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«Revenge porn»: bientôt la fin de l’impunité?

Pratique méprisable s’il en est, la pornodivulgation reste largement impunie en Suisse. Une situation qui pourrait prochainement changer alors que le Conseil national s’apprête à se pencher sur la question. Explications et éclairages de deux spécialistes.

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«Revenge porn»

Une fois le contenu à caractère sexuel publié, il devient difficile, voire impossible de le faire disparaître. Un cauchemar pour les victimes, qui vivent dans la crainte de voir ressurgir ces images à tout moment, par exemple à l’occasion d’une recherche d’emploi.

Kevin Deneufchatel
carré blanc
Margaux Sitavanc

Imaginez. Dans le cadre de votre relation amoureuse, votre partenaire et vous convenez d’un commun accord de filmer vos ébats ou de vous envoyer de temps à autre des photos coquines. Ces pratiques, si elles peuvent interroger, sont relativement communes. Imaginez maintenant que, après vous être séparé de ce même partenaire, vous receviez un torrent de messages de votre famille et de vos amis, catastrophés, vous indiquant que ces vidéos ou images sur lesquelles vous apparaissez se trouvent à présent sur les réseaux sociaux ou sur des sites illégaux, où elles sont abondamment commentées et repartagées.

Littéralement «vengeance pornographique», le «revenge porn», ou pornodivulgation, consiste à diffuser sur internet des images ou vidéos à caractère sexuel sans le consentement de la personne qui y apparaît. Le but de cette pratique odieuse, qui touche avant tout les femmes et les jeunes? Se venger dans le cadre d’une relation ou d’une rupture, mais aussi nuire, humilier, salir. Si ces contenus sensibles et intimes sont souvent partagés sur les réseaux sociaux, ils peuvent également se retrouver sur des sites pornographiques ou même sur le darknet, ce qui rend leur suppression difficile, voire impossible.

Après le succès de miniséries comme «Don’t F**k With Cats: un tueur trop viral» ou «L’arnaqueur de Tinder», le géant du streaming Netflix a sorti le 27 juillet dernier «L’homme le plus détesté d’internet». Durant trois épisodes d’une heure, le spectateur est embarqué dans la croisade d’une mère de famille contre Hunter Moore, créateur du site pornographique IsAnyoneUp (aujourd’hui fermé) et roi autoproclamé du «revenge porn». Authentique sociopathe, celui qui avait déclaré «ruiner des vies, c’est juste trop marrant» avait créé en 2010 une plateforme permettant à quiconque de partager ou de commenter des photos d’ex-partenaires, ou même de victimes de piratage informatique. Pire, un lien vers les différents réseaux sociaux des victimes ainsi que leurs coordonnées étaient également livrés en pâture à la meute des adorateurs de Moore. Bien loin de se terrer, ce dernier a au contraire pleinement joui de son statut de célébrité d’internet jusqu’à sa condamnation, en 2015, à 2 ans et demi de prison. Un séjour à l’ombre qui ne semble pas lui avoir fait prendre la mesure de sa faute, puisqu’il indiquait encore le 30 juillet dernier, à l’occasion d’une interview avec le youtubeur RDAP Dan: «Cela va probablement sembler horrible, mais je suis fier de ce que j’ai créé, je suis fier de la communauté que j’ai créée.»

Actuellement, il n’existe pas de disposition pénale réprimant expressément la pornodivulgation. S’il est possible d’appréhender certains cas de figure en les reliant à des infractions existantes (voir l’interview de Me Lorella Bertani, ci-dessous), un vide juridique demeure lorsque la victime a préalablement donné son accord pour être filmée ou a elle-même transmis le contenu à l’auteur.

Une situation qui pourrait cependant bientôt changer. En octobre 2021, la députée au Grand Conseil vaudois Carine Carvalho a déposé une initiative cantonale demandant l’introduction dans le Code pénal d’un article spécifique. «Notre constat était que l’arsenal juridique actuel n’était pas suffisamment dissuasif pour les potentiels auteurs et qu’il y avait une vraie disproportion entre les conséquences énormes pour les victimes de ce genre de comportements et leur répression», indique l’élue socialiste.

