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Le combat

«Tout ce qui permet de gagner de l’argent est dépecé»

Le Genevois Jean-Claude Vignoli raconte dans un livre sa lutte contre les trafiquants d’ivoire en Afrique. Un combat dangereux, au nom de la vie sauvage en péril, nécessitant des compétences d’agent secret ou de flic infiltré.

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Jean-Claude Vignoli a longtemps chasser les trafiquants d'animaux sauvages en Afrique

Au Musée d’histoire naturelle de Genève, Jean-Claude Vignoli pose devant un rhinocéros d’Afrique. Dont la corne peut avoir plus de valeur que l’or pour les trafiquants qu’il a combattus pendant deux ans. 

Julie de Tribolet

«On dirait qu’il est vivant!» s’exclame le gosse à la vue de l’éléphant gigantesque, impressionnant, et surtout très calme, ce qui, avouons-le, est parfaitement normal au Musée d’histoire naturelle de Genève. Ce jour-là, des classes d’enfants déambulent devant la beauté figée du monde animal. Une beauté qui s’effrite, s’effondre. Si les éléphants se comptaient par millions au début du siècle, il n’en reste que 415 000 aujourd’hui et 30 000 sont tués chaque année pour leur ivoire.

Ce que le gamin ne sait pas, c’est que le monsieur qui pose pour la photographe de L’illustré, juste à côté de lui, est un croisé des temps modernes. C’est en tout cas un peu comme ça qu’il se voit. Les impies d’aujourd’hui, ce sont les trafiquants d’animaux sauvages qui dévastent le continent africain. C’est ce que Jean-Claude Vignoli explique dans son livre «Pour une poignée d’ivoire». Il y raconte ses deux ans passés au sein de l’ONG Eagle (Eco Activists for Governance and Law Enforcement). Attention, rien d’une officine qui pond des rapports au kilo, mais plutôt une sorte de «mini-CIA», explique Jean-Claude, avec des méthodes de travail et surtout un recrutement dignes de ceux d’un agent secret. Filatures, traques, noms de code, pose d’un émetteur GPS sous la voiture d’un trafiquant, notamment en Côte d’Ivoire. Une des plus grosses opérations auxquelles Jean-Claude a participé, en janvier 2018, qui a permis la prise de quelque 300 kilos de «pointes» et la condamnation d’un trafiquant vietnamien notoire à 1 an et demi de prison. L’ivoire était caché dans des planches creuses et envoyé par bateau vers le marché européen ou asiatique.

Saisie d’ivoire dans un quartier d’Abidjan

Saisie d’ivoire dans un quartier d’Abidjan. Filature de trafiquants, pose de GPS sous leur voiture, l’activité de Jean-Claude s’apparentait à celle d’un agent secret. Ce jour-là, il a fallu fuir après l’arrestation devant une foule hostile.

DR

Quand on sait qu’une défense, qui peut peser jusqu’à 50 kilos, se monnaie de 800 à 1000 francs le kilo, qu’une corne de rhinocéros peut se vendre 150'000 francs, on comprend que le trafic d’animaux sauvages arrive en troisième position en termes de rendement après celui de la drogue et la traite humaine. Un combat de Sisyphe pourtant souvent frustrant. Même si Eagle ne s’attaque pas aux braconniers mais aux trafiquants, les gros bonnets, souvent à l’étranger, restent intouchables. «Dans ce métier, lorsqu’on tombe sur une piste chinoise, on sait qu’on grimpe vers les sommets olympiens où séjournent les dieux des réseaux de criminels, explique Jean-Claude. Le but d’Eagle est d’arrêter au moins un trafiquant par semaine et de gagner du temps sur l’horloge planétaire de l’extinction faunique.»

Rien ne prédisposait ce Genevois de 46 ans, né d’un père italien et d’une mère espagnole, à jouer les Indiana Jones du monde animal. Ecole de commerce, un premier emploi à la caisse cantonale AVS. «C’était formateur, c’est là que j’ai découvert les inégalités, même dans un pays aussi riche que la Suisse.» Après la mort dévastatrice de son meilleur ami, Jean-Claude décide de reprendre des études. Il obtient un master en relations internationales, puis fonde UPR Info, une ONG active dans la défense des droits humains. Il est aussi membre des Verts genevois. C’est sa période costard-cravate à arpenter les couloirs onusiens. Mais contrôler les virgules sur un document, ce n’est pas son truc. Il a envie de se frotter à la réalité du terrain. «Une vie sans risque me paraissait insipide», sourit-il.

La vision du documentaire «Virunga», racontant le combat de militants pour protéger les derniers gorilles, fait office de catalyseur. Tout comme son séjour en 2015 avec les rangers du parc kényan Tsavo. Découvrir la carcasse d’un pachyderme empoisonné à la sarbacane dont on a tronçonné une seule défense le révulse. «Les fibres nerveuses s’avancent loin sur la défense et la souffrance est terrible. L’animal peut mettre trois jours à mourir.» Tandis qu’il raconte, son regard se pose, nostalgique, sur l’éléphant du musée. «On n’est plus tout à fait le même quand on a rencontré un éléphant vivant. Moi, j’ai été éléphantisé!»

