La poigne est virile, un serrage de phalanges qui annonce le militaire entretenant sa forme. On a rendez-vous avec le brigadier Mathias Tüscher, 55 ans le 30 octobre, béret vert vissé sur la tête et sourire dévoilant un appétit de vivre intact. On le retrouve en plein wargame à l’arsenal militaire d’Aigle. Immense carte déployée au sol avec des marqueurs en bois pour symboliser les positions de ses hommes dans l’opération Rhodanus. Un massif déploiement de 2400 soldats de Genève au Valais central. Une simulation grandeur nature, le brigadier est sur le pied de guerre, si l’on ose la métaphore, même si, on peut dormir tranquille, les terroristes ou les voleurs impliqués dans les scénarios sont fictifs, mais leurs méfaits vont nécessiter notamment un coup de pouce de l’armée aux côtés de la police cantonale valaisanne. Un an et demi au bas mot de préparation pour ces trois semaines de collaboration active entre plusieurs armes. La brigade mécanisée 1 dirigée par Mathias Tüscher, mais aussi des soldats venus des télécommunications et de la défense aérienne pour ne citer que quelques armes.
Le mot collaboration sera souvent prononcé dans le discours du chef. «Rhodanus a permis de tester le travail d’équipe et la coordination», martèle-t-il à son étatmajor, qui écoute religieusement les explications de celui qui va devenir divisionnaire le 1er janvier 2022, soit commandant de la division territoriale. Le seul commandant romand avec un grade de divisionnaire.
Bon, soyons tout à fait francs, ce qui motive notre engouement du jour, c’est de rencontrer Tüscher l’influenceur. D’ailleurs surnommé «le brigadier Instagram» par ses hommes. Allez sur sa page, qui compte 2430 abonnés, et vous aurez une petite sélection de ses faits et gestes, notamment dans l’opération Rhodanus. Pourquoi Instagram et pas Facebook? Il sourit. «Je suis trop jeune pour Facebook! Bon, restons modeste, je n’ai pas non plus les abonnés de Beyoncé!»
Rendons à César ce qui est à César: le brigadier n’a pas donné l’ordre à ses soldats de le suivre jusque sur les réseaux sociaux. «J’en aurais 6200 s’ils avaient dû obéir», précise-t-il, amusé, mais il n’en reste pas moins qu’il est le seul à promouvoir l’armée suisse via un compte personnel, en dehors des comptes de bataillons et autres cellules de communication. Celui de la brigade mécanisée 1 a d’ailleurs même fait un essai sur TikTok. On ne recule devant rien pour convaincre les jeunes Suisses qu’effectuer son service militaire, c’est bien sûr obéir à son devoir de citoyen, mais parfois ça peut être cool! «Franchement, s’exclame notre brigadier, l’armée est le dernier endroit où tout le monde se côtoie. Au service civil, vous jouez aux cartes dans un EMS sans rencontrer autant de gens différents!»
Certes, le haut gradé ne se fait pas non plus trop d’illusions sur son pouvoir «instagramien». «Je vise surtout à susciter des vocations chez les sous-officiers et officiers qui sont à mon contact.» Le contact, encore un mot en top position dans son vocabulaire. «Celui avec la troupe est primordial.» Il assure que même si les tâches administratives en tant que divisionnaire seront plus lourdes, il va continuer à sortir de son bureau du château de Morges pour aller sur le terrain. Il n’est jamais aussi heureux qu’au milieu des obusiers blindés M 109, à Bière, comme ce jour de notre visite, qui ont tiré 215 obus en une heure sur des cibles postées au pied du Jura. Ou encore aux côtés de ses explorateurs éparpillés à l’avant du terrain d’exercice avec leur véhicule camouflé sous un faux feuillage, caméra thermique sur le toit.
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Pourtant, le petit Mathias n’a jamais joué au soldat en dézinguant tout ce qui bouge dans le périmètre de sa chambre d’enfant. «J’aimais mieux construire des cabanes en forêt ou partir en montagne. J’avais pas mal la bougeotte; aujourd’hui, je crois qu’on me donnerait de la Ritaline!» Rire. Il évoque encore une jeunesse turbulente, «ce n’était pas garanti que je tourne bien», même s’il ajoute dans la foulée avoir présidé la société de jeunesse à 16 ans. L’armée s’est imposée assez vite. «Je ne voulais pas de routine dans ma vie!» Bon sang ne saurait mentir, son père était pasteur à Romainmôtier mais aussi capitaine aumônier. Et son fils fait son école de recrues comme tireur d’élite. Pas question qu’il ne serve pas une armée qui l’a nourri pendant vingt ans, ajoute dans la foulée celui qui mangera ce soir sous la tente avec ses hommes.
Lui a étudié les sciences politiques à Lausanne avant d’entrer en 1992 comme officier de carrière dans le corps des instructeurs de l’infanterie. En 2002, il passera un an à l’Institut royal supérieur de défense à Bruxelles. «Mon fils avait 12 mois, c’est Roxane, mon épouse, qui tenait la boutique; quand elle me disait au téléphone que le petit ne faisait pas ses nuits, je ne pouvais que compatir!» Il obtiendra également en 2013 un master au Geneva Center of Security Policy de l’Université de Genève.
Dans les modèles de soldats qui ont marqué sa propre trajectoire, il cite le maréchal Joffre, le baron de Jomini, un stratège vaudois encore trop méconnu à ses yeux qui fit partie des états-majors de Napoléon et du tsar Alexandre. Le général Guisan, bien sûr, dont il préside la fondation, et aussi deux officiers généraux vaudois, le divisionnaire Bertrand Jaccard et le brigadier Michel Chabloz, qui l’ont beaucoup inspiré. Ah oui, important de préciser pour les peu familiarisés avec les grades militaires, celui de brigadier en Suisse équivaut au grade de général, réservé aux temps de guerre. «Cela m’a parfois valu quelques malentendus au téléphone quand je voulais contacter un général français, brigadier est un grade beaucoup moins élevé chez eux!»
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Etonnamment, c’est grâce au pape François que ce protestant affirmé a découvert sa notoriété. «L’armée était présente lors de sa venue en 2018 et, en m’avançant dans les rangées de Palexpo, un jeune m’a dit: «Mais je vous connais, vous êtes le brigadier Instagram!»
Quand il enlève son uniforme, Mathias Tüscher aime lire, courir ou écouter de la musique. Du rock de préférence parce qu’il faut «que ça déménage»! Dans sa playlist, le groupe Téléphone, qu’il est allé applaudir adolescent au Théâtre de Beaulieu puis au Stade de France sous leur nouvelle dénomination Les Insus.
Notre futur divisionnaire est aussi comme un poisson dans l’eau de mer et aime nager des kilomètres le long du littoral pendant ses vacances. Destination de prédilection? L’Afrique noire, une vraie passion depuis qu’il a servi en Angola après les accords de paix lors d’un stage. Ce qui explique les nombreux proverbes africains dont il parsème parfois ses discours à la troupe. Le dernier frappé aux coins du bon sens qu’il nous offre avant de partir: «Ne te moque pas du crocodile avant d’avoir traversé la rivière.» C’est noté, mon brigadier!