- Au décès de la reine, son fils aîné, Charles, lui succédera. Qu’est-ce que cela va changer pour la monarchie?
- Marc Roche: Le processus est intangible. Dès que la mort est constatée par les médecins, Charles devient roi. Sa première décision sera de choisir son nom de règne. Jusqu’à son couronnement, entre six mois et une année, rien ne changera. Il va poursuivre le règne précédent et ne pourra entamer les réformes qu’après son couronnement, tout en sachant que sa marge de manœuvre est réduite dans la mesure où ses pouvoirs le sont aussi par la Constitution non écrite. L’historien Walter Bagehot le décrit ainsi: «Le souverain a, dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle, le droit d’être consulté, le droit d’encourager et le droit de mettre en garde.»
- Charles a son franc-parler. En 2014, il comparaît Poutine à Hitler. Va-t-il pouvoir continuer à exercer sa liberté de parole?
- Il s’est engagé, sous la pression de sa mère, à l’occasion de son 70e anniversaire, à ne pas intervenir dans la vie politique lorsqu’il sera roi. Les souverains contemporains ont un pouvoir d’influence, mais pas un pouvoir de décision. Il y a un seul discours dans l’année qui ne connaisse pas de contreseing ministériel, c’est le message de Noël. Mais la reine n’a jamais profité de cette occasion pour envoyer un signal politique. Elle a parlé de la famille, des forces armées, de la religion, de sa foi et des événements qui ont touché le Royaume-Uni, sans jamais condamner quoi que ce soit. A l’inverse, les souverains des Pays-Bas ont réprouvé le racisme et Baudouin, roi des Belges, s’est opposé à l’avortement. Charles le fera-t-il à cette occasion? La question demeure.
- Peut-il s’exprimer autrement?
- Il peut multiplier les gestes. Elisabeth II l’a fait pour l’Ukraine en offrant un don, sur ses deniers privés, aux réfugiés. Lui, en tant que prince de Galles, est allé bien au-delà, en rendant visite à l’église ukrainienne de Londres et en dénonçant l’invasion russe (il a parlé «d’une agression brutale», ndlr). Il est hors de question qu’il le fasse en tant que roi. En revanche, il peut agir par le choix de ses visites ou de ses organisations caritatives. L’une de ses grandes réussites, en dehors de ses combats pour l’écologie, les médecines naturelles, l’œcuménisme religieux et la lutte contre le racisme, c’est la constitution, depuis son départ de la Royal Navy, d’un dispositif philanthropique hors norme. Le Prince’s Trust, fondé en 1976, est remarquable. On a tendance, en Europe, à sous-estimer l’importance du monde associatif. Au Royaume-Uni, il est chapeauté par la famille royale, qui, dans ce domaine, exerce un pouvoir réel. Le gouvernement n’y touche pas. Ce monde caritatif supplée les carences de l’Etat providence, moins développé que sur le continent. Charles pourra aussi faire usage de ses silences. Un art dans lequel Elisabeth a excellé. En ne disant rien, on fait passer un message pour signifier que l’on n’est pas très heureux et le gouvernement comprend. Même Margaret Thatcher, très royaliste au demeurant, a toujours évité de se mettre à dos la monarchie.
- La monarchie pourrait-elle ne pas survivre au décès d’Elisabeth?
- L’un des grands legs d’Elisabeth II, c’est la popularité de l’institution. Malgré la pandémie, la guerre en Ukraine, la crise économique, le Brexit, les scandales du «Megxit» et du prince Andrew, la royauté est restée au-dessus de la mêlée. Elle est le dernier recours moral. Pendant la pandémie, en deux discours, Elisabeth II a réconforté le moral du pays qui était au plus bas. Il n’y a pas d’inquiétude à avoir sur la survie de l’institution.
- Certains ont évoqué, à tort, l’abdication de Charles au profit de son fils William. Est-ce envisageable?