Un chef ranger du Kenya Wildlife Service explique comment tirer des informations d’un éléphant même en état de décomposition avancée.

Dans le parc Tsavo, au Kenya, un chef ranger du Kenya Wildlife Service explique comment tirer des informations d’un éléphant même en état de décomposition avancée.

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Mission à hauts risques

Eagle recrute Jean-Claude au Togo en 2017. Une incorporation éclair de trois mois, bien plus courte que les délais officiels. C’est que les compétences requises sont multiples: sang-froid, discrétion, don pour endosser le rôle d’un acheteur, capacité sans faille à s’adapter à la mentalité et aux coutumes africaines. Il va apprendre durant sa formation que tout ce qui permet de gagner de l’argent «est dépecé ou charcuté, à moins qu’il ne soit plus rentable de le garder vivant».

Sa première tentative de se faire passer pour un acheteur tourne court. Le trafiquant flaire l’embrouille. Puis ce sera une opération pour tenter d’empêcher un trafic de perroquets gris du Gabon. L’animal, intelligent et bavard, est très recherché en Europe. Revendu 500 dollars et payé 3 dollars à la capture avec une technique encore utilisée il y a peu en France: de la glu déposée sur les branches des arbres. «Beaucoup de perroquets en meurent, car les braconniers ne viennent pas toujours relever leurs pièges avant plusieurs jours, explique Jean-Claude. Ensuite, 60% meurent durant le voyage vers les oiselleries européennes.» Comment les trafiquants font-ils pour contourner les lois qui protègent ces espèces? «Beaucoup de certificats du Cites (Convention on International Trade in Endangered Species of Wild Fauna and Flora, ndlr), l’organisme qui régule le commerce de la faune et de la flore, sont des faux.»

 Réunion stratégique de travail des membres d’Eagle à Abidjan pour coordonner les futures arrestations de trafiquants

Réunion stratégique de travail des membres d’Eagle à Abidjan pour coordonner les futures arrestations de trafiquants.

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Corruption endémique

Mais la plus grande victime de braconnage du monde reste le pangolin. Un animal, rendu célèbre à cause du covid, dont les écailles sont très appréciées en Asie pour leurs vertus médicinales. Des 2 millions présents sur le continent, il n’en resterait que 100'000 spécimens dans toute l’Afrique. Il faut tuer 400 pangolins pour récolter 200 kilos d’écailles. Vendues entre 30 et 50 dollars le kilo. 

Jean-Claude Vignoli a aussi parfois eu peur pour sa vie. Comme dans ce quartier d’Abidjan où il se retrouve seul avec un trafiquant et un policier chargé de le conduire au poste de police. Avec une population hostile autour de lui, car les trafiquants font souvent vivre tout un quartier. Sans compter la corruption endémique, qui s’exerce parfois en direct depuis une cellule. Ou la crainte de certains policiers devant les pouvoirs supposés magiques de tel ou tel malfrat. On tombe des nues, à la lecture du livre, en découvrant que ce sont les fonctionnaires de police qui doivent payer les communications téléphoniques. Ou les membres d’Eagle qui sont contraints de trouver un cybercafé pour photocopier des centaines de pages de procès-verbaux à destination du procureur. Le Suisse avait souvent pour mission de faire parler les smartphones des trafiquants. En essayant d’utiliser toutes les maigres ficelles techniques à sa disposition, ainsi que les réseaux sociaux. 

Le refuge d’éléphants de Hartbeespoort Dam en Afrique du Sud

Au refuge d’éléphants de Hartbeespoort Dam, en Afrique du Sud, qui accueille des animaux handicapés. En Afrique, 30'000 éléphants sont tués chaque année pour leurs défenses.

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Après l’Afrique, l’Amérique du Sud

L’impression d’être «un éboueur invisible», écrit-il dans son livre. Evoquant encore ces interrogatoires vécus «comme des combats à mort entre deux animaux». «On n’en sortait pas indemne, confesse-t-il. Ma seule frontière à ne jamais franchir, c’était la torture.» Ironie du destin, lui qui s’était battu toute sa jeunesse avec son ONG pour faire sortir les gens de prison combat dorénavant pour les y faire entrer.

Aujourd’hui, il a changé de continent et travaille en Amérique du Sud comme journaliste. Une vie de sacrifices, de solitude aussi, ce qui ne gêne pas outre mesure ce lecteur de Spinoza pour qui «les relations ont toujours un goût d’inachevé». Il n’y a pas si longtemps, il a réussi à faire fermer au Pérou un faux sanctuaire où les animaux étaient chassés avant d’être parqués dans ce qui n’était qu’un piège à touristes. Une petite victoire parmi d’autres.

Au Musée d’histoire naturelle, les écoliers ont fini leur visite. Jean-Claude espère qu’ils auront encore la chance de voir un jour un éléphant vivant. En Afrique!

Livre de Jean-Claude Vignoli sur le trafice d'ivoire

L'ouvrage de Jean-Claude Vignoli «Pour une poignée d’ivoire».

Editions Favre
Par Patrick Baumann publié le 17 mars 2023 - 08:32