1. Home
  2. Actu
  3. Résistance aux antibiotiques: «Il faut un centre de lutte en Suisse!»

Interview

Résistance aux antibiotiques: «Il faut un centre de lutte en Suisse!»

L’efficacité des antibiotiques diminue dramatiquement. Pour l’OMS, l’antibiorésistance est «une des plus graves menaces pesant sur la santé mondiale». Près de 1 million et demi de personnes en meurent chaque année. A l’EPFL, l’équipe du professeur Alexandre Persat développe des stratégies révolutionnaires pour neutraliser les bactéries mortelles.

Partager

Conserver

Partager cet article

Alexandre Persat et son équipe, le Persat Lab

L’actualité d’un chercheur et de son équipe, ce sont notamment leurs publications scientifiques. Le Persat Lab (www.p-lab.science) vient de sortir deux nouvelles études dans des magazines de biologie moléculaire prestigieux, The EMBO Journal et le journal de l’American Society for Microbiology. 

Fred Merz/Lundi 13

Darwin l’avait pressenti: tous les organismes vivants​ évoluent, s’adaptant aux changements de leur environnement. Les microbes, en l’occurrence les bactéries, ne font pas exception. Confrontés depuis 80 ans aux antibiotiques, ces micro-organismes ont muté et résistent de plus en plus à ces médicaments miracles qui semblaient avoir résolu les ravages des infections, première cause de mortalité avant 1940. Les projections prévoient plus de 10 millions de victimes annuelles en 2050 des suites d’infections naguère bénignes. A l’EPFL, le professeur Alexandre Persat et son équipe cherchent de nouveaux talons d’Achille sur une bactérie précise, Pseudomonas aeruginosa, avec l’espoir de développer des antibiotiques radicalement nouveaux: des molécules qui s’attaqueraient au sens du toucher et aux capacités de mouvement de ce micro-organisme. Ce pathogène représente 15% des infections nosocomiales, provoque des infections dévastatrices chez les patients immunodéprimés et sur les personnes souffrant de mucoviscidose. Or Pseudomonas a développé une forte antibiorésistance, qui condamne de plus en plus ses victimes. L’équipe du professeur Persat vient de publier deux études dans deux grands magazines scientifiques qui laissent entrevoir des raisons d’espérer.

- Vos recherches visent à développer des ripostes face à la résistance croissante de la bactérie Pseudomonas aeruginosa aux antibiotiques. Avant de nous expliquer votre démarche, vous confirmez la gravité de ce phénomène?
- Alexandre Persat: On entend souvent que la situation va être catastrophique. Mais elle l’est déjà: une étude très rigoureuse de 2019 a chiffré à près de 1 million et demi dans le monde et par année les victimes de cette résistance croissante aux antibiotiques de certaines bactéries. C’est un chiffre supérieur aux morts du paludisme ou du sida, un chiffre qui s’approche de la mortalité du cancer. En fait, nous devons admettre que nous ne faisons plus de progrès face à la problématique des infections.

- Quelle est la cause principale, selon vous, de cette apparente impuissance scientifique, pharmaceutique et médicale?
- Pour faire court, je dirais qu’on privilégie encore l’optimisation des anciens antibiotiques aux dépens des nouvelles approches. C’est cela que j’essaie de changer avec mon équipe. Il faut de la diversité scientifique face à ce problème, notamment des pistes venant de l’ingénierie. Il faut observer les bactéries, et plus largement le phénomène de la vie, sous des angles inédits. C’est à la fois nécessaire et scientifiquement excitant.

- Et sur quoi bute l’optimisation des anciens antibiotiques?
- Le processus classique consiste à faire pousser la bactérie en laboratoire et à la confronter à toutes les molécules qu’on a sous la main en espérant trouver celles qui la tuent. Le problème, c’est que, depuis des années, ce sont toujours les mêmes molécules qui se révèlent efficaces parmi les millions que les chimistes développent.

Alexander Fleming, Prix Nobel de médecine 1945

Alexander Fleming (1881-1955), Prix Nobel de médecine 1945, avait découvert la pénicilline en 1928, ouvrant la voie au développement des antibiotiques.

