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Les masques anti-covid made in Switzerland

Directrice d’un EMS dans le Jura bernois, élue PS à Moutier, Morena Pozner, 53 ans, a décidé, ce printemps, de se lancer avec un ami médecin dans la fabrication de masques chirurgicaux. Installée à Corgémont (BE), Amyna 3, son usine, est désormais prête à démarrer la production.

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Morena Pozner dans la fabrique de masques chirurgicaux à Corgémont, dans le Jura bernois. Julie de Tribolet

«Mais Morena, si tu deviens une bonne coiffeuse, tu pourras déjà t’estimer heureuse!» Il suffit parfois d’une simple phrase pour infléchir un destin. Morena Pozner n’a jamais oublié la réplique cinglante de M. Hennin, instituteur qu’elle «adorait» pourtant, à l’école primaire de Saint-Imier (BE). Ce jour-là, le maître d’école sondait la classe sur les aspirations de chacun, pour l’orientation professionnelle.

Fille d’immigrés italiens et «élève lamentable» de son propre aveu, Morena venait d’avouer son rêve: «Devenir infirmière.» La remarque de l’enseignant aurait pu la décourager. Elle produira l’effet inverse: «Je me suis dit: «Vous n’y croyez pas? Je vais vous prouver que vous avez tort!»

Au vu du parcours professionnel de Morena Pozner, 53 ans, femme de défi un brin téméraire, pressée, bavarde, drôle et coquette – elle raffole des chaussures à talons et des montres –, on en viendrait presque à féliciter l’instituteur pour son indélicatesse. Piquée au vif, l’écolière s’est transformée. Aujourd’hui, cette mère épanouie de trois enfants adultes, directrice et propriétaire du home Les Bouleaux, à Corgémont (BE), élue PS au Conseil de ville de Moutier et au Conseil du Jura bernois, produit ses propres masques de protection. Elle vit à Moutier.

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Morena Pozner arpente les locaux de 300 m2 qu’occupe l’usine Amyna 3 et ses rouleaux de matière première (à g.). Julie de Tribolet

Avec le Dr André Piguet, son médecin de famille et ami qui, à 69 ans, exerce encore à 60% comme généraliste, elle a fondé à Corgémont l’entreprise Amyna 3, dont le nom signifie «protection, défense» en grec ancien, le 3 désignant le nombre de couches de chaque masque. Et la production a débuté, comme en témoigne le vacarme généré par les machines, installées dans une ancienne usine de 300 m² refaite à neuf. Deux machines chinoises montées par un ancien de la Tornos, réglées par l’entreprise suisse Haas, sont capables de débiter jusqu’à 120 masques par minute à un tarif raisonnable.

«Le prix de vente risque d’évoluer en fonction de celui de la matière première, avoue Morena Pozner, mais pour l’instant, on est à 30 centimes pièce, ce qui est très compétitif comparé au tarif généralement pratiqué pour les masques importés de Chine, soit 1 franc.» Entre deux coups de fil vite expédiés, la directrice, active sur tous les fronts, n’attend plus que la certification européenne CE EN: 14683 2019 Typ II R d’un laboratoire belge qui l’autorisera à vendre ses masques en tant que «matériel chirurgical». L’enjeu est considérable.

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Les deux machines chinoises d’Amyna 3 répondent aux normes européennes de qualité. Julie de Tribolet

La matière première ayant déjà obtenu le label de qualité européen, Amyna 3 produit pour l’instant des «masques d’hygiène» destinés au grand public, mais l’entrepreneuse ne doute pas que son produit «Swiss made» fera bientôt le bonheur des soignants. C’est l’objectif. «J’ai contacté la task force mise en place pour le coronavirus et Swissmed», insiste-t-elle, consciencieuse. Son fils aîné, Genghis Gossin, 34 ans, son associé le Dr Piguet et deux de ses plus proches collaborateurs, Patrick Tobler et Maxime Ochsenbein, sont impliqués dans l’aventure. «Amyna 3 va permettre de créer de l’emploi, se réjouit la directrice. Nous avons aussi tenu à donner au projet une dimension sociale, en faisant appel, pour le conditionnement des masques, à La Pimpinière et à Prélude SA, deux institutions régionales qui accueillent notamment des personnes en situation de handicap.»

Produire des masques romands, il fallait oser, mais le futur vaccin contre le covid ne risque-t-il pas de tout remettre en question? «Absolument pas, répond Morena Pozner. Avec Amyna 3, nous visons le secteur médical, les cliniques, les cabinets de dentistes et de vétérinaires qui continueront de travailler avec des masques.» Les commandes affluent. «La demande est telle que nous savons déjà que nos deux machines ne suffiront pas. Tout va très vite. Je me sens presque dépassée, mais c’est grisant!»

«Le printemps dernier, on a tous réalisé à quel point nous dépendions des Chinois, rappelle-t-elle. A Corgémont, ce n’est plus le cas désormais! La production est locale, l’empreinte écologique de nos masques n’a rien à voir avec celle de ceux importés d’Asie.»

