- Quand on songe à Haïti, on pense «pays maudit», pas vous?
- Nago Humbert: Pas du tout. C’est un pays tragique, mais qui n’est pas responsable de son sort. Haïti est la conséquence d’une histoire. Quand Christophe Colomb a débarqué, baptisant l’île Hispaniola, il a massacré tout le monde avant de découvrir le sucre, ressource extraordinaire. Il lui fallait des bras, d’où l’esclavage, horreur absolue. Avec la complicité d’Africains cupides, les futurs esclaves sont partis du Bénin, surtout. On retrouve d’ailleurs les mêmes rites vaudous dans les deux pays!
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- Les racines du peuple haïtien sont donc béninoises?
- Oui. Un village béninois fête du reste encore l’anniversaire de Toussaint Louverture, chef de la révolution haïtienne. Etonnant, non? Revenons aux esclaves. En Haïti, ils dépassent largement en nombre les propriétaires. Ceux-ci, pour éviter une insurrection, les affranchissent en partie. C’est Napoléon, souhaitant réintroduire l’esclavage en 1804, qui va déclencher la révolte sanglante à l’origine de la première république noire du monde. La France envoie des troupes. Une amnistie est négociée. A titre de «réparation», Paris exige le versement d’une somme délirante. Cette dette absurde aux colonisateurs, Haïti ne finira de la payer qu’en 1947! Il est clair que cela a entravé son développement.
- Les Etats-Unis ont aussi joué un rôle, non?
- Absolument, en occupant Haïti de 1915 à 1934, puis en maintenant l’île en état de dépendance. En Haïti, les Américains ont mauvaise réputation. Lors du tremblement de terre de 2010, après avoir pris le contrôle de l’aéroport, les GI avaient investi l’hôpital où était installé le Corps suisse d’aide humanitaire. Mme Clinton, alors secrétaire d’Etat, avait dû calmer le jeu à la demande de Berne.
- Qu’est-ce qui rend les Américains si nerveux?
- Leur plus grande obsession, c’est un deuxième Cuba. On a l’impression que les Américains ne laisseront jamais cette île tranquille, même si on ne saurait tout leur imputer. Les Haïtiens fuient leurs responsabilités. Résultat: les Américains décident pour eux.
- Grâce à WikiLeaks, on sait que, y compris sous Obama, les pressions ont été considérables pour empêcher Haïti de rejoindre l’accord énergétique PetroCaribe proposé par le Venezuela…
- C’est juste. Le Venezuela a fourni beaucoup de pétrole à Haïti. Pour Washington, c’était insupportable.
- Sur le plan de l’aide humanitaire, les pratiques de l’Agence américaine pour le développement international (Usaid) sont elles aussi sujettes à caution.
- L’Usaid a asphyxié la production indigène de riz en imposant et en bradant ses propres sacs. Une aberration. Il y a aussi l’histoire du porc créole, ressource locale importante, que l’Usaid a liquidé sous prétexte d’éradiquer la peste porcine.
- Selon vous, une riche élite haïtienne jouerait également un rôle des plus obscurs…
- C’est une collègue haïtienne qui m’a montré cet «autre visage» de Haïti. Il s’agit de Kenscoff, un îlot de luxe absolu cerné de barbelés dominant Port-au-Prince. On y croise des Ferrari, des Hummer. Juste en dessous s’est créée une sorte de bidonville où s’entassent les serviteurs de ces ultrariches. C’est fou. Ces gens ont leur propre génératrice pour éviter les coupures d’électricité. Ils ne paient pas d’impôts. Quand ils sont malades, ils vont se faire soigner en Floride. Ils n’ont aucun intérêt à ce que ça change.
- Pourquoi la majorité miséreuse ne se révolte-t-elle pas?
- Je l’ignore. J’imagine que le souvenir terrifiant de la dictature Duvalier joue encore un rôle.
- Les politiques sont impuissants?
- Le problème, c’est qu’en Haïti, il n’y a pas d’Etat. En revanche, il y a des églises néo-évangéliques partout! Elles occupent le terrain, littéralement, avec un vrai pouvoir de nuisance.
- Un tel constat n’est-il pas désolant, vingt-cinq ans après votre première mission?