- Non. Même les plus ardents défenseurs de William et de la jeunesse savent que le règne de Charles sera court. Lui-même est très impressionné par Edouard VII dont le règne de neuf ans a été remarquable avec l’Entente cordiale entre le Royaume-Uni et la République française. Idem pour George VI (quinze ans de règne, ndlr) pendant la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle il a joué un rôle modèle pour soutenir la bataille contre le nazisme.
- Le plus moderne de Charles et William n’est-il pas le père, qui, depuis toujours, est sensible à l’écologie et à la place des minorités?
- Absolument. Charles est un modernisateur, un innovateur et un visionnaire, et à la fois, il représente la vieille Angleterre. Il est très attaché au protocole, à la hiérarchie et pas très agréable envers ses collaborateurs. Il peut être cassant et hautain. William, c’est l’inverse. De par sa jeunesse, de par son engagement tout à fait remarquable en faveur de la diversité dans le cinéma et dans le sport, son intérêt pour l’Afrique, et son intérêt pour les déshérités en général, c’est un modernisateur, aussi par son âge. En revanche, il a été formaté par sa grand-mère lors des fameux déjeuners après la séparation de ses parents. Quand il était à Eton, il voyait la reine le week-end. Il a une conception de la monarchie très conventionnelle: pas de politique, pas de séparation de l’Eglise et de l’Etat et importance du rôle comme chef des armées. Le prince Charles, lui, est en faveur de l’œcuménisme religieux, il a dit: «Je veux être gouverneur des fois et non de la foi.» Le personnage a un double visage qu’il ne montre pas simultanément.
- Contrairement à ce que l’on entend, la reine, elle, n’abdiquera pas.
- C’est impensable. Un souverain ne rend pas sa couronne à son fils aîné ou à sa fille, parce qu’il ou elle «prendrait sa retraite». C’est une vision des continentaux, cela n’existe pas au Royaume-Uni. Dans le cas d’Elisabeth II pour deux raisons. Elle a fait un engagement religieux, c’est une femme très croyante, très pieuse, qui a pris très au sérieux son rôle de gouverneur de l’Eglise anglicane. Et ensuite, parce qu’elle a été traumatisée par l’abdication d’Edouard VIII. A ses yeux, cela a fait tomber la monarchie de son piédestal et menacé son existence même. Mais surtout, cela a tué son père adoré qui n’était pas prêt à monter sur le trône. L’abdication d’Edouard VIII, survenue en 1936, lorsqu’il a voulu épouser Wallis Simpson, Américaine et divorcée, aurait été quasi inévitable, par la suite, en raison de ses liens avec le nazisme.
- Les républicains veulent faire campagne en vue d’abolir la monarchie à l’occasion du jubilé. Leur démarche vous paraît-elle crédible?
- Le mouvement républicain, d’après les sondages, est constant à 10%. A la mort de Diana, il est monté à 15% après la réaction tardive de la reine. De nos jours, il est en dessous des 10% pour une raison bien simple: il est élitiste, lié à une certaine intelligentsia de gauche, très minoritaire, qui n’a aucun relais dans l’opinion. Il y a une exception, qui, à mon avis, est due à la personnalité d’Elisabeth II, mais qui va disparaître avec Charles et William, c’est une certaine réticence de la part des minorités ethniques qui ont du mal à s’identifier à une monarchie qui reste blanche, anglo-saxonne et protestante. En dehors des grandes agglomérations et du cercle des lecteurs du «Guardian», le mouvement républicain est inexistant dans le pays profond. Les Britanniques n’ont eu qu’un seul modèle de république, celle d’Oliver Cromwell (Lord Protecteur d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande pendant quatre ans au XVIIe siècle). Ils gardent un très mauvais souvenir de ce staliniste avant la lettre.
- A l’avenir, peut-on imaginer une monarchie «light», moins chère?
- Le contribuable, contrairement à ce qui s’est passé dans les années 1970 où il était maltraité par les «royals» qui ne payaient pas d’impôts et avaient un mode de vie extravagant, ne se pose plus la question du coût de la monarchie. La reine paie des impôts depuis 1994, elle a réduit son train de vie, notamment ses voyages. Pour les Britanniques, c’est un bon rapport qualité-prix. L’équivalent d’une pinte de lait par habitant et par an. Pour ce prix, les retombées touristiques sont immenses (environ 2,5 milliards chaque année. ndlr). Quant au soft power, l’influence pour l’image du Royaume-Uni à l’étranger, il est inquantifiable.