DR

- Et en quoi vos recherches sont-elles révolutionnaires?
- Au lieu d’étudier le comportement de bactéries abondamment nourries en laboratoire, un peu comme si elles regardaient la télévision en étant vautrées dans leur sofa, nous essayons dans mon labo d’imaginer l’environnement des bactéries au moment, encore très mal connu, de l’infection. Car la zone d’infection n’a rien d’un sofa: c’est un champ de bataille! Nous essayons de trouver d’éventuels talons d’Achille de la bactérie quand elle est en train de se battre contre un système immunitaire. Nous essayons de comprendre précisément ces aspects micro-environnementaux, plus précisément de comprendre le sens du toucher de la bactérie et sa motilité, c’est-à-dire sa capacité à se mouvoir. Nous tentons ainsi de mettre en évidence des faiblesses encore inconnues qu’on pourrait exploiter pour la combattre.

- Affaiblir le sens du toucher et la capacité de mouvement, la motilité de la bactérie que vous étudiez, en quoi cela la rendrait moins dangereuse pour l’être humain?
- Pendant la phase d’infection, cette bactérie a besoin de sa motilité pour coloniser les poumons, par exemple, pour se répandre partout et trouver des niches pour mieux se multiplier au fil des heures, des jours, voire des mois. C’est essentiel pour elle de pouvoir se déplacer en groupe, de manière coordonnée, notamment pour fabriquer des structures multicellulaires, qu’on appelle biofilms. Ces biofilms constituent vraiment l’un des aspects critiques: c’est sous cette forme que la bactérie se défend le mieux contre les antibiotiques et contre nos cellules immunitaires. Quand nous nous brossons les dents, nous essayons d’ailleurs de détacher des biofilms bactériens de l’émail. Et notre dentiste n’est jamais satisfait de notre brossage.

- Donc vous essayez en quelque sorte de trouver un moyen de couper les pattes, ou plutôt de raser les poils des bactéries qui leur permettent d’avancer.
- Oui, car cette motilité, c’est la première phase de leur programme. Les bactéries bougent beaucoup jusqu’à ce qu’elles sentent, au toucher, qu’elles ont atteint des surfaces favorables. Elles se mettent alors à produire plus de toxines qui endommagent nos tissus. Puis elles se diversifient, certaines se structurant sous forme de biofilms leur permettant de survivre plus longtemps. Ce scénario, nous l’observons notamment chez les malades de la mucoviscidose, qui sont très sensibles au Pseudomonas. La bactérie les infecte vers l’âge de 10 ans. Leur infection dure vingt ou trente ans. Ils doivent être sous antibiotiques jusqu’à une greffe des poumons vers 35-40 ans. Pour enrayer ce scénario infectieux, nous espérons trouver des thérapies combinatoires inhibant la motilité des bactéries et endommageant leur biofilm.

la pénicilline

Le premier antibiotique, la pénicilline, est une toxine synthétisée par certaines moisissures.

Yon Marsh Natural History/Alamy Stock Photo
la pénicilline

La pénicilline a été utilisée en médecine à partir de 1941. Son efficacité connaît des hauts et des bas ces dernières années.

Walter Cicchetti/Alamy Stock Photo

- Votre équipe est-elle vraiment la seule dans le monde à explorer ces pistes?
- Ce que mon laboratoire a réussi à démontrer en exclusivité, c’est que la motilité bactérienne de Pseudomonas est couplée avec un sens du toucher. Il faut se demander maintenant si d’autres bactéries pathogènes ont aussi développé ce sens du toucher. Si c’était le cas, ce serait une piste extrêmement intéressante pour développer des thérapies alternatives capables de les stopper.

- Les enjeux médicaux et donc économiques sont gigantesques. Etes-vous courtisés par des géants pharmaceutiques?
- Non, malheureusement. C’est un des aspects les plus dommageables de cette crise de l’antibiorésistance: le potentiel économique pharmaceutique est très faible en termes de pur profit financier. Le bénéfice ne concerne que la santé publique. Et là, il est énorme. Un pays confronté à ces problèmes d’antibiorésistance perd énormément d’argent sous forme d’absentéisme au travail, de frais hospitaliers, de soins, etc. Et c’est l’Etat et l’ensemble de la société qui paient la facture. Mais comme le marché des antibiotiques génère très peu de profits, les programmes de développement ont été pratiquement stoppés. Les traitements contre le cancer, qui peuvent coûter des dizaines, voire des centaines de milliers de francs par patient, sont bien plus intéressants pour les géants de la pharma. Le système économique actuel n’est pas approprié pour progresser face à ce danger.

