Derrière l’irradiance de Moon, drag-queen aux costumes extravagants et aux scénographies cosmiques, apparaît Ava Matthey. Avec sa longue chevelure couleur feu et son regard perçant, la Genevoise de 32 ans est tout aussi étincelante que son avatar qui a captivé le public de l’émission «Drag Race France», diffusée cet été sur France 2. Première représentante suisse du concours de drag-queens, la Suissesse fait aujourd’hui partie des reines «lé-gen-daires», les participantes de l’émission. Femme trans (une personne dont l’identité de genre est féminine, non pas le genre masculin qui lui a été assigné à la naissance, ndlr) et descendante de la communauté tsigane, elle se définit comme «celle qui coche toutes les cases et casse tous les codes».
Inoubliable en Dalida mais aussi très solaire en danseuse tzigane, Moon a conquis les cœurs avec ses performances. Et lorsqu’elle quitte le concours pour préserver sa santé mentale le 4 août, c’est son courage qui ressort. Pas étonnant qu’à la fin de l’aventure elle soit couronnée Miss Sympathie devant un tonnerre d’applaudissements. De retour de tournée, l’artiste romande se livre dans nos pages. Après une année 2023 extraordinaire, celle qui vient de signer avec une agence de talents dans la capitale française est prête à raconter «des dingueries», comme elle l’annonce le jour de notre interview. Rencontre lors de son passage à Genève pour les Fêtes.
- Racontez-nous votre enfance...
- Ava Matthey: C'est marrant parce que j’étais à la fois très réservée mais aussi un peu autoritaire. Je disais ce que je pensais. Et je faisais ce que je disais. Mes parents avaient l’habitude de mon côté borné. Je crois que ça les amusait. Sinon, à l’école, j’avais toujours la main levée et de bonnes notes. Comme j’étais assez solaire, j’avais un joli cercle d’amis. Par contre, après, c’est parti en sucette. Vu qu’on a déménagé dans plusieurs quartiers de Genève, j’étais toujours la nouvelle. Et dès le cycle d’orientation, on m’a énormément embrouillée.
- Vous étiez la cible de harcèlement scolaire?
- A l’époque, je ne savais pas ce qu’était une femme trans, mais quand tu es différente, c’est comme si c’était écrit sur ton front. Alors, lorsqu’on est arrivés à Troinex, j’ai commencé à me faire racketter. Tout mon argent de poche y passait! Ensuite, comme j’avais déjà une imagination débordante, je répondais de manière créative à mes agresseurs. Ils revenaient à la charge! Je me faisais courser à la sortie des cours, puis taper. Avec le recul, je réalise que j’ai normalisé ces violences au point de ne jamais en parler à des adultes. Heureusement que je retrouvais à la maison ma grande sœur, avec qui j’ai toujours été très complice.
- C’est par crainte du regard des autres que vous avez attendu la fin de votre vingtaine pour effectuer votre coming out trans?
- Au fond, même si j’ai eu la chance d’avoir grandi entourée d’amour et que j’ai senti très tôt que j’étais trans, je ne voulais pas créer des inquiétudes. Je me rendais compte que mes confidences n’allaient pas être simples à entendre, alors que mes parents les ont très bien accueillies. Je crois que j’ai d’abord eu besoin de piocher dans le pouvoir du drag et de forger ma créature: Moon. C’est elle qui m’a montré la voie. Elle a réveillé la femme que j’ai toujours été. L’art du drag, c’est thérapeutique. Tu apprends sur toi. Tout le monde devrait le faire pour se découvrir! Imagine que pour te préparer à un show, tu dois déjà passer quatre heures devant le miroir à te regarder. Tu te confrontes à ton reflet. C’est de l’introspection à l’état brut! Finalement, tu te transformes pour mieux te révéler.
- Et qu’avez-vous compris d’autre devant votre miroir?
- Que tout ce que peut faire Moon, je peux le faire aussi. Je porte cette puissance féminine. En tant que personne trans, il y a des moments où tu souffres de dysphorie (sentiment de détresse exprimé par une personne trans, ndlr). En un regard, j’ai parfois encore l’impression d’être le mec que les gens percevaient. Mais j’apprends enfin à m’aimer sous tous les profils.
- Votre famille a des origines tziganes. Que représente cet héritage culturel?
- Je porte mes origines de l’Est du côté de ma mère avec fierté. Ma grand-mère m’a transmis l’attrait du monde spirituel. Elle lisait le tarot. Je l’ai aussi pratiqué mais ça m’a émotionnellement épuisée. Surtout que je n’étais pas en mode Irma avec du thé mais plutôt vodka entre copines. Vous savez, je n’ai jamais vécu comme les gens du voyage, donc j’ai parfois l’impression de prendre une parole qui ne m’appartient pas. Mais si je peux représenter positivement cette culture souvent discriminée, alors feu! Par contre, ce serait bien qu’ils tirent un trait sur le patriarcat...
- C’est donc pour repousser le patriarcat que vous vous décrivez comme sorcière?
- J’ai été entourée de modèles de femmes fortes et inspirantes. Aujourd’hui, la sorcière est l’emblème du néoféminisme. Il faut soutenir la cause la tête haute et ne plus se cacher! Je chante des incantations et fais des petites prières. Tous les jours, je «manifeste». Tout en gardant les pieds sur terre, je crois au karma et à ce que nous envoie l’univers. J’essaie de ne pas me fermer de portes. Toutes ces énergies attirent de belles personnes autour de moi. Je suis devenue une sorte de maman cosmique et j’adore être leur confidente.
