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Rétro 2020: Notre rapport à la mort

«On a oublié que l'être humain est mortel»

Psychologue et écrivaine française, spécialiste des problématiques de fin de vie, Marie de Hennezel publie un livre poignant, «L’adieu interdit» (Ed. Plon), sur les effets terrifiants du confinement absolu pour les personnes âgées: perte du goût de vivre, mort dans la solitude, deuil impossible pour leurs proches. Interview.

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Pour faire face à la quantité de décès liés au coronavirus, la commune de Carouge (GE) a créé, en novembre, des chambres funéraires provisoires dans 14 tentes blanches. Keystone

- Le confinement a été, à vos yeux, une tragédie effroyable pour les personnes âgées ainsi que pour leurs familles.

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Née en 1946, Marie de Hennezel a intégré, en 1987, la première unité de soins palliatifs créée en France par François Mitterrand. Auteure de nombreux rapports sur la question de la fin de vie.

- Marie de Hennezel: Au printemps dernier, il y a eu, en France, un premier confinement strict des personnes âgées dans les maisons de retraite, les EHPAD, avec l’interdiction de sortir de leur chambre ou de recevoir des visites, que ce soient celles d’autres pensionnaires ou celles de leurs familles, qui les accompagnent souvent pendant les repas. Tout a été interdit du jour au lendemain alors que c’était de l’ordre du lien affectif et social. Cette rupture brutale a été ressentie de manière terrible par les personnes âgées et leurs familles. Parce que si les personnes âgées ont encore le goût de vivre, c’est précisément grâce à ce lien, à cette convivialité, à ces échanges quotidiens. Ces personnes, pourquoi vivent-elles? Certainement pas juste pour manger, boire, dormir; elles vivent encore parce qu’elles comptent pour quelqu’un. Le lien est fondamental. La situation des personnes âgées confinées chez elles était pratiquement la même, puisqu’elles étaient aussi privées de ces contacts qui rythmaient leur vie.

- Leur vie n’avait plus de sens?
- On a voulu protéger la vie biologique, mais une personne, ce n’est pas seulement un corps qui fonctionne, c’est une personne qui vit avec un aspect affectif, social, spirituel, mental, démocratique. On n’en a absolument pas tenu compte. La moindre des choses, ça aurait été de savoir si elles étaient d’accord. Beaucoup de personnes m’ont dit: «Quand on a 85 ou 90 ans, il nous reste encore quelques mois à vivre, au plus quelques années. Je n’ai pas envie de vivre cloîtrée dans une chambre, en train de dormir. Je préfère garder mes liens et prendre le risque de mourir.» Beaucoup de personnes âgées se sont senties abandonnées et se sont recroquevillées sur elles-mêmes. Certaines ont arrêté de s’alimenter et se sont laissées mourir. Elles ne sont pas mortes du covid, mais de tristesse et de solitude.

- Et elles sont mortes seules.
- On n’a pas laissé leurs familles venir leur dire au revoir quand elles étaient mourantes. C’est d’une inhumanité incroyable. Je pense que les décideurs politiques et les experts scientifiques ne se sont pas rendu compte que les rites autour de la mort sont absolument fondamentaux. Ce sont des rites sacrés qui existent depuis la nuit des temps, sur toute la planète, ils sont à la base de la civilisation humaine. Les rites d’accompagnement, de présence, de parole, le fait de tenir la main du mourant, l’échange des regards, les gestes, l’adieu au visage… Les liens entre les vivants et les morts sont très profonds, ils se tissent dans ces moments-là. Des gens se sont trouvés à une cinquantaine de mètres de la chambre d’un parent âgé en train de mourir et on les a empêchés d’entrer. Des soignants m’ont parlé de cauchemar d’inhumanité.

- Les obsèques aussi se sont déroulées dans une solitude terrifiante.
- Normalement, on accompagne celui qui va mourir, on lui dit au revoir, on se rassemble, on se recueille autour de lui. Et puis il y a les funérailles et là, on lui rend hommage, on évoque sa mémoire. La mort est une réalité terrible et ces rites sont là pour la rendre plus acceptable. Vous avez aujourd’hui toute une population d’endeuillés qui n’ont pas pu rendre hommage à leurs proches: ils ont beaucoup de mal à s’en remettre et beaucoup de mal à se pardonner.

Il y a eu une peur panique, une peur collective

- Vous dites que tout le monde a été très docile.
- C’était une docilité qui était aussi liée à la peur. Mais beaucoup de gens se le reprochent après coup, parce qu’ils savent que d’autres n’ont pas été dociles et qu’ils ont frappé aux portes des établissements en exigeant d’entrer. Comme il n’y avait pas de fondement juridique à cette interdiction, on finissait par les laisser entrer, en les protégeant bien sûr pour éviter tout risque de contagion. Des personnes ont eu le courage de ne pas se laisser faire. Même chez les directeurs d’EHPAD, des gens sont passés par-dessus les consignes, par humanité, et ont laissé entrer des proches.