- Est-ce que vous avez déjà découvert des molécules prometteuses pour limiter les mouvements ou le toucher de cette bactérie?
- (Silence et sourire embarrassés.) Disons que c’est encore confidentiel... On a en effet commencé à chercher des molécules qui désactivent les poils de cette bactérie. Mais on doit encore mieux comprendre ce qui se passe réellement.

- Il faut rappeler que, de manière générale et contrairement aux idées reçues, la vie demeure un phénomène encore largement méconnu. Et le monde des micro-organismes ne fait pas exception à ce constat de modestie, n’est-ce pas?
- C’est tout à fait vrai. Prenons par exemple la bactérie sur laquelle les chercheurs du monde entier se sont acharnés des décennies durant, la fameuse Escherichia coli, qui a notamment permis à de nombreux Prix Nobel – comme Jacques Monod – de découvrir les principes fondamentaux de la vie. C’est le système vivant le plus étudié de tous. Cette bactérie compte près de 5000 gènes et pourtant, après 80 ans de microbiologie moderne, 30% d’entre eux demeurent totalement inconnus et 20% mal connus.

Alexandre Persat, professeur à l'EPFL

Alexandre Persat incarne aussi le développement très important ces dernières décennies des sciences du vivant dans les écoles polytechniques fédérales.

Fred Merz | Lundi13

- Si on allouait dix fois plus de moyens à votre laboratoire, vous signeriez tout de suite?
- Ah oui, il n’y a aucun doute! Nous progresserions au moins dix fois plus vite! On pourrait imaginer travailler en connexion permanente avec le domaine clinique. Si, par exemple, j’avais trois étudiants au CHUV pour collaborer avec les pneumologues, ils pourraient ramener des souches de Pseudomonas à l’EPFL afin de les étudier au niveau moléculaire et les comparer avec celles qu’on cultive au labo. Ce serait le graal! On pourrait aussi faire des essais cliniques sur des patients. En fait, tout changerait si nous pouvions avoir un grand centre suisse de lutte contre l’antibiorésistance.

- Cette inertie s’explique-t-elle seulement par les faibles profits que génèrent les antibiotiques? 
- Il y a aussi des problèmes de psychologie collective: on a du mal à se connecter concrètement à ces maladies. Avec Pseudomonas, on est infecté parce qu’on souffre déjà d’un déficit immunitaire ou bien parce qu’on est infecté lors d’un séjour aux soins intensifs. Les patients sont aussi souvent des personnes plutôt âgées, infectées par le staphylocoque doré lors d’une opération de prothèse de hanche. C’est donc un ensemble de problèmes sous-jacents, contrairement au covid qui a eu des conséquences dramatiques de manière très subite.

- Comment en êtes-vous arrivé à étudier la motilité et le toucher des bactéries?
- Je viens d’un domaine complètement différent de la microbiologie: la mécanique des fluides. J’ai grandi en regardant des courses de formule 1 et de ski. Et je m’intéressais énormément à l’aérodynamique. J’étais fasciné par les recherches en soufflerie. Ces études sur le comportement des flux d’air autour d’un solide m’ont finalement amené à l’étude des flux de liquides à l’échelle de l’épaisseur d’un cheveu. A cette échelle, les mouvements sont très différents. Quand on fait du vélo, on continue d’avancer un bon bout sans devoir pédaler et il faut freiner vigoureusement pour s’arrêter rapidement. A l’échelle de la bactérie, il faut bouger constamment pour se déplacer, sinon l’arrêt est immédiat. Les bactéries vivent au fond dans le goudron ou dans une piscine de balles. Je suis donc un ingénieur spécialiste de problèmes fluidiques qui s’est mis à la biologie pour coupler deux domaines scientifiques très différents. Ce genre de connexion inédite de savoirs permet d’espérer innover de manière radicale.

Par Philippe Clot publié le 5 mai 2023 - 08:37