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Interview

Romaine Morard: «Le sexisme est présent dans les deux mondes, politique et médias»

La journaliste quitte le média public alors qu’elle se préparait à lancer une émission de grands entretiens à la TV à la fin de l’été. Elle deviendra dès le 1er juillet conseillère personnelle du conseiller d’Etat vaudois Frédéric Borloz. Retour sur près de vingt ans à la RTS où elle a produit trois programmes phares.

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Romaine Morard

«J'ai écouté mon instinct. Une nouvelle option s’offrait à moi, qui me faisait peur mais qui m’emmenait vers quelque chose de totalement nouveau et d’excitant.» La journaliste Romaine Morard quitte la RTS et deviendra dès le 1er juillet conseillère personnelle du conseiller d’Etat vaudois Frédéric Borloz.

Photographie: Blaise Kormann, Coiffure-Maquillage: Eloïse Marchese, Assistante: Letizia Furlan
Stéphane Benoit-Godet, rédacteur en chef
Stéphane Benoit-Godet

- Pourquoi quitter la RTS?
- Romaine Morard:
Je quitte car j’ai eu l’opportunité de rejoindre le conseiller d’Etat Frédéric Borloz au Département de l’instruction publique du canton de Vaud. C’est arrivé de manière inattendue, à la fois la personne et le département m’enthousiasmaient. Voilà dix-neuf ans que je suis à la RTS, j’ai pu avoir des postes extraordinaires, dont quatre ans au Palais fédéral comme journaliste parlementaire avec des souvenirs professionnels et personnels très forts. J’ai ensuite produit et présenté les TJ les week-ends et Infrarouge avant La matinale pendant cinq ans. Donc beaucoup de tâches passionnantes. Mais j’avais envie d’ouvrir les fenêtres et d’apprendre quelque chose de nouveau. Je ressentais un besoin de changement.

- Quid de l’émission de grands entretiens que vous deviez présenter à la TV dès la fin août?
- J’ai écouté mon instinct. Une nouvelle option s’offrait à moi, qui me faisait peur mais qui m’emmenait vers quelque chose de totalement nouveau et d’excitant. Cette voie m’a littéralement aspirée. C’est une aventure dans le sens où je vais commencer à travailler avec Frédéric Borloz, qui prendra lui aussi ses fonctions à l’exécutif le 1er juillet. D’autres départements auraient aussi pu être intéressants pour moi, mais l’instruction me plaît particulièrement. C’est fascinant de réfléchir aujourd’hui à la manière dont l’école prépare les enfants au monde de demain dont on ne sait pas grand-chose. J’aime les défis et je suis une fondue de politique, donc c’était pour moi!

- La politique, c’est véritablement votre fil rouge?
- Oui, c’est mon côté service public, je l’ai chevillée au corps. Je n’aurais pas quitté la profession pour un poste qui n’aurait pas eu un lien avec cette notion. C’était le sens de mon engagement à la RTS et désormais comme conseillère personnelle d’un magistrat. Travailler pour le bien commun et l’Etat, cela fait beaucoup de sens pour moi. Je reste très attachée à la RTS et je suis convaincue que nous avons besoin d’une redevance. Au moment où tous les médias tirent la langue, on a besoin d’une info d’excellence et exigeante.

- C'est quoi le service public pour vous?
- Dans le journalisme, il n'y a bien sûr pas que la RTS qui sert l'intérêt commun, mais c'est informer au mieux et permettre aux gens de se faire une idée de la manière la plus correcte qui soit pour qu'ils puissent voter en connaissance de cause. Comme conseillère personnelle, à ma toute petite échelle, ce sera de faire en sorte que, lorsque Frédéric Borloz quittera son poste, le département et donc la formation, les élèves, les enseignants se portent mieux qu'à son arrivée. Le système de formation en Suisse est fascinant, c'est un modèle pour l'étranger. On a des conseillers fédéraux qui ont fait un apprentissage, qui n’ont pas fait de hautes écoles. C’est exceptionnel. L’école doit offrir  des clefs dans un monde polarisé. 

- Vous êtes une des rares – si ce n’est la seule – à avoir présenté trois programmes de premier plan sur les deux médias historiques de la RTS, à savoir le TJ, «La matinale» et «Infrarouge». Est-ce une fierté?
- Non, c’est surtout beaucoup de joie, car cela fait vingt ans que je vais au boulot avec plaisir! Je ne sais pas ce que c’est que de m’ennuyer au travail. Je suis reconnaissante envers ceux qui m’ont proposé ces postes. Mais je sais aussi combien j’ai travaillé pour ça. C’est mon message aux enfants à la maison: rien ne vient sans sueur.

- Vous avez disparu de l’antenne plusieurs semaines cet hiver. Que s’est-il passé?
- J’étais épuisée, il fallait que je dorme! La matinale, c’est beaucoup de discipline: réveil en pleine nuit, vie professionnelle et personnelle organisée à la minute près, l’adrénaline toujours au maximum avec l’actualité qu’il faut saisir. C’est un des jobs les plus fabuleux que l’on puisse faire comme journaliste. Vous êtes au cœur de la news, il faut se battre avec l’info qui a bougé entre le moment où vous vous êtes endormie et celui où vous prenez l’antenne. Avec un mandat clair, présenter l’actualité à nos auditeurs mais aussi leur donner des pistes de réflexion pour la journée. Tout ça en deux heures de direct. Et la nuit, tout est différent, jusqu’aux amitiés professionnelles que l’on noue.