- Cette culpabilité peut-elle être lourde?
- Oui, et elle peut entraîner inconsciemment des conduites d’échec. Quand on ne se pardonne pas de ne pas avoir dit au revoir à un père, à une mère, et de n’avoir pas assisté à ses obsèques, on s’interdit d’être heureux. Ces personnes vont devoir faire un énorme travail psychologique pour arriver à se pardonner et à comprendre qu’elles ont été prises dans une situation collective. Car la culpabilité, finalement, est sociétale, une personne ne doit pas prendre sur elle toute la culpabilité. Je leur recommande de ne pas hésiter à faire des rituels, même différés dans le temps, parce que ça apaise. On peut parler ou écrire à quelqu’un qui est mort, recréer le lien avec lui.

>> Lire: «Les morts m'apparaissent comme des hologrammes»

- Vous suggérez même de faire des funérailles différées.
- Nous avons un homme politique, en France, qui est mort au tout début du covid, Patrick Devedjian, qui était président du Conseil général des Hauts-de-Seine. Tout était interdit et il n’a pas pu avoir de funérailles dignes de ce nom. Eh bien, il y a un mois, sa femme a organisé dans une église arménienne une célébration qui était comme des funérailles différées. Son cercueil n’était pas là, mais tout le monde était réuni comme s’il venait de mourir et il y a eu exactement tout ce qu’il y aurait eu lieu autour de son cercueil. Des hommages, de la musique, sa famille, ses amis, ses proches…

La vague psychiatrique arrive et elle est très importante

- Avec le confinement, la société n’a-t-elle pas cédé à une peur panique?
- Oui, il y a eu une peur panique, une peur collective qui révèle bien sûr notre rapport à la mort, qui est un rapport de déni. C’est comme si toute la société avait réalisé tout à coup que la mort faisait partie de la vie. Je trouve d’ailleurs que le vrai drame est là! On a oublié que l’être humain est mortel. Je suis persuadée qu’à la fin de l’année il n’y aura pas eu plus de morts qu’en 2019. Mais autant, les autres années, on acceptait que les personnes âgées meurent de grippe ou de perte d’immunité, ou tout simplement de comorbidité, autant, cette année, mourir du covid semble inacceptable. Quand on est très âgé, on est forcément très fragile. Les personnes âgées nous disent souvent: «Il faut bien mourir de quelque chose, un jour.» Chaque année, en France, 150 000 personnes meurent dans les EHPAD. Je pense qu’à fin décembre il n’y aura pas une surmortalité, ou alors elle sera très faible.

- On sait depuis le début que ce virus est peu létal, mais il a ranimé dans l’inconscient collectif le souvenir des grandes pestes du passé qui décimaient la moitié de la population.
- Il y a eu les grands mots: virus, épidémie, contagion… C’est la première fois, dans l’histoire de l’humanité, que les décisions politiques et sanitaires ont arrêté l’économie pour préserver la vie. Mais il y aura peut-être beaucoup plus de morts par la suite: des morts de tristesse, des morts de désespoir… Aujourd’hui, il y a déjà une épidémie d’idées suicidaires. Parce que les gens risquent de perdre leur travail, parce qu’ils sont condamnés à mettre la clé sous la porte de leur entreprise… La vague psychiatrique arrive et elle est très importante. Elle touche même les jeunes! Vous avez des jeunes qui entrent en dépression parce que tout d’un coup, ils n’ont plus d’avenir.

- Dans votre livre*, vous dites que ce virus va marquer l’âme du pays, un peu comme une guerre.
- Emmanuel Macron a dit que c’était une guerre mais, en même temps, on n’est pas dans la situation d’une guerre. En tant que psychologue, j’aime bien cette image de la crise, qui vient de la pensée chinoise, que la crise engendre une mutation. Le mot crise, en chinois, c’est à la fois le chaos et la transformation. Le chaos, bien sûr, c’est ce qu’on voit, mais qu’est-ce qui peut en sortir? Une transformation de la société, des réajustements des valeurs? Il y a aussi des effets positifs du confinement. On a vu des personnes qui se sont rapprochées de ce qui est essentiel pour elles: le rapport à la nature, la famille, la culture… Et puis il y a le besoin de liberté! On se rend compte à quel point les libertés dont on a été privés sont importantes!

- Il ne sera pas difficile de récupérer ces libertés?
- J’espère que non. C’est assez insupportable de devoir remplir une attestation pour aller chercher sa baguette de pain. Ça ne peut pas perdurer. Mais les personnes qui ont le plus souffert de ces restrictions, ce sont les personnes âgées. Elles sortent du confinement très affaiblies. Elles n’ont plus pu sortir de chez elles, elles ont perdu l’habitude de marcher, elles n’osent plus prendre leur voiture. Certaines ont pris un sacré coup de vieux. Elles ont peur de l’extérieur, peur d’aller faire leurs courses. Elles ont pris malheureusement une pente descendante, qui est celle de la perte d’autonomie, et cela, c’est irrattrapable.

