui lance un jour en public: «Mais de quoi tu te plains, toi?»
Ses filles l’ont sauvée. Son exemplarité aussi. Soutenue par un mari aimant, Letizia a développé des mécanismes de défense face à ses ennemis. Elle est même passée à l’offensive, contre son beau-père en particulier.
Une série télé documentaire en quatre épisodes intitulée «Los Borbones: una familia real», diffusée sur la plateforme Atresplayer, révèle que Juan Carlos, chasseur accompli – de femmes en société et d’éléphants au Botswana –, a eu d’emblée sa bru dans le collimateur, à cause de son pedigree.
Une mère infirmière et syndicaliste, un père journaliste, un grand-père chauffeur de taxi et, surtout, un premier mariage raté, donc un divorce: c’était trop pour le vieux souverain, admiré pour avoir favorisé la transition de la dictature à la démocratie en 1977, puis pour avoir empêché un putsch militaire en 1981.
En sous-main, Juan Carlos aura tout tenté, en vain, pour torpiller la romance naissante entre son fils et la journaliste de TVE, qu’il n’apprécie pas, puis en orchestrant des fuites vers les médias pour lui pourrir la vie. Avortement, consommation de haschich, tableau de nu ressorti de nulle part, rumeurs au sujet de son caractère impossible, de son anorexie… Le vieux lion ne lui aura rien épargné. «Je ne la supporte pas», aurait-il confié à des proches, propos repris dans ce documentaire très éclairant. Letizia plie mais ne rompt pas. Elle qui aspire à la perfection multiplie les interventions chirurgicales: rhinoplastie, remodelage du menton, paupières. Psychologiquement, toutefois, elle sombre.
Après trente-neuf ans de règne, Juan Carlos, rattrapé par d’innombrables casseroles, est pourtant contraint d’abdiquer en juin 2014: safaris de luxe, maîtresses, cadeaux somptueux, fortune opaque, amitiés et commissions douteuses... Après son retrait de la vie publique en mai 2019, il fuit par la petite porte et va se réfugier en Arabie saoudite, poursuivi par des procédures judiciaires, en Suisse notamment. Le roi Felipe VI ira même jusqu’à renoncer à son héritage en mars 2020 afin de «préserver l’exemplarité de la couronne». Letizia, c’est certain, l’y a encouragé, prenant ainsi sa revanche.
A 50 ans, elle n’occupe certes que la cinquième place en termes de popularité, derrière son mari, sa belle-mère et ses filles, selon l’enquête annuelle de l’institut IMOP, mais un tiers des Espagnols estiment qu’elle est celle qui a le plus œuvré, l’an dernier, pour consolider la monarchie.
Letizia d’Espagne fait le grand écart pour rapprocher les lignes et maintenir l’unité d’un pays fragilisé par l’indépendantisme catalan. Mission difficile. Elle a l’habitude.