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«Huis clos» VII

«Servir»

Dans le septième volet de sa chronique «Huis clos», l'humoriste romand Thomas Wiesel avoue qu'il était parti avec le masque à la protection civile, mais...

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Thomas Wiesel a d'abord tiré le masque en allant à la Protection civile. DR

Ma routine du confinement a pris un sacré tournant il y a trois semaines, à l’aide d’une simple feuille A4 jaune parvenue dans ma boîte aux lettres: convoqué à la protection civile pour deux semaines. J’étais à deux doigts d’écrire à notre ministre de la Santé pour lui expliquer qu’humoriste était un travail essentiel au fonctionnement de la nation et me faire dispenser. La protection civile et moi, c’est une grande histoire d’amour réciproque. Je râle quand je suis convoqué pour surveiller des barrières aux 20 kilomètres et eux râlent parce que je râle et ça ne donne pas une bonne image de la PC. L’année passée, j’étais tout content de ma fonction à la Fête des vignerons: écrire des articles décalés sur le dispositif de protection civile pour un hors-série du magazine de la police cantonale. Ce n’est que six mois plus tard que j’ai réalisé que «hors-série», ça voulait dire «on a inventé un truc qui va jamais sortir, pour t’occuper et pas que tu te plaignes». Et ça a marché!

Mais cette fois-ci, j’ai été affecté au CHUV, au cœur de la lutte contre le coronavirus. Enfin, au cœur, plutôt aux mollets, ou aux orteils: je suis dans une salle de réunion dans un bâtiment annexe et je rédige des PV, je transmets des messages, je tiens des cartes et je fais des tableaux Excel. Je ne vais pas recevoir de médaille pour ma bravoure, mais je me sens utile! Peut-être que je mérite la médaille rien que pour les réveils successifs à 6h30, pour un humoriste, c’est un exploit, digne de Parmelin qui réussit une phrase enchâssée au subjonctif du premier coup.

>> Lire l'entretien avec Thomas Wiesel: «J’ai adopté un rythme de vie plus serein»

J’ai été un maillon minuscule du système pendant deux semaines, mais j’ai pu voir celles et ceux qui le portent sur leurs épaules. Les regards déterminés au-dessus des masques, la buée sur les lunettes à cause de ces mêmes satanés masques, découvrir à la cafétéria le bas du visage de gens qu’on côtoie depuis une semaine (ah, tiens, il a un bouc lui), les corps fatigués qui se dirigent vers le métro en fin de journée, voire début de soirée les mauvais jours.

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  DR

J’ai pu visiter les unités de soins intensifs, dont les effectifs ont triplé et la configuration a été totalement bouleversée par le virus, du jour au lendemain, et comment tout a été mis en œuvre pour sauver le maximum de vies. Mais j’ai pu aussi croiser les agents de sécurité, les troupes sanitaires de l’armée, le personnel administratif, l’équipe d’entretien qui désinfecte sans cesse, les employés de restauration qui remettent de l’essence dans le moteur de tous les autres. J’ai signé le livre d’or des soins intensifs du CHUV en leur disant qu’on n’allait pas oublier ce qu’ils ont fait, et qu’on ne laisserait pas les autres oublier non plus. Je compte sur vous pour m’y aider.

Je me suis dit que j’avais bien fait de ne pas envoyer ce mail à Berset. Mes tâches n’étaient pas essentielles ni intenses, j’ai même souvent eu un peu de temps pour mes blagues durant la journée, mais chut, faut rien dire à mes supérieurs de la PC. En plus, ils m’ont même félicité pour mon travail, et aussi pour m’être tenu à carreau sur les réseaux sociaux pendant mon service. Oui, j’ai mis la barre tellement bas qu’il suffit juste que je ne fasse pas de conneries pour que je reçoive des félicitations. Le travail de toute une vie. Je cours le 10 mètres haies avec des obstacles de 8 cm.

Pendant deux semaines, j’ai servi à quelque chose, mais je me réjouis quand même de remettre à la cave ma tenue orange et kaki 100% tendance printemps-été 2020 et de retrouver mon vrai job. Faire rire les gens, c’est quand même nettement ce que je préfère, même si la situation me force à le faire à travers un écran ces temps. Mais si j’arrive à mettre quelques sourires derrière les masques de tous ces héros (Batman peut aller se recoucher, son masque lui couvre tout sauf la bouche et le nez, ça ne sert à rien, en plus, tout ça, c’est à cause de ses copines les chauves-souris), j’aurais l’impression de continuer à aider. C’est con, mais c’est aussi ça ma manière de servir mon pays (donc s’il vous plaît, arrêtez de m’envoyer des feuilles jaunes, merci).

>> Retrouvez la chronique de la semaine dernière: «Les coiffeuses et les coiffeurs d'abord»


Par Thomas Wiesel publié le 7 mai 2020 - 09:11, modifié 18 janvier 2021 - 21:10