Il y a un âge d’où l’on ne revient pas

- Ce confinement les a condamnées?
- Absolument! Le gouvernement va se retrouver avec 30% de plus de personnes qui étaient autonomes et qui vont perdre leur autonomie dans les mois qui viennent. Il y a un âge d’où l’on ne revient pas. On dit que, au-delà de 70 ans, si vous ne faites pas trente minutes par jour d’exercice intense, vous perdez votre tonus musculaire. C’est mauvais pour le cœur, pour la vitalité… On comprend qu’après trois mois d’immobilité, ces personnes ont l’impression que leurs jambes ne les tiennent plus. Et puis après avoir été coupées de leurs enfants et de leurs petits-enfants, elles ont le sentiment qu’elles n’ont plus leur place dans la société, elles baissent les bras, elles se laissent aller.

- Un médecin expliquait récemment que, pour éviter les risques pendant le repas de Noël, papy et mamie iraient manger à la cuisine.
- C’est tout à fait inadmissible. C’est une parole totalement blessante et malheureuse. Au contraire, les fêtes de Noël doivent être l’occasion de resserrer les liens avec ses grands-parents et les personnes âgées en général. Il faut que Noël se passe en famille et que les grands-parents sentent qu’ils peuvent s’appuyer sur leurs enfants et leurs petits-enfants. Les petits-enfants aussi doivent pouvoir exprimer leur affection pour leurs grands-parents.

- L’ordre sanitaire est totalitaire?
- Oui. J’ai trouvé inadmissible que des médecins ou des politiques puissent s’ingérer dans la vie familiale. C’est à chaque famille de décider comment faire pour partager du temps ensemble tout en protégeant ses grands-parents.

- C’est la digue de la civilisation qui a sauté?
- Oui, c’est un choc. Tout cela vient aussi d’un manque de réflexion philosophique sur le fait que, en somme, nous sommes tous «à risque». J’entends partout l’expression «personnes à risque», mais l’expression est stupide. Nous sommes tous à risque puisque la vie est un risque. Cette épidémie est là, il y en a eu d’autres dans le passé, il y en aura d’autres à l’avenir. Est-ce qu’on va s’arrêter de vivre pour cela?

- N’est-on pas obnubilé par ce qu’on appelle «le principe de précaution»?
- Je pense qu’il faut relativiser le principe de précaution. Parce qu’où va-t-on? On ne peut pas mettre sous cloche toute une population sous prétexte qu’il y a un danger de mort autour de nous. Ce danger de mort existe en permanence, de toute façon. Il y a beaucoup de colère qui s’exprime actuellement, un mécontentement qui progresse contre l’emprise de cet Etat autoritaire. Il y a un risque de révolte contre une dictature sanitaire.

- On voulait même interdire aux personnes de plus de 65 ans de sortir.
- Cette idée a effectivement été émise, j’ai tout de suite fait une tribune dans le Figaro pour dire qu’elle était inadmissible. Elle est d’ailleurs anticonstitutionnelle. Il est normal que la très grande majorité des victimes du covid soient des personnes âgées, puisqu’elles sont plus fragiles que les autres, mais il est faux de dire qu’à partir de 65 ans on fait forcément partie des personnes fragiles. Vous avez des personnes qui ont un vieillissement robuste, j’en connais qui, à 70 ans, sont bien plus robustes que certaines personnes de 40 ans qui fument, qui boivent, qui ont du diabète ou qui sont obèses. Cela ne veut rien dire, l’âge. Chacun doit agir en fonction de sa connaissance de sa santé, en discutant avec son médecin traitant. Tout le monde n’a pas les mêmes risques.

- Les plus de 65 ans, c’est la génération de Mai 68, qui symbolise la révolte et la liberté. Et on prétend l’enfermer aujourd’hui!
- Oui, c’est ahurissant. C’est une génération qui ne se laissera pas imposer une discrimination à cause de son âge. Qu’on impose le confinement à tout le monde, c’est une chose, mais c’en est une autre d’imaginer un confinement qui viserait uniquement une certaine catégorie de la population. Je dis souvent en riant que je fais partie de la génération qui a chanté avec Brigitte Bardot, dans les années 1960, «Je n’ai besoin de personne en Harley-Davidson». La génération de Mai 68 est très attachée à son autonomie, elle fait beaucoup de sport et d’exercice physique pour maintenir son autonomie, beaucoup plus que les générations précédentes. Elle n’acceptera pas qu’une décision politique ou sanitaire porte atteinte à sa liberté.

>> * «L'adieu interdit», éd. Plon, 2020.


Par Habel Robert publié le 26 décembre 2020 - 11:58, modifié 18 janvier 2021 - 21:17