En partageant son histoire, elle aimerait se sentir enfin utile, aider d’autres personnes qui souffrent. Comme elle. Cela ne devrait d’ailleurs pas être permis de souffrir autant quand on n’a que 25 ans. De quoi parle-t-on? De la dépression. Trois syllabes, un simple mot, dit-elle, qui ne peut résumer à lui tout seul tout ce que revêt dans sa vie cette maladie. Car oui, Melody, avec ses grands yeux bruns, l’affirme: «La dépression est une maladie au même titre qu’un cancer... et on en meurt aussi. Pourtant, cela ne viendra à l’idée de personne de dire à un cancéreux que s’il y mettait un peu du sien, s’il était un peu plus volontaire et combatif, il pourrait aller mieux!»
Ces remarques, elle ne peut plus les entendre. «La volonté n’a rien à voir là-dedans et ce n’est pas contre soi-même qu’il faut lutter, mais bien contre une maladie!» affirme-t-elle. Elle se bat depuis tant d’années contre vents et marées, et les marées de la dépression, contrairement à l’océan, sont imprévisibles, incalculables, incohérentes. «Ma fille est dans une souffrance infinie et moi dans une impuissance infinie», confie Charlyne, sa maman, toujours à ses côtés. Toutes deux signent aujourd’hui un livre à quatre mains intitulé «Cancer de l’âme». Melody avait 12 ans quand elle a avalé son premier antidépresseur.
Depuis l’âge de 10 ans
Elle a une voix posée, Melody, un sourire engageant et franc, elle maîtrise le verbe, on lui donne d’emblée bien plus que ce quart de siècle inscrit sur son passeport. C’est difficile de croire que cette jeune femme communicative passe la plus grande partie de ses journées recroquevillée sur son canapé. «Je ne regarde plus la TV depuis des siècles, n’écoute plus de musique... je meurs à petit feu», écrit-elle dans le livre. En se sentant en plus coupable de ne pas être capable de faire un peu illusion, «coupable de ne rien faire d’autre que survivre»... «Tout au fond de moi, c’est un chantier... un énorme chantier et ce, depuis l’âge de 10 ans.» L’âge où sa famille vole en éclats avec le départ de son papa. La fillette va enchaîner les séances chez les psys et une première hospitalisation à l’âge de 14 ans. Rien n’y fait. Les tentatives de rencontres avec son père ne débouchent pas non plus sur une réconciliation. Melody se sent souvent incomprise par le corps médical, qui parle de somatisation, de manque de volonté, de besoin de renouer avec son père pour guérir ou de relation mère-fille trop fusionnelle.
Une fusion que les deux femmes refusent de percevoir dans un sens négatif. Elles se sont fait tatouer le même cœur, l’une au poignet, l’autre à la cheville. «Sans elle, je ne serais plus là, murmure la jeune femme. Ma mère m’a soutenue, écoutée, et surtout crue tout au long de ces années. J’avais le sentiment que ma souffrance n’était pas vraiment prise en compte. Existe-t-il des professionnels pas adeptes de la psychiatrie freudienne à Genève?» avance-t-elle non sans un certain humour.
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«Un truc pareil c’est inhumain. Comment oser penser que je fais des manières? Putain croyez-moi: en moi c’est la guerre!» Quelques phrases tirées d’un poème du livre. Charlyne, dans ses moments de grande solitude, et surtout pour ne jamais oublier, est même allée jusqu’à enregistrer les cris de détresse de sa fille en pleine crise. Des cris qui résonnent soudain dans le salon. Melody: «J’allais jusqu’à demander à ma mère de me casser une jambe pour que je sache enfin pourquoi je souffrais et qu’enfin ma souffrance soit visible!»
Une oppression permanente
Sur la table, des piles de son livre, traduit en allemand, en anglais, en espagnol, et qui témoigne d’une farouche volonté de faire connaître au monde entier ce drame de la dépression. «On a tout essayé pour qu’elle aille mieux», se désole Charlyne, qui évoque les séances d’électroconvulsivothérapie (électrochocs) que Melody était prête à accepter il y a deux ans mais qui n’ont finalement pas été mises en place, car non adaptées à son profil. Aucune des dizaines de démarches entreprises (hypnose, sophrologie, acupuncture, médecine douce en tout genre) n’a permis de soulager son état. Toute la question est là: on ne sait toujours pas, disent les spécialistes, ce qui se passe dans le cerveau d’un dépressif.