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Les masques sont conditionnés dans des emballages de 20 ou de 50 pièces. Julie de Tribolet

Pour se lancer dans une telle aventure, il fallait une femme audacieuse et déterminée. Morena Pozner correspond au signalement. «Quand on a peur, on ne tente rien», souligne cette femme peu banale dont les parents, italiens, se sont rencontrés en Suisse, à Saint-Imier (BE), où elle a vécu dès l’âge de 7 ans. Soignante était sa vocation: «Enfant, je rêvais de sauver le monde. J’ai toujours eu de l’empathie pour les autres.»

A l’issue de sa scolarité obligatoire, elle rejoint l’hôpital de Moutier où, le 1er mars 1984, elle entame un apprentissage d’aide-soignante. «J’ai commencé tout en bas de l’échelle et gravi les échelons un à un: l’école d’infirmières assistantes à Saint-Imier, d’où j’ai rejoint La Passerelle, à Morges, pour devenir infirmière. J’ai suivi une spécialisation d’infirmière instrumentiste avant de passer plusieurs années au bloc opératoire à Delémont et à Moutier. Ensuite, j’ai complété ma formation en gestion d’équipe avant d’obtenir un master de direction d’institution à Genève il y a huit ans, lorsque j’ai repris la direction du home Les Bouleaux à Corgémont.»

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Epaulée par son fils aîné, Genghis Gossin, la directrice d’Amyna 3 contrôle ses premières commandes de masques. Julie de Tribolet

Dotée d’une force de conviction peu commune qui l’a aussi servie en politique, elle s’est mariée une première fois, donnant naissance à son fils Genghis, avant de rencontrer l’homme de sa vie: Miklós Pozner, un Hongrois d’origine, le papa de Dana (27 ans) et de Mathis (20 ans). «Il m’a toujours encouragée», confie-t-elle, reconnaissante, au sujet de ce fonctionnaire travaillant au service de l’AI du canton du Jura. A eux deux, ils ont à leur manière résolu la Question jurassienne. «Et on s’aime!» clame-t-elle en riant.

En mars dernier, lorsque survient la première vague de coronavirus, la directrice des Bouleaux est inquiète. «La pénurie de masques mettait ma douzaine de résidents et mon personnel en danger. Je devais trouver une solution, raconte-t-elle. Un week-end, je me suis mise à coudre des masques en tissu que mon mari découpait, mais si j’ai bien quelques compétences, je n’ai pas celle de couturière…» Après quelques recherches en ligne, sa conviction est faite: «Si les Chinois le font, on peut le faire aussi!» La suite est affaire de réseau et d’amitié.

Elle appelle le Dr Piguet, qui la connaît depuis l’adolescence. «Relever un défi dans le domaine médical, amener un peu de richesse dans la région, ça faisait sens pour moi», confie ce dernier, qui la rejoint. Mais pour produire des masques, il faut des machines! Il n’y en a pas en Suisse. «J’en ai trouvé en France, mais il fallait attendre un an avant livraison», poursuit Morena Pozner, qui va se tourner vers la Chine où, grâce au beau-frère d’un collègue médecin d’André Piguet, elle va pouvoir démarcher et trouver son bonheur.

Problème: les Chinois veulent être payés d’avance. La facture pour les deux machines avoisine les 300 000 francs! Morena Pozner exige leur certification européenne. Les échanges nocturnes sur Skype, décalage horaire oblige, s’éternisent. «Une nuit, notre contact chinois m’a lancé: «Mme Pozner, en Chine, on travaille très, très vite, mais vous, vous travaillez encore plus vite que les Chinois!» On a tous éclaté de rire.» Les machines sont finalement livrées le 10 juillet. Leur réglage va s’avérer délicat.

«On ne comprenait pas pourquoi les capteurs ne fonctionnaient pas en plein jour, raconte Morena Pozner. En fait, ils sont si sensibles que les rayons du soleil les court-circuitaient! Il a suffi de baisser les stores...»

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Genghis Gossin et le Dr André Piguet emportent les premiers cartons de masques à livrer. A l’arrière-plan, on devine les locaux de l’usine Amyna 3, à Corgémont (BE). Julie de Tribolet

La production a maintenant démarré. Ne manque que la certification européenne pour pouvoir inscrire «masques chirurgicaux» sur les boîtes de 20 et de 50 pièces. «En principe, c’est l’affaire de quelques semaines», confie Morena Pozner, qui a également engagé des démarches pour valider les locaux de production, l’entretien, l’hygiène.

Comme elle le fait dans le home qu’elle dirige avec son fils aîné, elle privilégiera un «fonctionnement familial» pour développer Amyna 3. C’est sa méthode et la clé de sa réussite. «Aux Bouleaux, je fais la vaisselle à midi, je distribue les repas, je joue avec mes résidents et, au besoin, je panosse», affirme-t-elle sans rire. Cette femme-là est inépuisable.


Par Blaise Calame publié le 12 novembre 2020 - 08:42, modifié 18 janvier 2021 - 21:16