- Avez-vous reçu beaucoup de témoignages à la suite de votre départ de «La matinale»?
- Quand j’ai quitté La matinale, j’ai reçu un nombre de messages impressionnant avec des choses très touchantes. Les auditeurs nous remercient si chaleureusement… On se rend compte que l’on fait partie de leur famille. Beaucoup m’ont remerciée pour mon professionnalisme, un aspect qui m’a particulièrement touchée car c’est là que je place mon exigence.

Romaine Morard

Romaine Morard: «Je plonge dans un monde nouveau alors que je viens d’un autre dont j’étais une passionnée. J’espère y trouver la même flamme.»

Photographie: Blaise Kormann, Coiffure-Maquillage: Eloïse Marchese, Assistante: Letizia Furlan

- Quels ont été les moments particulièrement forts dans votre couverture de la politique?
- L’élection de Christoph Blocher: j’étais au balcon du parlement et nous avions la sensation de vivre l’histoire. Idem avec l’élection de deux femmes au Conseil fédéral, Viola Amherd et Karin Keller-Suter. En tant que femme, j’ai senti que c’était un tournant. Et puis j’adore les journées d’élections fédérales. Le moment où vous découvrez et annoncez en direct le visage du nouveau parlement… Avec mon collègue David Berger – un autre fou de politique –, nous en avions des frissons!

- Est-ce que l’antenne et l’exposition médiatique ne vont pas vous manquer?
- J’ai dit au revoir à tout cela lorsque j’ai décidé de quitter La matinale. Bien sûr que je me suis posé la question. Mais je n’ai ressenti aucun manque d’aucune sorte.

- Vous devenez collaboratrice personnelle de Frédéric Borloz, un job plus large que responsable de la communication: quelle est la différence?
- Je vais mettre mon cerveau à disposition de Frédéric Borloz! Je vais élaborer avec lui des stratégies, lui proposer des idées et l’aider à faire passer des messages. Je suis à sa disposition pour servir son mandat et faire en sorte que les projets qu’il porte suscitent l’adhésion, sur la forme comme sur le fond. Nous avons eu une conversation très franche sur ce dont lui avait besoin et moi j’avais envie. Il fallait être à 100% clair là-dessus, sinon je ne quittais pas la RTS. Nous nous sommes parfaitement entendus.

- Quels sont vos craintes et vos espoirs face à ce nouveau défi?
- Je plonge dans un monde nouveau alors que je viens d’un autre dont j’étais une passionnée. J’espère y trouver la même flamme.

- Votre départ de la RTS pour travailler avec un conseiller d’Etat, après celui d’Esther Mamarbachi – qui elle aussi a présenté le TJ et «Infrarouge» – rejoignant Fabienne Fischer à Genève, démontre-t-il quelque chose de l’époque?
- Je pense qu’Esther avait elle aussi très envie d’apprendre à faire autre chose. Moi, à sa différence, je n’ai eu qu’un seul employeur toute ma vie, c’est plutôt incongru à l’époque actuelle! Et c’est une dingue de politique comme moi, donc pas étonnant que toutes les deux nous ayons eu une telle envie. Je l’estime beaucoup et je l’ai d’ailleurs appelée avant de prendre ma décision.

- Comme tous les médias, la RTS n'est-elle pas en train de favoriser le web au détriment de ses métiers historiques, TV et radio?
- Comme tous les médias, elle doit trouver une stratégie pour faire face au digital. Personne n'a trouvé la recette miracle qui allie un modèle économique solide tout en captant le jeune public. Tous les médias tâtonnent, y compris les plus grands. De mon côté, je tiens au broadcast et mon projet de nouvelle émission allait bel et bien être diffusé en télé. Idem avec les podcasts, c'est génial pour l'audio et j'en suis une grande consommatrice. Mais rien ne remplace le live. En radio, le direct c'est la vie: je me battais à La matinale quand on me proposait des interventions enregistrées. 

- Votre départ est un mauvais signal pour la RTS. Après vingt ans de carrière en son sein, vous êtes un bébé RTS! Comment faut-il le comprendre?
- Cela n’a pas compté dans ma décision. Mon départ est vraiment lié à mon développement professionnel et à un peu de hasard, aussi. Si Frédéric Borloz était venu me chercher un mois plus tard, la fenêtre aurait été refermée, car j’aurais alors été complètement engagée dans la production de ma nouvelle émission et il aurait été trop tard pour reculer.