- Pourquoi la reine a-t-elle octroyé à Camilla, le 5 février dernier, le titre de reine consort?
- Elisabeth II est très consciente de l’histoire: la femme d’un roi est une reine. Elle se devait de le faire. Elle aurait préféré, en 1997, au décès de Diana, que Camilla reste la maîtresse de son fils aîné et n’ait aucun rôle officiel. Mais Charles l’a imposée. La reine a donc attendu que l’opinion l’accepte pour entrer dans les clous de la Constitution. Camilla, elle, a fait un sans-faute. Jamais un mot de travers, dévouée à la tâche philanthropique, elle n’a pas cherché à éclipser son mari, à l’inverse de Diana. De plus, elle a de bonnes relations avec William et Kate et les autres membres de la famille royale. Moins avec Harry…
- Dès lors, pourquoi le mari d’Elisabeth n’est-il pas devenu roi?
- Ce n’est pas dans la tradition de la monarchie constitutionnelle britannique par peur que la reine ne soit effacée par son mari. C’est ce qui s’est passé avec la reine Victoria et Albert, son mari. Elisabeth II, fine stratège, n’a pas nommé Philip prince consort jusqu’en 1960, elle l’a gardé au titre de duc d’Edimbourg. Il n’avait pas accès, à l’inverse d’Albert, aux fameuses boîtes rouges contenant les documents officiels. Elisabeth n’étant pas préparée à la tâche à la mort de son père, il ne fallait pas qu’elle soit occultée par un mari très déterminé, intelligent et réformateur, ce qui fut, là encore, le cas d’Albert. Après ses noces, Elisabeth n’était que l’épouse d’un officier de la Royal Navy. Jusqu’au moment où elle est devenue reine, elle avait un rôle subalterne par rapport à son mari promis à une brillante carrière dans l’amirauté.
- Quelle sera la place de Harry lors du couronnement de son père, sachant qu’il va publier des mémoires pour 15 millions de dollars?
- Cela va dépendre de Harry, pas du prince de Galles, qui va avaler la couleuvre. Il veut que son fils et sa belle-fille soient présents au couronnement pour montrer un front uni. Au sein de la famille royale, Harry ne joue plus aucun rôle. Il sera présent, sans plus. Même pas à côté de William. Il fera partie des membres secondaires de la famille royale, derrière Edward et Sophie qui, eux, sont des «working royals». A mon avis, Harry et Meghan ne viendront pas. Harry n’a jamais accepté Camilla, alors que William, qui était plus âgé au moment de la mort de Diana, était plus réaliste et pragmatique. Pour William, ce qui importait, c’était le bonheur de son père. Pour Harry, Camilla est une usurpatrice. Quant à sa biographie, en effet, on ne paie pas une telle somme pour avoir de l’eau de rose. Il y aura des révélations, surtout sur Camilla, qui vont faire grincer des dents.
- Un membre de la famille royale peut-il retrouver une fonction qu’il a quittée ou dont il a été démis?
- C’est une décision régalienne. Ce n’est pas à Harry de demander sa réintégration, c’est au souverain de le faire. Il me semble que c’est impensable tant qu’il est avec Meghan. Dans le cas contraire, tout est remis à plat. Le cas échéant, il serait accueilli à bras ouverts et redeviendrait un «working royal». La décision, aujourd’hui, appartient à Elisabeth II, au prince Charles et à William. Désormais, c’est un triumvirat, et pas une régence, qui est une décision du parlement. En raison de son âge avancé et de la détérioration de son état de santé physique, la reine a simplement délégué la plupart de ses fonctions de représentation au prince Charles et au prince William.
>> Retrouvez «Les Borgia à Buckingham», 336 p., le dernier ouvrage de Marc Roche, journaliste au «Point» et consultant pour TF1, est paru chez Albin Michel.
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