- Si, bien sûr, d’où mes critiques face à l’action humanitaire. A Médecins du monde Suisse, j’ai suggéré de répondre à quatre questions avant de lancer un projet: est-ce qu’on t’a demandé quelque chose? Est-ce que tu vas être accueilli sur place? Est-ce que tu vas être accompagné dans ton projet? Et la quatrième, la plus importante: comment vas-tu sortir de là et pérenniser le projet? Sur ce plan, Haïti est un échec pour les ONG.
- On présente même le pays comme la république des ONG!
- Oui, c’est dire… En Haïti, 90% des soins de santé sont fournis par des privés et des ONG! L’éducation est abandonnée aux Eglises. Le déclencheur, c’est le tremblement de terre de 2010: la cacophonie, puis le chaos instaurés par les humanitaires, conséquence de la non-coordination étatique. A Port-au-Prince, Médecins du monde s’occupe encore aujourd’hui de 15 000 déplacés de 2010! Les ONG ont-elles appris de leurs erreurs? Non. Ça ne marche pas. On a un vrai problème.
- Y a-t-il lutte d’influence entre ONG en Haïti?
- Moi, je suis très dur avec tout ce monde-là. Je n’hésite pas à parler de colonialisme humanitaire, consistant à maintenir les gens en dépendance, bien souvent avec arrogance, au lieu de les aider à se prendre en charge. C’est insupportable. D’où l’idée de créer l’Observatoire éthique et santé humanitaire (OESH). Disons-le: très peu d’ONG sont capables de répondre aux défis de l’urgence. L’urgence, ça se joue durant les 72 premières heures. Il faut des moyens considérables. Sur ce plan-là, le Corps suisse d’aide humanitaire est le plus efficace. Il faut des ingénieurs pour rétablir l’eau et installer des latrines afin d’éviter les épidémies, des blocs opératoires mobiles pour les blessés les plus graves. En Haïti, on ne parle plus d’urgence, aujourd’hui, mais de suivi. Il s’agit de coordonner les moyens.
- Le débarquement des ONG s’apparente parfois à celui des militaires, vous en convenez?
- Ah, mais complètement! Un exemple? En 2010, Médecins du monde Suisse était l’unique ONG humanitaire présente dans la région de Petit-Goâve. On travaillait avec ce qu’il restait de la santé publique haïtienne. Quatre jours plus tard, elles étaient innombrables. C’était l’épicentre. Les routes étaient encombrées de camions. Chacun venait faire son cinoche, à commencer par Travolta et les scientologues. Des gens sans compétence s’agitaient partout. Il faut agir de manière plus réfléchie.
- Quel est le rôle d’une ONG comme la vôtre?
- Médecins du monde Suisse ne fait pas d’urgence. On accompagne des projets sur le long terme, toujours avec un partenaire local: soins palliatifs pédiatriques, lutte contre la violence basée sur le genre, etc. C’est moins «glamour» que l’urgence et plus difficile à financer. Ce qui me fait très peur, c’est quand les ONG créent de nouveaux besoins. En 2010, j’ai vu des choses aberrantes. Des hôpitaux de campagne montés sous nos yeux alors que nous travaillions depuis des années à former des matrones (sages-femmes traditionnelles, ndlr) dans les collines. Quand les femmes enceintes ont vu les Blancs dans la plaine, elles sont toutes descendues pour accoucher. Des gynécologues haïtiennes n’avaient plus de travail. Vous saisissez l’absurdité? En imaginant l’OESH, je me suis demandé, avec d’autres, comme Rony Brauman (ancien président de MSF, ndlr), si le principe de non-malfaisance, primum non nocere – d’abord pas nuire –, ne devrait pas précéder celui de bienfaisance, au même titre que celui du droit d’ingérence.
- Y a-t-il des résistances?
- Les pressions viennent de partout! On me reproche de critiquer la bonté, de mettre nos finances en péril. L’autocritique n’est pas la bienvenue dans l’humanitaire, où la concurrence est effrénée. Chaque ONG défend son territoire, son image, ses besoins financiers, mais soyons clairs: ce n’est pas aux bailleurs de choisir les victimes!
- Malgré tout, vous continuez de croire en l’avenir de Haïti. Pourquoi?
- Parce qu’il n’y a pas de fatalité. Objectivement, Haïti est aujourd’hui moins une catastrophe humanitaire qu’un problème politique. Il faut rétablir l’Etat, résoudre le problème de la violence endémique entretenue par les gangs, coordonner l’action des humanitaires pour relancer la santé publique et l’éducation. Vaste chantier, mais la perle des Antilles a un immense potentiel de développement, croyez-moi.