- Vous êtes une journaliste perçue plutôt à droite, alors que l’on suspecte toujours la RTS d’être trop à gauche. Votre départ est-il une mauvaise nouvelle pour ceux qui espèrent un certain équilibre de la chaîne?
- Je représentais le service public et la RTS. Donc, pour moi, je n’étais ni un homme, ni une femme, ni catholique, ni protestante, ni de gauche, ni de droite. Ça a été une exigence permanente pendant dix-neuf ans. Au pire, on peut me reprocher une tendance à être trop Valaisanne. Mais ce qui me guidait, c’était vraiment d’être dans mon rôle de journaliste du service public.

Romaine Morard

Romaine Morard: «Les victimes doivent pouvoir parler et être défendues. Les violences faites aux femmes sont un véritable fléau.»

Photographie: Blaise Kormann, Coiffure-Maquillage: Eloïse Marchese, Assistante: Letizia Furlan

- Reste que l’on avait l’impression que vous aviez une oreille plus attentive que la moyenne de l’institution pour le monde des entreprises, par exemple…
- C’est vrai qu’il reste difficile de faire passer certains thèmes à l’antenne. Il y a toujours cette suspicion qu’un patron qui passe à l’antenne fait sa pub, sans se poser la même question lorsqu’il s’agit d’un artiste, d’un scientifique ou même d’un politicien. Mais, à ce que j’en sais, l’économie sera bientôt mieux entendue à la RTS.

- Il y a du sexisme en politique: comment l’avez-vous vécu en tant que journaliste?
- La politique, c’est la vie. Donc évidemment que cela m’est arrivé de faire l’objet de commentaires ou attitudes désagréables. Quand on se retrouve les trois semaines de session coincés tous ensemble à Berne, politiciens et journalistes, il y a forcément des moments intenses. Le sexisme est présent dans les deux mondes, politique et médias s’entremêlent. Quand je suis arrivée à 27 ans au Palais fédéral, je ne me suis pas sentie moins bien lotie parce que j’étais une femme. J’ai toujours su gérer, mis à part un ou deux propos très déplacés. J’ai appris à mettre un pantalon et un col roulé pour avancer. C’était une autre époque: on en parle beaucoup maintenant, mais je n’étais sincèrement pas choquée par cela alors. Il faut dire que personne ne l’était…

- A quel moment avez-vous pris conscience que certains comportements n’étaient tout de même pas tolérables?- Quand des affaires de harcèlement sous la Coupole ont été révélées, nous nous sommes posées, avec deux amies journalistes, pour tenter de nous souvenir si nous avions été confrontées à de telles situations. De «il ne nous est rien arrivé», on a fini par «ah oui, quand même, c’était costaud». Mes collègues hommes m’ont aussi rappelé des situations dont ils avaient été témoins et pas toujours très agréables.

- Je me suis retrouvé invité lors d’un de vos TJ et un technicien avait une attitude détestable avec vous. Mais, comme souvent, juste à la limite de l’acceptable, ce qui fait que je n’ai pas su comment intervenir. Désolé pour cela. J’aurais dû intervenir?
- Il se passe parfois des choses incroyables juste avant de prendre le plateau. Que ce soit avec des invités ou des membres de l’équipe. Un politicien m’a fait une fois une remarque extrêmement déplacée et un de mes collègues, qui était présent, n’a pas su quoi dire non plus tellement ça l’a désemparé. Ce ne sont pas des situations faciles à gérer, pour personne. Mais je ne veux pas non plus noircir le tableau: la grande majorité du temps, tout se passait bien.

- Souvent, les femmes ne veulent pas passer pour des victimes et se refusent à évoquer ces situations. Ou alors elles préfèrent laisser couler, dans l’idée d’autoriser une certaine licence au sein de la société. Et vous, faites-vous partie du camp des «on ne peut plus rien dire»?
- Soyons clairs: les victimes doivent pouvoir parler et être défendues. Les violences faites aux femmes sont un véritable fléau. Après, si vous voulez parler de propos déplacés… Disons que je comprends ces gens qui en ont tellement ras le bol des interdits qu’ils finissent par se radicaliser. Ils vont même en faire des caisses, par hygiène intellectuelle. C’est leur moyen de dire: «La société veut m’amener à penser cela, alors moi, je vais résolument dans le sens inverse.» Mais on doit trouver un moyen de vivre ensemble correctement. Hommes et femmes, nous sommes faits pour nous côtoyer. Je ne suis pas en guerre contre les hommes, donc je ne vais pas exprimer ici toutes les horreurs que j’ai entendues. Quand les affaires de harcèlement en politique ont éclaté, je me suis demandé si je devais prendre la parole. Et je me suis souvenue qu’un jour j’ai planté mon talon dans le dos d’un confrère car il s’était mal comporté. Pour moi, j’avais fait le job à mon niveau, en temps et en heure.

- Les choses ont changé depuis cette époque?
- Oui, les choses ont beaucoup changé: il y avait une proximité très importante à l’époque entre journalistes et politiciens, c’était la manière de faire de la politique «à la Suisse». De la même manière que l’homme de la rue sait qu’il peut croiser un conseiller fédéral tout seul sur un quai de gare se rendant au travail. Les rapports au Palais fédéral sont désormais plus encadrés et plus limités à la sphère professionnelle.

Par Stéphane Benoit-Godet publié le 26 juin 2022 - 08:35