Le 15 juin dernier, le Grand Conseil vaudois a renvoyé aux Chambres fédérales le texte porté par la députée vaudoise. Heureux hasard du calendrier, deux jours auparavant, le Conseil des Etats acceptait justement l’introduction dans le Code pénal d’une infraction de pornodivulgation à 37 voix contre 6. «Les lignes bougent, c’est encourageant, se réjouit Carine Carvalho, consciente néanmoins que tout n’est pas encore joué. La question doit encore être traitée par le Conseil national, en principe lors de la session d’hiver 2022, et on sait d’ores et déjà que le Conseil fédéral n’est pas favorable à l’introduction d’une infraction pénale spécifique, dont il juge les contours trop flous.» En lieu et place, les sept Sages proposent d’examiner s’il y a lieu de légiférer dans le cadre des travaux sur le cyberharcèlement ou encore de rester dans le cadre du droit civil qui permet de faire cesser une atteinte à l’honneur en cours.

Deux propositions qui sont loin de convaincre Carine Carvalho. «Une fois en ligne, ces contenus sont extrêmement difficiles à supprimer. Une disposition pénale a l’avantage d’envoyer un message fort aux potentiels auteurs pour que ces images ne soient pas publiées en premier lieu. Le problème est le même pour les dispositions civiles. Une fois que les images sont publiées, c’est trop tard. Sans compter que, dans une procédure civile, c’est sur la victime que repose le fardeau de prouver l’atteinte subie. Ce n’est vraiment pas satisfaisant», conclut l’élue PS. Affaire à suivre, donc. 


«La honte doit changer de camp»


Tout au long de sa carrière, l’avocate genevoise Lorella Bertani a défendu des centaines de victimes d’agression sexuelle. La femme de loi défend elle aussi l’introduction dans le Code pénal d’une infraction spécifique, vu l’absence actuelle d’outils de répression.

Lorella Bertani

Lorella Bertani, avocate genevoise. 

Didier Martenet

- Le droit actuel offre-t-il selon vous une protection suffisante contre ces cas de pornodivulgation, ou êtes-vous d’avis qu’une modification s’impose?
- Lorella Bertani: Il faut une disposition spécifique, cela me semble indiscutable. En effet, si pour d’autres comportements proches comme le «sextortion» (le fait, pour un auteur, de faire chanter sa victime en la menaçant de divulguer des clichés ou vidéos à caractère sexuel où elle apparaît, ndlr) ou encore lorsque l’auteur filme sa victime sans son consentement, il existe des dispositions pénales permettant d’aboutir à une condamnation. En revanche, lorsque la victime a préalablement accepté d’être filmée et que l’auteur, en trahissant sa confiance, publie ces vidéos privées sur internet, on a peu ou pas d’outils pour réprimer ce comportement méprisable.

- Le «revenge porn» est-il également un enjeu sociologique?
- Absolument. D’un point de vue humain, une relation sexuelle consentie implique confiance, amour et respect. On n’est pas censé être dans la méfiance lorsque l’on couche avec son partenaire. Après, pourquoi les gens se filment-ils, ça, c’est une autre question. Est-ce vraiment utile de mettre en scène ses ébats? Je n’en suis pas du tout convaincue. Ce d’autant plus que, si ces images circulent ensuite sur la Toile sans l’accord de la victime, les dommages sont immenses. Il faudrait également obliger les GAFAM à renforcer leurs actions en termes de modération et de suppression de contenus qui violent les règles qu’ils ont eux-mêmes édictées.

- Le droit est donc en retard sur ces questions?
- Non, je ne suis pas d’accord avec cette affirmation. Le droit ne peut pas aller plus vite que la société. Prenez l’exemple de l’adultère, longtemps érigé en infraction pénale. C’est lorsque le regard de la société a évolué sur le sujet que cette disposition a été abrogée. Il faut vraiment comprendre que dans tous les Etats démocratiques, de tels changements de loi prennent nécessairement du temps. C’est selon moi le prix à payer lorsque l’on vit dans un Etat de droit.

- Mais, au fond, ne serait-il pas temps de changer notre regard, afin que, d’une part, la honte change de camp et que, d’autre part, on traite cette pratique pour ce qu’elle est, à savoir aussi minable qu’inintéressante? Tout le monde ou presque a des relations sexuelles. Pourquoi la victime devrait-elle être traînée dans la boue? Vous me trouvez naïve?
- Si vous êtes naïve, je le suis aussi. Il faut remettre la honte à la bonne place, à savoir du côté de l’auteur. Il faudrait que les réactions des internautes, lorsqu’ils commentent ce genre de contenu, soient dirigées contre celui ou celle qui est à l’origine de la publication en lui disant: «Tu es minable», «Tu es abject», «Tu devrais avoir honte». De plus, dans notre société hypersexualisée où l’on a accès à la pornographie en permanence, pourquoi en avoir honte? Comme on dit, lorsqu’il n’y a plus de public, il n’y a plus de spectacle.

Par Margaux Sitavanc publié le 6 octobre 2022 - 09:14