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- A qui vous confiez-vous?
- A mes sœurs, comme vous avez pu le voir dans l’émission «Drag Race France». (Grand sourire.) Mais je conseille aussi à tout le monde de suivre une thérapie. Pour comprendre ses angoisses et bien accueillir ses émotions.
- Vous vous souvenez de vos premiers pas en drag-queen?
- J’avais 17 ans quand j’ai commencé à m’habiller en fille «banale» avec des talons et du rouge à lèvres pour faire la fête. Durant mon bachelor en arts visuels à la HEAD, je racontais en peinture et en texte les histoires de mes alter ego. Comme j’ai toujours été fan de films d’horreur, je nourrissais mes narrations de personnages mystiques. Un jour, j’ai eu envie de les incarner de manière plus réelle. Je suis partie à Londres et je suis tombée dans l’univers des créatures du mythique Club Kids. Je prenais souvent les traits d’une démone enceinte. Ça me fascinait de danser avec ce ventre arrondi, une forme que mon corps de femme trans ne connaîtra certainement pas. Petit à petit, Moon s’est imposée parmi mes avatars. Et l’idée d’en faire un métier a émergé dans mon esprit.
- Moon, c’était donc votre destinée?
- Oui, mais j’ai dû bosser avant de lui être dédiée corps et âme. J’ai travaillé comme laborantine pendant douze ans. J’ai été serveuse aussi, tout en réalisant des mandats comme artiste peintre. J’animais également des ateliers pour Dialogai, l’association LGBTQIA+ de Genève, notamment pour prévenir les risques autour de la santé mentale qui touchent les personnes queers. Quand on connaît la suite de mon histoire, c’est la preuve que tout est écrit d’avance, non?
- Vous avez donc toujours été attentive au bien-être psychique?
- Oui, je l’étais bien avant de péter un câble à la télé (sourire)! J’ai d’ailleurs très envie de continuer de faire des tables rondes pour soutenir les jeunes qui se cherchent. Je suis extrêmement émue quand des parents ont le courage de me contacter pour me dire qu’ils ont changé la façon de voir leur enfant en transition. Je me sens utile!
- Vous avez tapé dans l’œil du public avec votre personnalité unique. Comment ont réagi vos proches à la suite de votre passage à la TV?
- Je suis plutôt de nature introvertie, alors que Moon s’est confiée devant la France, la Belgique et la Suisse! Certaines connaissances ne savaient même pas que j’avais commencé ma transition, ni que j’avais fait une dépression ou eu des pensées suicidaires. Ils l’ont appris devant l’écran. Je ne le regrette pas mais c’est quand même une période très intense. Je pleurais tous les soirs dans mon lit en me disant: «J’ai vraiment dit ça à voix haute devant les caméras?» Cette pression m’a fait quitter la compétition. J’avais le sentiment d’imploser. Le rythme frénétique d’une émission de téléréalité, il faut le vivre pour se rendre compte de l’état de fatigue dans lequel tu plonges.
- Votre départ a été très suivi sur les réseaux sociaux. Mais vous a-t-on vraiment soutenue?
- Je me suis sentie très entourée mais plutôt quand l’épisode est sorti! Il y a eu plus de six mois entre la fin du tournage et la diffusion, où j’étais un peu livrée à moi-même. Je ne dormais pas. Je stressais de ouf! J’avais choisi de quitter le tremplin qui pouvait me permettre de m’épanouir dans mon drag. Tout ce dont je rêvais... Et là, je me voyais fichue. Qui donc va me «booker» après ça? Je suis partie pour protéger ma santé mentale et j’ai passé des semaines à me la ronger.
- Finalement, vous avez remporté le titre de Miss Sympathie et rejoint le reste du «cast» pour la tournée. Tout est bien qui finit bien?
- Je suis vraiment fière de mon parcours. Je me regarde avec tendresse en réalisant que je ne suis pas aussi bordélique que je l’imaginais dans ma tête. Je m’exprime bien, j’ai toujours gardé mon éclat même dans les moments les plus fragiles. J’aime la personne que je vois et je suis ravie d’avoir partagé une tournée inoubliable avec les autres artistes.
- Le show est passé en octobre dernier à Genève. Comment c’était ce retour sur scène à domicile?
- J’étais bouleversée. En Suisse, on a tellement peur de faire chier qu’on n’est pas très bruyant, alors je ne m’attendais pas à grand-chose. Mais c’était phénoménal! J’ai senti tout l’amour émaner du public. Ma famille avait côtoyé Moon mais jamais ils ne s’étaient rassemblés pour me voir performer. C’était mémorable!
- Qu’allez-vous nous réserver en 2024?
- J’ai envie de me remettre à la peinture. J’ai besoin de retrouver un atelier et de m’y perdre pendant des heures. L’écriture et le partage des mots me manquent. Je vais lire des contes, notamment le 27 janvier à Genève. Quant aux arts vivants, je n’ai pas vraiment envie de faire un solo, car j’ai trop parlé de moi ces temps-ci. Par contre, je reste très ouverte aux collaborations. Mais c’est un secret...
- Avec tous vos projets, vous avez encore du temps pour votre vie intime?
- Depuis quatre mois, j’ai un amoureux. Ironie du sort, j’ai dû partir à Paris pour me trouver un partenaire en Suisse. J’essaie de revenir dès que je peux pour le voir à Lausanne. Je suis très heureuse! Le bonheur attire le bonheur! Merci cher karma!