«Cancer de l’âme» a le mérite de nous plonger au cœur même de ce que peut ressentir une jeune fille à qui la dépression a volé une grande partie de sa jeunesse. Une jeune fille qui descendait parfois, par le passé, les nuits d’insomnie, à la cave avec des gants de boxe pour extérioriser sa douleur, mais aussi cette grande colère qui l’habitait, sans réveiller les voisins. La colère a disparu mais pas cette oppression douloureuse au creux de la poitrine qui ne la quitte jamais. Elle pointe le doigt sur son plexus. «Au début, je me frappais le sternum tellement j’avais mal, explique-t-elle. Entre 18 et 20 ans, je me disais que j’étais en train de louper ma jeunesse, de perdre ces années. Bon, l’insouciance, je l’avais déjà perdue très tôt...» Elle ajoute dans le même souffle que, malgré les envies suicidaires omniprésentes depuis des années, elle a toujours réussi à lutter contre. «Il y a tant de personnes qui donneraient tout pour passer une minute de plus sur cette terre, à l’image de ma grand-mère paternelle qui a beaucoup lutté, je ne me sens pas le droit de me retirer la vie, même si la mort, ce n’est pas le pire... Le pire, c’est la vie.»
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Tout n’est heureusement pas toujours aussi noir. Il y a de jolies parenthèses, comme ces voyages aux Etats-Unis avec sa mère et son frère dans les grands parcs de l’Ouest américain. Nager avec les dauphins au Mexique. Melody réussira également à passer son permis de conduire, une petite victoire sur la maladie. Mais la mort de sa grand-mère adorée à l’automne 2016 marque une violente aggravation de son état. Le sommeil qui déserte ses nuits, une fatigue «à en avoir des nausées», des somnifères inefficaces. «La plupart du temps, son visage est fermé, ses yeux sont sans vie et son corps ne ressemble plus qu’à une forme molle, un peu comme une poupée de chiffon», écrit Charlyne à la page 137. Une maman qui se désole chaque jour d’assister, impuissante, à l’enlisement de son enfant. «Melody est comme coincée dans une machine à laver en mode essorage!»
Echec des traitements
En 2022, l’espoir renaît pour la jeune fille quand on lui propose un traitement à la kétamine, un analgésique utilisé depuis cinquante ans dont on a constaté certains effets bénéfiques chez les dépressifs. Melody entame plusieurs séries par intraveineuse, non remboursées par l’assurance. L’espoir renaît, les premiers résultats sont encourageants. «Moins de pensées négatives, l’envie de refaire des activités, de pouvoir sortir de nouveau avec des amis», explique-t-elle. Quelques mois plus tard, un autre traitement nouvellement remboursé lui est proposé: l’eskétamine, sous forme de spray nasal. Celui-ci ne fait pas effet et Melody rechute. Elle retourne alors vers les perfusions de kétamine.
Au cours de cette reprise, elle sera suivie par une équipe de la RTS pour l’émission 36.9°. Malheureusement, les améliorations ne vont pas durer. Retour à la case prostration sur canapé avec Gribouille, le chat, son fidèle compagnon. «J’avais été solide pendant quinze ans, mais cet échec m’a complètement dévastée», relève la jeune femme, qui pensait voir son calvaire se terminer, vivre enfin une vie normale, reprendre des études, une relation amoureuse stable, et pourquoi pas un jour fonder une famille, son désir le plus cher.
Aujourd’hui, la quête de Melody a repris pour tenter de trouver la thérapie miracle. Elle met son espoir dans les traitements dits psychédéliques sous la supervision d’un spécialiste. Elle est en contact avec les HUG. «J’ai appris la patience», sourit-elle. Et quand elle ira mieux, cette jeune fille si mûre pour son âge espère que son expérience pourra aider à améliorer la prise en charge des personnes dépressives.
Sa mère assure que Melody a quand même réussi à quitter le mode essorage. Mais la porte du tambour reste encore bloquée.