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Martin Panchaud: «Mon traumatisme a construit ma radicalité»

Animé par un esprit de revanche face à un système qui l’a rejeté pendant sa jeunesse, Martin Panchaud a l’ambition assumée de renouveler le genre.

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Martin Panchaud travaille personnages et décors – à dr. une cartomancienne face au héros – à l’ordinateur.

La quête du père, une scène de sexe, un «gunfight» (fusillade): Martin Panchaud savait ce qu’il voulait intégrer à son récit. Il savait surtout ce qu’il ne voulait pas: du classique, du déjà-vu. Car ce Genevois de 38 ans s’est lancé dans la bande dessinée avec la volonté «de bouger les lignes, de faire trembler les socles». Une démarche radicale qui pourrait passer pour de l’arrogance mais qu’il explique avec une passion communicative en revenant sur le traumatisme de ses années de jeunesse.
Né et ayant grandi à Genève, il n’arrive pas à déchiffrer les mots, dans une société où «tout le monde t’explique qu’elle n’est pas faite pour ceux qui ne savent ni lire ni écrire».

Redoublements, classe spéciale, le cycle est un «crash total». Le corps enseignant lui prédit le pire, il glisse sur une mauvaise pente. Il a 17 ans quand une logopédiste, enfin, pose un diagnostic: il est dyslexique. «Alors qu’on n’avait cessé de me répéter que je me sabotais… J’ai eu la chance d’avoir une famille stable, une mère qui m’a toujours soutenu. Ce n’est pas le cas de tous ceux que j’ai rencontrés. Je suis le survivant de tout ça.»

A l’antenne genevoise de l’école d’art privée Ceruleum, il découvre qu’il peut s’exprimer autrement, faire une sculpture comme demandé, comprend d’instinct l’informatique. Et se sent renaître lorsqu’il est accepté en CFP Arts. «Enfin je pouvais entrer dans le circuit, ne plus être en marge.»

Mais son dossier est rejeté au tout dernier moment. Inscrit en catastrophe à l’Ecole professionnelle des arts contemporains (EPAC) de Saxon, en Valais – la première école de bande dessinée ouverte en Suisse –, il vit une véritable conversion. Rencontre le cinéaste et dessinateur neuchâtelois Michaël Terraz, avec lequel il forme, en 2003, l’association Octopode, qui a pour but «de favoriser le rayonnement de l’art narratif sous toutes ses formes». «Il a vraiment été un mentor. Il m’a montré la voie, m’a poussé à avoir de l’ambition», salue Martin Panchaud.

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Depuis, il rattrape le temps perdu avec une énergie d’ogre. S’est bâti sa culture en dévorant les classiques par l’oreille. S’il salue le «pouvoir démiurgique» du dessin, comme chez l’Italien Lorenzo Mattotti ou «la mélodie d’émotions» du Jimmy Corrigan de l’Américain Chris Ware (paru en français chez Delcourt en 2004), il évoque plus volontiers «l’obsession folle» du mangaka Kentaro Miura, qui vient de décéder en laissant inachevée sa colossale série Berserk. Car ce qui compte avant tout, c’est l’histoire. En 2016, il a entièrement re-raconté, en 157 images qui, bout à bout, forment une œuvre de 123 mètres de long, celle de La guerre des étoiles, le film originel de 1977. Le tout est visible sur un site dédié, swanh.net.

Ce qu’il veut, donc, c’est «envoyer du bois avec l’histoire». Pendant des années, il a planché sur celle de Simon, ado malmené par ses pairs et par la vie qui remporte des millions après avoir misé sur un cheval. Comment va-t-il les récupérer? Un récit haletant qui ne s’offre pas d’emblée: les personnages sont représentés par des cercles de couleur en perspective top down (vue du dessus), façon jeux vidéo. Des années de travail acharné, d’autant plus que, sur ordinateur, «on peut constamment modifier les choses». Die Farbe der Dinge – qui devrait, espère-t-il, paraître bientôt en français – vient de décrocher le Prix suisse du livre jeunesse. L’œuvre «bouscule avec insolence et fraîcheur les habitudes du public en matière de lecture des images et des textes», a salué le jury.

Il est également remonté contre «le système de formation artistique, ces usines à précaires» qui ne forment pas les jeunes aux réalités d’un marché saturé. «C’est terrible que des auteurs comme [la Lausannoise] Fanny Vaucher ou [le Zurichois] Thomas Ott ne vivent pas de leur bande dessinée alors qu’ils contribuent pleinement à la culture suisse!» Il a mis sur pied un blog, coup de pouce à ses pairs, pour parler d’argent (creativequest.co). Une chose est sûre: Martin Panchaud n’a pas fini de faire parler de lui.


>> Le livre: «Die Farbe der Dinge», Edition Moderne, 2020.

>> Voir le site de Martin Panchaud: www.martinpanchaud.ch

Par Albertine Bourget publié le 4 juin 2021 - 15:58